LE PEUPLE HAÏ Partie VII extraits

PARTIES I II III IV V VI VII

VII
Enki et Heneke
le dernier des Haïs
Dinah
fille de charité
Er
métamorphose du genre
le saumon sur la montagne
Tarara, le grand mur
Nam
un épilogue


 

Enki et Heneke

Les années tournaient rondement, années de cirque, surtout depuis le jour où Enki, le clown attitré du Cyclope Circus, qui était également jongleur et dompteur de chevaux, avait passé l'anneau du mariage au doigt de la trapéziste, Heneke.
Jusque-là, seul au milieu de la piste, la petite boule rouge sur le nez, les paupières comme deux grandes arcades et coiffé d'un chapeau melon, Enki faisait son numéro dans une respiration continue de questions et de réponses. C'était en quelque sorte un monologue dialogué, qu'il menait tambour battant avec la complicité du public, auquel il laissait à peine le temps de lancer des "ah !", des "oh! ", de crier des "oui ! " ou des "non ! " . Mais depuis qu'il était marié, Enki avait mis sur pied un nouveau sketch dans lequel il jouait les rôles de l'épouse bavarde et du mari muet ; il l'agrémentait aussi de quelques commentaires apitoyés en forçant sur les traits du martyr amoureux. Par exemple, il faisait toutes sortes de tentatives pour offrir une rose à sa femme, laquelle, emportée par son caquetage, ne lui prêtait guère attention. Cette rose, censée représenter sa passion, qui s'efforçait d'attirer sur elle un regard de Heneke, pissait des larmes ou se pliait en deux sous le poids de sa douleur. A la longue, Enki avait persuadé Heneke de quitter son trapèze pour qu'elle figure dans son propre emploi, histoire de rendre la scène plus réaliste. Ainsi, tandis qu'elle se vautrait dans son parlage comme si elle dévidait l'écheveau de son esprit, Enki se contentait de mimer son mutisme de chien obéissant. De fait, au début de ce nouveau jeu dramatique, dans le but de rendre à Heneke la tâche plus facile, nous étions convenus que je prendrais place au premier rang des spectateurs et qu'elle s'adresserait à moi, leur ami de longue date, comme elle avait coutume de faire quand je leur rendais visite. Ce stratagème aurait pour avantage d'accentuer les évidences comiques. Ce qui s'entendait à peu près comme ceci : Il me tue celui-là. ! Tu vois bien qu'il me tue! J'ai les nerfs fatigués. Mais tu crois qu'il s'en soucierait ? A quelle heure penses-tu rentrer, Enki ? ( L'œil pointé sur son époux ). Je sais, tu vas encore me dire à minuit, bien sûr. Mais enfin, tu sais bien que je ne supporte pas de rester seule dans cette maison au milieu des bois. D'ailleurs, je t'ai toujours dit que je n'en voulais pas de cette maison. Résultat : nous sommes endettés jusqu'au cou. On aurait pu se contenter d'un trois pièces dans un immeuble bon marché. Mais non ! Monsieur voulait construire. Tu vois un peu comme il est ! ( Disant cela, elle me happe du regard pour me ranger à son avis ). Sans souci, Monsieur ! Tranquille ! Résultat : tout repose sur mes épaules. Mais c'est que je n'en peux plus, moi. ! Je n'en peux plus ! Je te jure que je n'en peux plus. Au fait, tu as des nouvelles des Kalmok ? ( Un couple d'amis dompteurs qui possédaient deux jeunes lions ). Quels petits mâles formidables ils ont ! On dirait qu'ils les ont faits. Très posés avec ça, et qui obéissent au doigt et à l'œil. J'admire leur façon de dresser. A la fois souple et ferme. Du grand art. Kiki, n'oublie pas Kaklan'! ( Kaklan', c'était leur chien, un bâtard de petite taille à dominante Yorkshire qu'ils introduisaient sur la piste pour les besoins du scénario ). Si tu ne le sors pas, il fera partout. Et c'est moi encore qui nettoierai. As-tu fermé la porte du bas au moins ? Je te le dis parce que hier, elle est restée ouverte. ( Elle lui adresse un sourire assassin, puis se tourne de mon côté ). Mais leur cirque n'a pas bien marché. Elle, en tout cas, elle n'assume plus. Une fois elle s'est enfermée dans une cage, elle a dormi trois jours d'affilée. Lui, c'est un dompteur né, il ne reste pas en place. Il paraît qu'il veut lancer un nouveau cirque avec bisons, Indiens et Buffalo Bill... Mais elle, tu crois qu'elle est en mesure de le suivre ? Tu t'imagines si ça ne réussissait pas leur affaire ! En tout cas, j'aime mieux être dans ma situation que dans la leur. Pendant ce temps, Enki, écrasé sur sa chaise, ouvre la bouche comme un poisson hors de l'eau en train de s'asphyxier. Heneke parle, elle le mord avec ses mots. Enki grimace de douleur. Puis son visage se plisse, traits tirés vers le bas. Sa tête devient une boule de papier frippé. Et Heneke continue à lui décocher ses flèches. Elle ne voit rien, Heneke. Ni en lui, ni en elle. Elle sait seulement qu'il est là, elle ne remarque pas que, petit à petit, la chaise sur laquelle est assis son mari se désagrège sous le poids que ses paroles exercent sur lui. Elle est bientôt réduite à un petit tas de bois. Enki, à plat ventre sur le sol de la piste, lève par moment la tête pour tenter d'ouvrir la bouche, parler ou respirer. Puis il s'applique à reconstituer son siège. Et voilà qu'il prend son air bête, et cette fois ses traits sont complètement tordus... Alors je lui ai dit que je n'étais pas d'accord. Qu'est-ce que tu aurais fait à ma place ? Je lui ai dit que ça ne pouvait pas continuer comme ça. Il était bouche bée. Je te l'ai coincé celui-là ! Il fallait voir, il était vert. Impossible de me répliquer. Si ça continue, je lui ai dit, je vous mettrai tous les prudhommes aux fesses ! Vous croyez que je vais me laisser faire ? je lui ai dit. Eh bien vous vous trompez ! Le pauvre il n'en pouvait plus... ( Elle revient brusquement à moi, prend un ton inquisitorial ).Tu suis toujours ton régime ? Le jeûne, c'est ce qu'il y a de plus difficile. Quand est-ce que tu changes de voiture ? Prends-la claire : l'été, ça renvoie la chaleur. Tu ne voudrais pas la nôtre ? On te revoit quand ? Enki ne lève plus la tête. On a l'impression qu'il est achevé. Le public applaudit la performance de Heneke, sans compter qu'il doit beaucoup rire au portrait du mari en victime.
Il m'arrivait parfois de retrouver Enki et Heneke dans leur loge, alors qu'ils se préparaient pour une autre scène. Chacun était assis devant son miroir. Je profitais alors du moment où l'un et l'autre étaient dans l'impossibilité d'engager un discours, parce que l'un était, par exemple, trop concentré sur l'effet recherché d'un maquillage, tandis que l'autre était en train de boire à la bouteille son eau minérale préférée. Il me fallait vite me faufiler dans la brèche ainsi ouverte si je souhaitais être entendu. Alors mes mots s'infiltraient dans le point d'orgue inespéré laissé à ma disposition. Si j'esquissais une question sur un silence rendu fragile par la crainte d'être coiffé au poteau, une question du genre : Vous ne croyez pas que... la barrière me tombait brusquement sur le nez. Cette fois comme toutes les fois, invariablement et avec les mêmes mots.
Heneke à moi : Tu te rends compte, un peu ? En dix ans de cirque, je n'ai jamais vu ça. Si ça continue, il faudra faire fumer les singes pour attirer la clientèle .
J'avais l'impression qu'une main m'avait enfoncé la tête sous l'eau. Mon premier réflexe était de les planter là. Mais ils auraient été incapables de comprendre.
Enki à Heneke : On t'offre des fleurs maintenant ? Et des roses encore...
Heneke : Monsieur Guèb s'en met plein les poches. L'avenir du Cyclope, ça ne l'intéresse même pas. Il me tue ce type. Je vous dis qu'il me tue ! D'ailleurs il est bien trop vieux pour faire face à la situation. Vous croyez que le cirque familial a un avenir ? Eh bien ! vous vous trompez, je lui ai dit. Il est resté tout bête. Il était vert.
Enki : En piste pour les chevaux !
Heneke à moi : Alors, tu les as vus, les Kalmok ? Elle, elle est plus fragile qu'elle n'en a l'air. Kiki, j'espère que tu n'as pas oublié d'attacher le chien. Un amour ce chienchien. Un amour, mon petit Kaklan'.
Après quoi, Enki faisait tourner ses chevaux sur la piste, les faisait danser, sauter, marcher sur les pattes postérieures. Après quoi, Heneke exécutait ses acrobaties sur son trapèze. Des numéros menés rondement.
Après cinq années de pirouettes en l'air et de conversations soliloquées, Heneke fut enceinte. Un accident, certes, mais il fallait bien que la nature saisisse le couple au vol un jour ou l'autre. Seulement voilà : la petite fille qui lui vint, qu'elle nomma Noa-Noa, portait sur tout le corps un duvet sombre si inquiétant que Heneke y vit aussitôt la marque d'une fatalité implacable dont aurait à souffrir l'enfant toute sa vie, comme elle le craignit d'abord. Le docteur eut beau la rassurer en diagnostiquant un hypertrichosis, normalement voué à disparaître, elle n'était pas tranquille. Mais en attendant, ce qu'elle redoutait le plus au monde c'étaient les questions, les plus extravagantes questions qui se poseraient sous le chapiteau. Heneke serait-elle assez forte pour dissimuler longtemps l'anomalie à ses collègues du Cyclope ? Elle prit l'habitude d'habiller sa fille de manière à ne laisser apparaître qu'une infime partie de son corps, celle du visage où étaient les yeux - qu'on trouvait "d'un noir oriental " -, le nez - "beau comme une petite fraise" - et la bouche - naturellement "charmeuse". Et un soupçon de joue. Mais Heneke passait ses nuits dans les gémissements, à tâtonner dans les ténèbres, sans lumière, à errer comme si elle était ivre. Son enfant était née, un être humain, comme le petit d'un singe. Elle y voyait une injustice, une absurde malédiction. Elle se jurait bien de tout entreprendre pour sauver Noa-Noa de sa cage mais elle restait encore aveugle sur le chemin qui la mènerait à l'éclaircie.
On ne manquera pas de dire , pensait-elle, que j'ai forniqué avec Farry. Farry était l'unique chimpanzé du Cyclope. C'était, au demeurant, un singe fort sympathique auquel un premier maître avait appris quelques postures de yoga. Farry pratiquait à merveille les poses du cobra, de la sauterelle et du crabe, et Heneke riait avec les spectateurs de ses attitudes caoutchouteuses et de son air à la fois sérieux et triste quand il faisait son numéro. Mais de là à envisager ce que les autres supposaient... Il est vrai qu'elle éprouvait une étrange émotion chaque fois qu'il traversait la piste pour s'empresser de lui offrir la toile qu'il venait d'exécuter, comme le lui avait appris son second maître, lequel détestait le yoga et lui préférait la peinture moderne ( c'est pourquoi on changea son nom en Pablo à cause d'une troublante similitude que son professeur lui avait trouvée avec le profil crânien et l'allure générale de Picasso ). Inutile de dire que les tableaux ainsi conçus étaient dignes de figurer dans les plus avant-gardistes des galeries parisiennes. Toujours est-il qu'on pouvait s'interroger sur le fait que Heneke en avait accroché quelques-uns aux murs de son salon. Dans sa recherche effrénée d'explications, Heneke osait s'aventurer sur des terres effrayantes et noires. Elle ne s'interdisait rien. Au vrai, n'aurait-elle pas eu des pensées coupables en relation avec Pablo, des pensées qui lui auraient échappé et qui auraient fait leur chemin jusque dans son corps au temps de sa grossesse. Mais ce gouffre-là lui paraissait si sombre et si cruel qu'il dépassait l'entendement. Les spécialistes qu'elle consulta ne firent que confirmer ses appréhensions quant à l'avenir qui attendait Noa-Noa : elle serait dans l'incapacité de parler comme tout être humain si le symptôme persistait au point de troubler les mécanismes de l'apprentissage. Certains, parmi ces mêmes spécialistes, regardaient cette possible privation comme l'effet d'un déséquilibre entre l'oreille et la langue, autrement dit d'une surcharge forcée de l'écoute au détriment du libre jeu d'imitation et d'expression individuelle par la parole. Tu vois un peu ça ! disait-elle herberluée en s'adressant à Enki.Voilà que je parle trop maintenant. J'ai toujours laissé parler les gens, tout de même ! Tu parles bien, toi ! En tout cas, je ferai tout pour qu'elle puisse parler. En réalité, ces explications pénétraient mal dans le cerveau de Heneke. Elle persistait à croire qu'il lui suffirait de connaître l'origine profonde de l'anomalie pour faire un pas vers la guérison, comme si c'était elle qui devait guérir d'abord, avant sa fille. C'est en interrogeant sa propre mère qu'elle entrevit la vérité. Violée par un Crute lors de la Grande Catastrophe, un Crute horriblement poilu et brutal ( qui entrait sans doute dans la catégorie de ceux qui correspondent au proverbe : " Fort comme un Crute" ), la mère de Heneke avait mis au monde un petit garçon qu'elle s'empressa de faire disparaître en le noyant. Mais toute sa vie, l'image du petit garçon n'avait cessé de hanter son esprit. Pensais-tu encore à lui quand tu me portais dans ton ventre ? lui demanda Heneke. - J'y pensais. Et même je souhaitais la naissance d'un garçon pour réparer... L'aveu troubla profondément Heneke. Mais il eut pour effet d'apaiser un temps son sentiment de culpabilité. Un temps seulement, car elle replongea très vite dans ses spéculations en poursuivant plus loin en elle le sens de la condamnation qui la frappait à travers sa propre fille. De fait, elle avait tellement vécu hors d'elle-même, dans le spectacle permanent que lui offrait son métier, que l'exercice devenait aussi périlleux que si elle avait exécuté ses acrobaties les yeux bandés. Son mari avait beau l'exhorter à la patience, faire valoir son point de vue: Tu ne crois pas que... Heneke se servait de lui comme d'un mur sur lequel elle laissait rebondir ses propres interrogations. Elle avait pris l'habitude, une fois par semaine, de se soulager chez un spécialiste, toujours le même ; sorte de confession circulaire et sans fin qui recherchait son origine. Si le spécialiste se hasardait à lancer une question du genre : Vous ne croyez pas que... Heneke avait déjà sa réponse, il lui suffisait de la sortir du four et de la produire toute chaude. Un homme sans compétence, disait-elle de lui. J'ai l'impression d'être enfermée dans une cage et qu'il ne veut pas m'ouvrir.
Durant les toutes premières années, le duvet noir qui couvrait le corps de Noa-Noa s'estompa de lui-même, comme l'avait prévu le docteur (mais plus tard qu'il ne l'avait dit ). Une accalmie qui fut trop vite prise pour une guérison. Les montées d'angoisse recommencèrent quand, profitant de la nuit pour éclore, la toison destinée à remplacer le duvet arrachait à la petite fille des cris et des douleurs insupportables que semblait engendrer l'activité même de la pousse. Alors, c'était comme si la maison tout entière éclatait de ses hurlements. Chaque matin, Heneke trouvait dans le lit de Noa-Noa des touffes de poils. Et à chaque réveil, Noa-Noa, maintenant âgée de six ans, constatait avec épouvante les progrès que faisait sur son corps le lichen pileux. Ses jambes et ses bras noircirent , puis peu à peu son dos et sa poitrine. Les paumes des mains restaient glabres. Heneke ne pouvait s'empêcher de penser à Pablo qui ne manquait jamais de lui tendre sa patte - presque humaine - après lui avoir offert la toile qu'il venait de "peindre" ; il penchait alors la tête et prenait son regard d'amoureux triste qu'il plongeait dans les yeux de Heneke en un bref instant pour y découvrir son désarroi, comme une flèche qui atteint son but. Chaque soir et chaque matin, Heneke glissait sur le corps de Noa-Noa un coton imbibé d'un produit que lui avait conseillé M. Balibar, le vétérinaire du cirque, le seul qui avait eu droit au secret. Mais, à mesure que le temps passait, les questions harcelaient la petite forteresse familiale. On finit par tout savoir, et chacun y alla de son conseil. Jany, l'acrobate Jany qui dansait si admirablement sur le dos des chevaux en pleine course, lui donna une recette que lui avait transmise sa grand'mère originaire de Turquie : écraser un petit coléoptère longicorne aux élytres orange et à tête noire, qui vole généralement sur les épis de blés, et passer cette purée sur les parties atteintes. Les poils devaient tomber au bout de quelques jours. Mais ils ne tombèrent pas. Gobchô, le jongleur, préconisa de plonger la petite Noa-Noa dans l'étang de Urdub-Gölü, toujours en Turquie, et d'attendre que les poissons qui vivent là, les seuls au monde de cette espèce, nettoient avec leur bouche le corps de Noa-Noa de tous les poils superflus. Ne disait-on pas que les femmes du coin, qui se faisaient épiler les jambes par ces poissons, avaient une peau de bébé ? Heneke fit le voyage et constata que la toison de Noa-Noa ne semblait pas correspondre au goût de ces nettoyeurs cosmétiques, ou du moins qu'ils n'étaient pas de force à les arracher. Alors les uns conseillèrent de sacrifier un coq et de l'offrir à un pauvre pour attirer la faveur de Dieu ; les autres de baiser le mur extérieur de l' église Saint Grégoire l'Illuminateur en Tararie, en prenant soin d'en faire sept fois le tour... Rien n'y fit. Heneke restait seule avec son gouffre, un gouffre où elle-même glissait, emportée par le poids du mystère qui encauchemardait son existence. Alors, elle s'adressa à Dieu. Ecoute-moi ! Mais écoute-moi donc ! Pourquoi cette peau de ma fille qui est devenue sombre comme un singe ? Je suis saisie par la souffrance. Les gens du cirque crachent sur moi avec leurs yeux. Maintenant certains me proposent le crocodile, l'hippopotame ou l'éléphant. Je n'ose plus me présenter sur la piste à cause qu'ils me regardent avec fureur. Je ne pourrai plus voler sur mon trapèze. J'étais dans la lumière, maintenant l'obscurité est venue. Je pleure de ce qui a été fait de moi. Je pleure de ne plus comprendre. Je suis maudite. Et ma fille est maudite aussi. Pourtant j'ai baisé les pierres de ton église et j'ai offert un coq au premier pauvre que j'ai rencontré. Tu me tues. Je te le dis.Tu me tues... Et ainsi de suite. Comme elle avait toujours parlé. Car Heneke n'avait plus de silence en elle, plus de place en elle pour le silence, avant, et surtout depuis l'événement. Mais Dieu prit pitié d'elle. Et Noa-Noa guérit. Et elle devint une fille qui exhalait mille parfums. Heneke retrouva ses triomphes sur la piste, et retrouva Henki. Vint un soir où je leur rendis visite dans leur loge. Je souhaitais leur faire savoir que j'allais me fiancer avec Yoni, rencontrée en Inde et sur laquelle j'avais gardé le silence durant une année. Or, ce soir-là, j'eus le temps de dire que Yoni était indienne. Heneke avait déjà pris les devants. Une Indienne ! Ils ont bien la peau noire, les Indiens ? Puis, aussitôt, sans attendre ma réponse : Mais il me tue celui-là, lança-t-elle en parlant de Enki. Il me tue. Enki ! Enki, je te parle. Les tiroirs... Encore une fois. Tu oublies toujours de refermer les tiroirs . On voit tout de suite que tu es passé par là. On peut te suivre à la trace. Et puis, arrête de te gratter le nez comme ça! Où est Kaklan' ? Je ne vois plus Kaklan'.Tu sais bien que je ne supporte pas d'ouvrir la porte quand il fait nuit même pour l'appeler. Tu oublies toujours de le rentrer. Tu le fais exprès ou quoi ?Je ne suis bien que si j'ai Kaklan' avec moi. Tu le sais, non ?

 

Le dernier des Haïs

Quand il déboucha sur la Place Tchornaïa, Ishi Kourak se trouva devant une longue foule boudinée, véritable serpent humain à flanc coloré et dos noir, qui donnait l'impression de n'avoir ni tête ni queue comme si, de l'endroit où il se tenait, le commencement s'engouffrait dans la fin, ou inversement. Comment savoir ? Située sur une hauteur de la ville, la Place Tchornaïa procurait parfois au visiteur la sensation mystique de "monter" vers elle, c'est-à-dire de quitter "l'en-bas" pour accéder à un site sacré, véritable acropole où battait le cœur de tout le pays. En effet, l'enceinte aux puissantes murailles couvertes de briques rousses, percée par quatre entrées monumentales, enfermait les Maisons de Dieu, le Palais des Députés et divers édifices administratifs. Certains pavés de cette célèbre place avaient vu leur crâne écrasé par les sabots des chevaux mongols, par les pieds enchiffonnés des gueux insurgés contre les Guèb, par les bottes des armées populaires, puis par les culs de foules sans foi ni loi, et aujourd'hui par ces piétinements d'hommes et de femmes noirs qu'on aurait dit sortis tout droit d'un tunnel, ou d'un intestin qui les aurait moulés au passage. Cette agora, lieu névralgique des triomphes et des protestations, s'étendait au pied du plus long des quatre murs, celui-là même qui recevait un surcroît de rouge exaltation quand se levait le soleil. Mais ce que les rayons de l'aube faisaient surtout étinceler, c'était le marbre pourpre, venu d'Italie, d'un édifice situé au centre de ce mur, ancré dans un carré de sapins bleus et constitué de plusieurs cubes superposés, comme une pyramide sans sommet. En fait, c'était là que pénétrait le corps onduleux de la grande foule. Comme il était curieux de savoir ce que les gens cherchaient dans cet édifice rouge et qu'il n'aurait sans doute pas la patience de faire la queue pour constater la chose par lui-même, Ishi décida d'interroger une ou deux personnes parmi toutes celles qui attendaient si patiemment leur tour. Il eut vite fait de constater que ce qui lui était apparu de loin comme un serpent à flanc coloré et dos noir, n'était en réalité qu'une suite compacte d'Africains portant des boubous bariolés. Or, toutes les personnes qu'il questionnait tournaient la tête et refusaient de répondre, de crainte sans doute d'avoir affaire à un journaliste. Ishi remarqua assez vite que tous prenaient un air gêné ; à l'accablement qui marquait le visage de certains d'entre eux s'ajoutait parfois la honte. Mais comme le cortège était composé d'une succession de groupes ethniques, Ishi dut reconnaître que tous ne se comportaient pas de la même façon dans leur marche lente vers l'édifice de marbre. Les uns palabraient avec force jeux de manches comme sur un marché ; les autres murmuraient au plus près des oreilles voisines aussi contrits qu'en confession ; d'autres encore marchaient sans parler, et inversement, ou parlaient en marchant, et inversement. Toujours est-il que l'attitude adoptée paraissait refléter la manière dont chaque ethnie interrogeait quelque chose de grand, de fatal et de sacré, quelque chose comme la mort.
De guerre lasse, Ishi se mit à longer la chaîne dans le but de faire la queue. Il en suivit longtemps les sinuosités. D'abord sous les ormes et les tilleuls qui se dressaient dans le parc Alexandre. Puis, en descendant la rue du Manège et en côtoyant l'amphithéâtre de l'Odéon. Il rejoignit le fleuve Zankou, l'accompagna sur cinq cents mètres et se retrouva bientôt devant l'église Saint Arzou le Bienheureux, à l'autre bout de la Place Tchornaïa. De fait, la file d'attente ne comportait aucune fin. Ishi comprit qu'après avoir accompli un tour complet selon le périmètre de l'église, elle prenait son départ aux abords du fleuve, puis côtoyait l'amphithéâtre, remontait la rue du Manège, etc... L'anneau humain qui déambulait autour de l'édifice religieux à pas paresseux semblait si hermétique qu'Ishi pensa qu'il ne serait pas de force à s'ouvrir une brèche pour y introduire son corps. On murmurait autour de lui, sans doute parce qu'il était Blanc et qu'on se demandait ce qu'il pouvait bien faire là. Il réussit toutefois à emboîter le pas aux hommes de ronde. Insensiblement son esprit tout entier s'imprégna du climat quasi tropical dans lequel baignait son corps, devenu corps parmi ces corps qui fleuraient les sueurs primitives de l'Afrique... Il se laissa entraîner par le mouvement giratoire, mimant le train des peuples nus, les sens investis par des odeurs, des bruits et des rêves de brousse jusqu'au vertige. C'est ainsi qu'il tourna plusieurs fois, ratant la sortie au passage, et toujours, par l'effet tourbillonnaire de la danse, poussé par le dos pour être maintenu à l'intérieur du cercle. Alors se fit entendre un gong puissant et ombrageux ; ses ondes vibrèrent dans l'air épais de la place ; c'était la grosse Horloge aux chiffres et aiguilles d'or qui occupait toute la tour de l'entrée est, celle qu'on appelait la Grande Entrée, par où passaient les officiels, les délégations, les soldats et les prêtres. Onze coups suivirent ; Ishi surgit de son sommeil africain et creva sa bulle. Quelques instants plus tard, comme quelqu'un qui force une porte, il poussa de l'épaule l'homme qui lui barrait la sortie vers le courant principal et s'immergea dans le fleuve noir aux miroitements colorés. Maintenant ses pas se rapprocheraient de l'édifice rouge, ou inversement. Il en était sûr.
Au bout de quelques minutes d'attente, Ishi dut constater que les hommes processionnaient sans vraiment avancer, du moins qu'ils se souciaient peu de gagner du terrain ou de presser le pas. Ils traînaient d'une allure indolente, pleine d'une langueur marasmatique. Par chance, voyant les corps s'écarter devant lui, Ishi s'infiltra aussitôt dans le passage et fendit le long couloir humain, où s'engrenaient mille parfums : le pourpre vif, le noir d'ivoire, les chargés, les sombres, les pâles, les chatoyants... Mais pourquoi s'écartaient-ils de la sorte ? La réponse qu'il se donna était signe de lucidité : sans doute Ishi puait-il, aux yeux et au nez des autres, la laideur de sa propre anomalie, odeur de bouse hollandaise ou blancheur grise de dentelle mal lavée. On pouvait y voir une autre raison : la volonté farouche qu'ils avaient tous de se débarrasser d'un microbe en lui ouvrant la route vers l'émonctoire final. C'est ainsi qu'il traversa mille et une Afriques. Un adolescent parmi les gens d'Umtata, crotté comme un garçon de ferme, s'informa auprès de Monsieur Ishi sur la nécessité de rentrer le cheval de Monsieur à l'écurie. Plus loin, Ishi rencontra des femmes au cou annelé d'or, à la démarche lente et respectable. Parvenu à l'humanité d'Eersel, il entendit une grosse dame à béret rouge et chaussures de ville blanches qui interrogeait sa voisine : Dizou ! Dizou ! Tu le vois celui-là. Il s'est trompé de trottoir, non ? Et Ishi avançait. On va le jeter aux crocos de l'empereur ce cul blanc ! protesta un homme qu'il avait malencontreusement bousculé. Certains le chassaient vers l'avant d'un coup de poing dans le dos. Mais souvent on lui cédait le passage sans mot dire. Comme il s'était tout de même essoufflé à franchir le pas de ces peuples presque immobiles bien qu'ils fussent tournés vers la tête du cortège, il fit halte au beau milieu d'un groupe de femmes, toutes dotées d'un regard couleur de terre cuite, la tête couverte d'un tissu noir ou indigo, toutes affectées par l'oppression du désert, forcées à l'errance, en quête de sol humain. C'est ainsi qu'il reçut des noms lisses, sinueux, caressants ou rebelles, des Amina, des Hadiza, des Adaoualaïss, Tida, Zara ou Tebele... L'œil de ces femmes tâtait au plus près l'esprit d'Ishi comme s'il épousait ses intentions pour mieux les subvertir. Il ne s'attarda pas plus longtemps et, poursuivant sa route, il atteignit des populations bien plus pauvres, comme ces Iks, tellement amaigris par les privations qu'ils vieillissaient à une vitesse vertigineuse vers une mort sans masque, vers une fin qui n'accordait aucun sursis. Certains n'atteindraient pas l'autre bout du cortège, c'était sûr ; on abandonnait les cadavres sur le côté, des enfants sans âge, des vieillards prématurés, frère ou sœur, fils ou fille, époux ou épouse, avec lequel un frère ou une sœur, un père ou une mère, une épouse ou un époux avait refusé de partager le bol de millet qui l'eût aidé à survivre, préférant le conserver pour lui-même, afin de rendre plus fort le fort et le faible plus faible qu'il n'était. Ishi côtoya bientôt une vieille femme, ni tout à fait blanche, ni tout à fait noire, le visage comme une ruine, aux plis dans tous les sens et les yeux comme deux traits. Comme elle répétait : Mon Dieu, où sont les miens ? Mon Dieu, où sont les miens ? il eut l'impression d'avoir déjà entendu cette folle quelque part. A ce moment-là, il vit émerger la pointe de l'édifice rouge...
Il estima qu'il ne lui restait qu'une centaine de mètres à parcourir. Des badauds badaudaient sur la place ; de petits attroupements s'étaient constitués, sans doute en fonction du sujet qu'on y débattait, les uns y prêtant leurs oreilles, les autres leur langue ; d'autres hommes, agglutinés autour d'un guide, écoutaient ses bras, qu'il avait anormalement longs, faire d'amples mouvements, du nord vers le sud, et inversement, pour montrer la démesure et la solennité du lieu, sans doute, ou celles de l'époque. Cette fois, Ishi eut du mal à se glisser dans la foule aussi librement qu'il avait pu le faire jusque-là. Devant lui, les hommes et les femmes se concentrèrent de plus en plus fermement, la face tournée vers l'édifice, avec des mines recueillies. Certains pourtant susurraient des paroles. C'est notre dernier, dit l'un. -Crois-tu qu'on le verra vivant ? dit un autre. Réellement vivant, je veux dire, ajouta-t-il. Il y avait tant d'angoisse dans ces mots qu'ils n'arrivaient plus à respecter le silence claustral qu'aurait mérité l'approche du temple rouge. Deux jeunes soldats montaient la garde de part et d'autre de l'entrée, impeccables et clonesques, au point que celui de droite ressemblait à celui de gauche, et inversement.
Avant même de descendre les quatre marches qui donnaient accès à une première salle transpercée par une colonne centrale dont on ne distinguait ni le sommet ni la base, une puanteur de zoo vous sautait au nez. Le défilé se réduisait progressivement à une marche en spirale sur un rang, qui tournait autour du pilier et s'enfonçait par un escalier étroit dans une salle située au sous-sol. L'odeur musquée s'imposait de plus en plus, mais à mesure qu'on descendait, elle paraissait se marier à des fumées de cigarette. Et puis, les gens pleuraient en silence ou lançaient de petits cris exprimant pitié, tendresse ou nostalgie. Ils se laissaient même aller à caresser les barreaux dorés d'une cage cubique dont Ishi n'apercevait encore que la partie supérieure. Mais quand il eut descendu trois marches, il le vit.
Ishi crut reconnaître un chimpanzé, un vieux chimpanzé étendu sur de la paille, dans la position du Bouddha couché, tirant goulûment sur une cigarette, avec la pulpeuse pompe aspirante de sa gueule. Le contour rouge de ses paupières lui donnait un air de malade humain. Comme il était arrivé au bout de sa cigarette, il tendit la main pour qu'on lui en offrît une autre. A son insistance, proche de l'imploration, on sentait que c'était une question de vie ou de mort. Mais celle qu'on lui présenta fut aussitôt déchiquetée. On se moquait de lui ou quoi ? La seconde fut la bonne, je veux dire appréciée, une cigarette de marque américaine. C'est notre dernier, dit une femme. - Oui. Notre dernier. Après lui, il n'y aura plus d'Afrique. L'Afrique ne sera plus l'Afrique. Puis viendra notre tour... renchérit un vieil homme à tête de sage, qui portait sur sa poitrine un insigne ayant la forme du continent africain et traversé de haut en bas par trois bandes de couleur : le rouge, le bleu et l'orange.
Les gardes avaient ordre d'empêcher toute immobilisation, ils menaçaient les plus lents de leur fouet. Aux quatre coins de la salle circulaire, quatre soldats au garde-à-vous lançaient à tour de rôle des commandements sur le ton d'une visite guidée.Vous découvrez la nudité de votre frère, qui est celle de votre père et celle de votre fils ! criait le premier. Le second enchaînait aussitôt : On ne s'attarde pas sur son passé ! On ne marine pas dans son jus ! Le troisième tirait sur la voix en forçant, ou inversement, bien sûr : Soyez saaaiiiints ! Quant au dernier, qui aurait eu statut de premier si j'avais commencé par lui, de second dans un ordre différent, ou de troisième, le dernier faisait écho au second par la hauteur de voix, voix obscure, neutre ou tranchée, voix prophétisante : Celui qui se nourrira par le feu sera brûlé par le feu ! Craignant de tourner plus qu'il n'était permis, c'est-à-dire une seule fois, autour des grilles, les gens exécutaient sagement leur passage. Ils s'échappaient ensuite de leur mouvement tournant et s'engageaient dans un tunnel, prenaient un escalier, puis se retrouvaient à l'intérieur de l'enceinte aux hautes murailles de briques rouille. Ishi sentit sa respiration se libérer : la puanteur et les nostalgies, l'attente suante et religieuse de ces foules infestées d'images narcissiques, le spectacle de ce singe malade de la fumée des hommes... tout lui avait été insupportable. Mais maintenant il avait à quitter ces remparts qui enfermaient d'autres murs, Maisons de Dieu, édifices administratifs et Palais des Députés ; et dans ces ruelles, ces petites places, la foule formait les mêmes attroupements ethniques qu'à l'extérieur. Par bonheur, l'Horloge se mit à sonner , assez pour lui indiquer la Grande Entrée, ou la grande sortie, comme on voudra.

 

Fille de charité


Il dit : Faites-moi la charité de coucher avec moi. Je suis aveugle depuis l'âge de sept ans. Mes mains n'ont jamais vu un corps de femme. J'ai senti à votre voix que vous étiez celle à qui je pouvais faire cette demande.
Nathalie Zabigaï fut interloquée par la prière de l'aveugle dont elle tenait le bras pour le guider. C'était un beau dimanche de Pâques, le soleil éclatait sur le parvis de la Cathédrale Sainte-Sophie, les cloches sonnaient, les gens portaient leurs plus beaux vêtements.
Vous êtes interloquée par ma prière. Il ne faut pas. Regardez autour de vous. C'est un beau dimanche de Pâques, le soleil éclate sur le parvis de notre Cathédrale, les cloches sonnent , les oiseaux chantent, les gens portent leurs plus beaux vêtements. Et la vie vous fait des promesses. Tandis qu'à moi, elle ne fait rien, la vie... Je suis sur des chemins d'errance, et il me manquera toujours quelque chose. De voir les formes, les couleurs, et puis la lumière. Oui, on peut tout imaginer. Mais les formes, les couleurs, la lumière manqueront toujours. Imaginer ne remplacera jamais le monde tel qu'il est. J'entends dire autour de moi que la femme est une si belle chose qu'elle se présente comme une invitation à aimer ce qui est encore plus beau que son propre corps. Mais moi, à cet égard, je suis resté un enfant de sept ans.Vous avez du bonheur dans votre chair. Je le sens à votre main . Elle concentre la chaleur de votre jeunesse. Non, ne me lâchez pas ! Surtout ne me lâchez pas ! Conduisez-moi jusqu'à vous et plus loin encore que vous. Je vous en prie. Considérez cette demande comme tout à fait inhabituelle dans votre histoire... Pour l'instant, faites semblant de me guider, il faut me sortir de cette foule ; les gens trouveront ça très bien. Après une messe de Pâques, guider un aveugle, vous pensez ...
Nathalie avait écouté, et maintenant ils s'éloignaient de l'église, dans une avenue bordée de marronniers en fleurs. Manifestement c'était l'aveugle qui orientait la marche, qui entraînait la jeune fille dans son labyrinthe. Un homme d'une trentaine d'années, plus petit qu'elle, de type méditerranéen. Il portait des lunettes noires derrière lesquelles il paraissait cacher sa propre nuit. Comme si c'était un déguisement. Et pourquoi pas après tout ? Mais en même temps, Nathalie se disait qu'elle avait été choisie, sans savoir sur quel signe. Sans savoir que l'homme avait respiré sa douceur ; qu'il la sentait à présent pencher sa tête avec grâce ; qu'elle avait un regard qui embaumait la compassion.
Il dit encore : Qu'avez-vous appris dans votre église ? Qu'il faut aimer son prochain, n'est-ce pas ? Et si c'était moi votre prochain ? Après tout, moi aussi on m'a jeté sur le bord de la route. Des charlatans m'ont attaqué. Des chirurgiens incompétents, une opération ratée, et maintenant me voici sans yeux. Comme si on m'avait mutilé, comprenez-vous ? Il s'arrêta de parler le temps de quelques pas. Puis il recommença : Je vous demande un peu de votre lumière dans mon tunnel. Je ne peux pas vivre ainsi plus longtemps. Sinon, comment tenir ?
Elle demanda : Quel est votre nom ?
- Donovan. Denis Donovan. Mais en fait j'ai peut-être le nom de tous ceux que vous avez suicidés. Et qui sait, dans le fond, si je ne suis pas un des multiples visages du Christ. Je l'ignore moi-même, voyez-vous... Mais je vous le dis car vous autres, vous êtes encore tellement éloignés dans le raisonnable. Je suis celui qui met à l'épreuve vos messes du dimanche. Celui qui vous somme d'être. Tant que l'Evangile ne sera pas mis en acte, vous accumulerez des mots sur d'autres mots .
Ils marchèrent à travers des rues et d'autres rues, au pied d'immeubles qui étaient comme de grands murs pleins de races condamnées. Un moment, Donovan, qui avait lâché le bras de son gracieux fantôme, avec sa canne en éclaireuse devant lui, frappa le sol à gauche d'un poteau qui venait à sa rencontre. Nathalie le tira de côté juste à temps. Elle pensa que c'était là une preuve suffisante pour ne pas douter de sa cécité. Car elle n'osait pas imaginer le contraire. Ils atteignirent un quartier de la ville inconnu d'elle. Bientôt ils se trouvèrent devant une porte.
L'aveugle demanda : Nous sommes bien devant le numéro 2O ?
- Oui. Le numéro 2O.
- Vous m'avez accompagné jusqu'ici. Vous acceptez donc ma proposition ?
- Je n'accepte rien. Et je n'ai rien à refuser. Mais qui me dit que j'ai affaire à un aveugle profondément malheureux ?
- Je ne suis pas un aveugle profondément malheureux. Mais quelqu'un sur votre chemin. Et vous êtes sur le mien aussi. La balle est dans votre camp.
- Mais il existe des femmes pour ce que vous me demandez !
L'aveugle eut un geste lourd. Il s'attendait à cette protestation.
- Je ne vous demande pas de vous prostituer à moi. Je vous ai désignée et c'est tout.
Alors, Nathalie Zabigaï ouvrit la porte et pénétra dans la maison. Un geste qu'elle devait faire d'autres fois encore dans son existence. D'autres fois pour d'autres hommes enfoncés dans le destin de leur injuste anatomie. Des mutilés, des boiteux, avec une préférence pour les petits artistes un peu fous.

 

Métamorphose du genre...

Camille dans le train vers Lyon... Des paysages si précipités que ça lui griffait les yeux ; des maisons et des arbres, des poteaux électriques et d'autres arbres, des routes, des champs, des collines, des vaches blanches... aspirés immobiles dans un puissant vertige, perdus à jamais et qui renaissaient plus loin. On était là, puis au-delà, ailleurs. Camille tourna le dos à la fenêtre, mais sur la vitre de la porte coulissante ça glissait encore, cinglait son corps, à vive allure traversait sa tête, des maisons et des arbres, des poteaux électriques, des vaches blanches... Pour échapper à l'insupportable, il fallait s'asseoir et s'immerger dans un livre, plonger la tête dans le sable, l'esprit au fond des mots, et ne donner à voir que son corps. Mais le train roulait dans son crâne, une fine sueur couvrit son front.
Lire il ne pouvait plus. Sur l'autre banquette, un petit garçon, bien calé dans son coin, posait sur Camille ses yeux de chien battu, de bête innocente et mystique. Près de lui, il y avait le grand frère, enfoui dans l'histoire d'une bande dessinée. Tous deux bien mis, mais lui, le petit garçon, portait des vêtements équivoques, aussi durs, aussi lourds qu'un bois de chêne. Ensuite venait la mère, droite et pointue, aux yeux d'acier. Puis le père, absent, absorbé, assis à l'antipode, le père, lisant lui aussi, un journal, le père, sérieux, un Monde.
Camille jeta un coup d'œil à sa montre. Il était midi. Arrivée dans une heure. Dans une heure, quatre jours avec Louys, quatre jours pleins, ensemble dans un même nœud. Dans une heure... Petite goutte d'éternité .
Alors, comme un paquet de vent, le train s'engouffra dans le premier tunnel. Une nuit infernale et glacée qui roulait sur son corps, une nuit de 8 décembre, rue du Bac, l'obscurité tout autour, le froid obscène jusqu'au fond, après une dispute avec son père, puis renonçant à tout, à l'université, au travail, aux parents, à tout...
Le train revint au monde et Camille reprit conscience de son voyage, son livre tombé des mains. Tout bascula au moment de se redresser après avoir saisi le livre : le père et son journal, la mère aux yeux d'acier, les deux garçons... tous projetés au plafond puis reprenant leur place, remontant et redescendant, plusieurs fois de suite, ainsi pendant une trentaine de secondes. Camille ferma les yeux, eut très mal, toutes ces années d'une vie excessive qui explosaient tout à coup dans sa tête en mille images... Et la danse insensée se calma.
Le petit garçon continuait à l'examiner, les yeux collés sur son visage, obstinément jusqu'à le perforer, jusqu'à regarder dans sa vie. Camille en ressentit un terrible malaise, se précipita hors du compartiment et courut vers les toilettes.
Vint le second tunnel où le train pénétra aussi fatalement que dans le premier, fouillant le trou noir de sa langue, dans une fougue rageuse, une obscure jouissance à entrer dans le sein de la terre, toute la nuit de la terre s'écartant au passage, dans un forcement pour qu'elle cède, comme une coque, qu'elle livre son fruit lumineux. Le wagon, violemment embrassé de toutes parts, subit une secousse puis mille vibrations. Camille chancela. Un bruit rauque enveloppait le corps d'acier. Quelques minutes encore, rien qu'une poignée de minutes, et Louys, étincelant, se dresserait sur le quai . Et Camille plongerait dans ses yeux. Tenir jusque-là ! Tenir ! Le miroir lui renvoyait une tête blanche, creusée par la maigreur. Sans doute un effet de ces derniers mois. La faim, le froid, cet appartement humide qu'on lui prêtait... Ou le résultat de ces longues journées d'acharnement à pénétrer, de phrase en phrase, dans l'histoire la plus noire de la misère humaine...
Le train retourna dans le jour, et Camille voulut regagner sa place. Mais tous les compartiments se ressemblaient, toutes les têtes aussi... La nausée. Il fallait remonter le couloir, inspecter les cases, saisir un signe, la marque distinctive absolue. Les gens près des fenêtres rêvaient dans les ruées du paysage. Camille s'épuisait à fouiller dans sa propre tête, en quête d'un visage, un seul, le visage attaché à son compartiment. Mais sa tête avait été violée, son corps avait perdu toute énergie.
Le train se mit à ralentir, tandis que se multipliaient les maisons. Peu après, il s'engagea mollement dans le fourreau d'un troisième tunnel. Camille plaqua son dos contre la paroi et se maintint le plus fermement possible pour ne pas s'écrouler. Son visage, incrusté dans la vitre comme un portrait dans son cadre, l'effraya plus intensément que tout à l'heure quand il était dans les toilettes. Des creux et des bosses couverts de peaux. Des yeux tapis au fond des orbites. Au point d'être méconnaissable sous ces oripeaux de chair, même pour Louys. A moins que Louys ne voie au-delà, l'invisible. Le tunnel lui enfonçait dans le visage sa nuit et ses éclats d'argent, ce roulement martelé, acheminement inéluctable vers le jour définitif, le jugement en pleine lumière d'un face à face sans paroles, devant Louys, sur le quai d'arrivée. Bruits qui raclaient ses oreilles. Ses mains serraient la barre d'appui, son corps emporté dans une aspiration inconnue...
Alors vint le troisième jour, triomphe lentement révélé d'objets saisis par la luminosité. Sur le fleuve, sur les façades, sur les mille poteaux électriques, et les centaines de fils, et sur le toit majestueux de la gare, coulait un miel à profusion. Et dans les corps aussi. Le signe qu'on arrivait. Les voyageurs s'agglutinèrent dans l'étroit couloir. Ils défilaient devant Camille, lui marchaient sur les pieds sans s'excuser, des valises se frottaient à ses jambes, des odeurs de bouche et de sueur agaçaient ses narines...
Camille ! Tu te dépêches, voyons ! Remue-toi un peu ! Il faut toujours que tu traînes... Camille se sentit fouetté. Qui parlait ? Immobile, à deux pas, les yeux plantés dans son visage, c'était le petit garçon du compartiment, saisi aussitôt, emporté par son père vers la sortie. Dépêche-toi ! Tu entends ! dit celui-ci. Voix coupante. La mère aux yeux d'acier et l'autre garçon suivaient.
La voie enfin libre, le couloir enfin déserté, Camille se traîna vers la sortie, comme un vieillard, ou comme un enfant maladroit. Une fatigue inconnue qui engluait ses membres. Les marches du train, chaque marche, lui coûtaient d'horribles angoisses. Il lui faudrait atteindre un charriot sur le quai, s'agripper à son squelette et attendre que Louys apparaisse. Ses yeux se brouillaient, mais sa vue, par intermittence, portait encore très loin. Sur le quai, le même soleil foudroyant. Bientôt Camille aperçut la silhouette lente qui concentrait sur elle toute la lumière du monde et la réfléchissait, pleine d'amour et de grâce. Elle glissait, glissait sur les eaux noires du goudron, et Camille sombrait de plus en plus, les bras tendus et les mains assoiffées.
...
Sur la main sèche de Camille, Louys remarqua pour la première fois une étrange tache foncée, comme un lichen.
le saumon sur la montagne
Il descendit avec ceux qui le suivaient et se trouva bientôt devant la grande foule de ses frères, nés dans la multitude des peuples, et qui étaient venus pour l'entendre et pour être guéris de leur maladie. Alors, il leva les yeux sur eux et se mit à leur parler :
Nous aimons notre montagne, car ses neiges qui font les rivières donnent à l'eau un goût qu'on ne rencontre nulle part. Nous avons grandi dans ces eaux-là, à l'abri du monde, assez longtemps pour que notre chair s'imprègne de la saveur qui y règne, puisque les pierres immergées s'y diluent lentement comme des sucres. Nous vivions alors dans un écrin de muscles chauds, et parfois des musiques de bulles dansaient autour de nous. Voilà notre mémoire. Notre mémoire autant que nous vivrons...
Mais un jour, une violence incroyable se mit à contracter les eaux. Et des mains ennemies nous poussèrent pour nous expulser vers l'aval. Un arrachement qui nous fit mal à la mémoire. Par la suite, abordant des rives nouvelles, nous avons senti le froid nous brûler. Il nous fallut fuir l'épouvante et nous lancer vers l'inconnu, affronter l'air douloureux tandis que se déchirait la poche des eaux. Nombre d'entre nous sont morts dans cette débâcle. L'accalmie vint avec des eaux plus vastes, mais si vastes que certains s'y sont perdus.
Or, voici qu'aujourd'hui des vibrations nouvelles parcourent votre demeure. Beaucoup y perdent la tête, n'ayant qu'une idée, une seule idée, retrouver la source, l'eau d'origine et son goût. Vous remonterez le fleuve avec l'obsession de ceux qui ne vivent que pour voir un jour leur mémoire coïncider avec les lieux. Vers l'amont ! Vers la montagne! Vous fonderez là-haut de nouvelles générations, vous renaîtrez dans votre passé, quitte à vous épuiser sur le chemin de votre retour. Les chutes ne sont rien à franchir, ni le grizzly qui ressemble tant à un homme et qui pourtant n'en est pas un...
Vous avez faim aujourd'hui, la vue de votre montagne vous rassasiera. Vous pleurez maintenant, et vous baignerez demain dans votre joie. Vous serez riches de votre pays retrouvé, mais votre mort vous trouvera dans le deuil. Consolés demain, mais de quoi sera fait l'après-demain, qui dure éternellement, si votre soif ici-bas se contente d'eau au goût de terre ? Ceux qui admireront votre histoire agiront comme leurs pères qui écoutaient les faux prophètes. Car si la vie est comme l'eau qui tourne sans cesse sur elle-même, que dire de ceux qui se fixent, amoureux de l'immobilité ?
Tarara, le grand mur
J'étais parvenu au pays de mes pères. La neige couvrait le sol, les arbres et les maisons. J'ai marché dans l'épuisement jusqu'au monastère de Khor Virab ( qui veut dire caverne profonde) où je comptais me reposer quelques jours avant de reprendre ma route vers l'Ouest. Le Tarara brillait comme un diamant ; la lumière du ciel bleutait ses plis. Je marchais, vivant dans la merveille vivante, me disant qu'il ferait bon ici oublier le monde, dans l'amitié de cette montagne. Ombre de Dieu.
J'ai quitté la route après avoir longé le flanc oriental du Tarara. Un petit bois et tout à coup la plaine, avec, dans le fond, le monastère debout sur son rocher. Forteresse rectangulaire, une tourelle à chaque angle, et en son centre l'église pointant son toit conique à l'image de la montagne. Des moutons, marrons ou blancs, la tête basse, cherchaient des herbes sous la neige. Tous avaient leur corps parallèle au Tarara, comme une rivière dont le courant suivrait l'obstacle d'un mur.
Je frappai à la porte du monastère. Un frère vint m'ouvrir. En pénétrant dans la cour, j'eus l'impression d'être au cœur d'un monde immobile : le sol, les murs, le mont, le ciel. Ou peut-être autre chose.
Le frère me conduisit à l'intérieur d'une petite bâtisse collée au rempart sud. Au fond, une ouverture dans le sol suivait la ligne du mur verticalement, je descendis par une échelle. Le trou s'évasait, devenait une pièce en forme de bouteille. C'était là, paraît-il, Dieu manifesté à travers la souffrance d'un homme, et cet homme ne cessant de nous offrir Dieu en retour depuis des siècles. J'ai prié... Puis je suis remonté.
De nouveau la plaine à perte de vue. Des milliers de croix portant des couronnes d'épines, rangées comme dans un cimetière militaire, un fleuve dur qui nous coupait de l'autre côté. Je m'en inquiétai auprès du frère car, pour traverser le Tarara, je devais franchir cette haie.
C'est ici le bout du monde, me dit-il. Pour atteindre l'autre côté, il faut beaucoup d'amour. Autant peut-être qu'il en existe là-bas. Sans doute voulait-il dire qu'on n'aborde pas l'inconnu sans une application absolue de son être. Mais que savait-il des mots qu'il venait de prononcer ?

 

Nam

Il pleuvait... Pluie de mousson. L'obscurité bouchait la fenêtre située juste derrière Monsieur Wilstaff, professeur de mathématiques au lycée français de D., ma nouvelle affectation. Dans la cheminée, des bûches de pin craquaient, sifflaient, suaient. Nous étions assis au fond du salon, au milieu d'une longue table couverte d'une nappe blanche brodée de fleurs, l'un en face de l'autre. Monsieur Wilstaff vivait au premier étage d'une villa entourée d'arbres. Il parlait, il buvait, à peine s'il touchait aux plats.
Là, à droite, mon bureau ; mon lit au fond ; mes toilettes. En bas les femmes. Ca jacasse, ça ne fait que jacasser. Et ta ta ta et ta ta ta... D'ailleurs, l'étage leur est interdit. Sauf si je les appelle. Les " femmes" , affectées au service de Monsieur Wilstaff, s'étaient succédé pour nous monter les plats ; d'abord une de quarante ans environ, puis deux jeunes filles de dix-huit ans ou peut-être moins.
Monsieur Wilstaff m'initiait au Viet Nam, ma nouvelle vie.
Tard dans la soirée, quelqu'un vint frapper à la porte. On ne s'en aperçut pas tout de suite à cause de la pluie. Mon interlocuteur ouvrit ses grands yeux germaniques, exorbités par la surprise : Qui ça peut être, par un temps pareil ? Il cria en direction de l'escalier pour appeler les femmes, gueula un nom. Il était incapable de décoller de sa chaise, alourdi par l'alcool qu'il avait ingurgité depuis le début du repas.
La femme de quarante ans vint ouvrir, intriguée elle aussi. Une femme du même âge qu'elle, ou à peu près, vieillie sans doute par les duretés de son existence, apparut dans un imperméable ruisselant d'eau. Pieds nus sur le tapis d'entrée, elle n'osait pas avancer, elle souriait d'un sourire plein d'humilité, et je vis que des dents lui manquaient. Elle ôta son fichu tout en parlant à l'autre femme qu'elle semblait connaître.
C'est ainsi que je rencontrai Thi Nam.
Reprenant son souffle, l'air désespéré, Thi Nam expliqua qu'elle cherchait du travail, que les instituteurs français qui l'employaient venaient d'engager une "nouvelle", une fille plus jeune, ce qu'elle considérait comme une manière de la congédier.
Monsieur Wilstaff avait très vite saisi tout le tragique de la situation. Il aimait qu'on fasse appel à lui comme au seigneur du village, comme au plus avisé, au plus influent, au plus humain des hommes.
Comme Thi Nam continuait de parler, il fit un geste de la main pour l'interrompre. Ta ta ta. J'ai compris. Calme-toi . Thi Kiem donne-lui à manger. Et maintenant disparaissez ! Je vais voir ce que je peux faire .
Les deux femmes descendirent l'escalier qui conduisaient au rez-de-chaussée.
Pas bêtes, hein ! nos petits instituteurs. En somme, elle n'était pas à leur goût. Mais ce n'est pas une raison non plus. Thi Nam, je la connais. Tu peux laisser de l'argent chez toi, tu le retrouveras intact. Elle a toujours travaillé avec des étrangers, Américains ou Français. Elle connaît la musique. Quatre ou cinq gamins à élever. Pas de mari. Est-il mort ? Est-il viet ? Je n'en sais rien. Puisque tu cherches une bonne, en voici une, je te la recommande. La cuisine ne sera pas raffinée, mais pas mauvaise pour autant. Tu n'auras pas à t'en plaindre. Prends-la !
Une bonne ! Je n'avais jamais eu de gens à mon service. Mais ici, comment faire autrement ? Les marchands m'auraient trompé sans vergogne. Nous autres, les étrangers, on nous voyait "venir". On nous attendait pour nous piéger au prix fort.
Monsieur Wilstaff a fait appeler Thi Nam ; je lui ai dit que je l'engageais, que j'habitais la villa située à cinquante mètres d'ici, près du pylône.
C'était une maison sans étage, perchée sur une butte, qui dominait la dernière rue goudronnée avant la forêt. Mon bureau occupait un angle à deux fenêtres dont l'une surplombait rizières, cultures et vallonnements, avec dans le fond, un couple de montagnes considérées comme les plus hauts sommets de la région, deux cônes noirs qui émergeaient d'un océan d'arbres.
Avec Thi Nam, les jours se déroulaient sans accrocs. Elle avait deviné ma façon de vivre et s'y conformait avec intelligence. Contrairement aux usages qui régissaient le travail des gens de maison engagés par les Français, Thi Nam rentrait chez elle sitôt servi le dîner, pour s'occuper de ses enfants.
Je vivais isolé du gros de la communauté française, à l'antipode du quartier sud de la ville. Les résidences étaient assez proches pour favoriser des rencontres presque quotidiennes. On s'invitait à qui mieux mieux autour d'une table composée presque exclusivement de plats, de vins et de fromages européens.
Comment éviter de sacrifier à ce rite moi aussi ? Mais c'était mettre Thi Nam dans l'embarras. A vrai dire je comptais sur une invitation pour en faire une occasion de rupture avec mes collègues.
Thi Nam ignorait les subtilités de la cuisine française, elle faisait de son mieux. Un jour, aux trois invités que j'avais à ma table, elle présenta un très ordinaire poulet-frites-salade en s'excusant auprès d'eux de ses médiocres dispositions culinaires. Il faut dire qu'elle était mal tombée : une Gasconne dans la quarantaine, fine bouche, qui avait su mettre ses deux "boyesses" aux fourneaux et les mener comme un chef d'orchestre ; un jeune Parisien, épicurien trouble et élégant ; enfin un professeur d'histoire qui exhibait des convictions socialistes et qui n'en possédait pas moins un sérieux coup de fourchette.
Thi Nam se retira discrètement dans sa cuisine et aussitôt mes trois invités se déchaînèrent à voix basse.
- C 'est ça ta bonne ? Franchement, je ne vois pas pourquoi tu nous en parles en bien si souvent . Un poulet-frites-salade, c'est d'un commun ! commença la Gasconne.
- Des bonnes, renchérit le Parisien, il n'en manque pas pourtant. Elles n'attendent que ça. D'ailleurs nous, nous n'avons pas hésité à remplacer les nôtres. Et maintenant ça va mieux.
- Il faut dire, en effet, que ce n'était pas très original . Par ces mots, l'historien-socialiste espérait se placer dans le camp des deux autres.
Le verdict était tombé ; une condamnation sans appel. J'eus beau prendre la défense de Thi Nam : son honnêteté exceptionnelle, sa discrétion... rien n'y fit. Non. Il fallait être masochiste ou bon Samaritain pour s'obstiner comme moi à garder Thi Nam en dépit du bon sens. J'aurais pu leur opposer que Thi Nam était veuve, qu'elle avait à sa charge quatre enfants. Mais ces justifications n'auraient pesé d'aucun poids contre le réquisitoire ; un argument, tout juste une forme d'apitoiement sans rapport avec le bien-être auquel j'avais droit, après tout.
Au moment de prendre congé, la femme me lança un sourire, les yeux obscènes, comme deux bouches suçantes. La voiture s'éloigna, je fermai le portail, j'avais eu mon occasion de rupture.
Thi Nam finissait de nettoyer la table. Elle s'excusa d'avoir si mal reçu mes amis. Je lui fis comprendre que je n'avais aucune raison de me plaindre et que, au contraire, tout avait été comme je l'avais souhaité. Puis j'ajoutai, sur le ton d'une interrogation amicale : Au fait, Thi Nam, vous avez bien quatre enfants ?
- Non. Cinq Monsieur.
- Comment cinq ?
- A moi, deux filles et deux garçons. Un autre garçon, six ans, orphelin. Parents morts pendant Têt. Lui resté tout seul.
- Bon. Rentrez chez vous maintenant. Vous finirez de ranger demain .
Quelques instants plus tard, Thi Nam trottinait sur la route, son chapeau conique sur la tête et son sac dans une main. Son imperméable lui donnait une silhouette droite et fragile. Elle se mit à accélérer le pas ; dans l'air, des nuages noirs commençaient à se coller aux collines et aux arbres.
Or le matin suivant, Thi Nam ne revint pas. Une convocation la retenait dans les bureaux de la police. Elle fut questionnée durant des heures ; on se méfiait de ces gens qui, à l'image de Thi Nam, menaient une vie ordinaire, si ordinaire que son insignifiance donnait l'impression de sonner faux.
Thi Nam avait été dénoncée par le photographe chez qui, un mois auparavant, elle avait déposé des pellicules appartenant à ses anciens maîtres, les instituteurs. Sur certaines prises de vue figurait le drapeau ennemi, le plus haï de tous les drapeaux.
Thi Nam eut beau se défendre, jurer qu'elle ne savait pas tenir un appareil, qu'elle n'en avait jamais possédé, on refusait de la croire. On ne la lâcherait pas avant qu'elle n'ait craché le morceau. Elle avait contre elle d'avoir "perdu" son mari et d'habiter un quartier pauvre de la ville, le plus grand vivier de révolutionnaires .
Pourtant, sur la mort de son époux, elle possédait des preuves. Des papiers officiels. Mais ces papiers ne suffisaient pas à démontrer qu'il était mort effectivement. Ils servaient peut-être à couvrir son passage chez les autres. Et Thi Nam se mit à raconter comment il était mort, en s'étant couché sur le bord de la route, la redoutable route du col, toute une nuit, près de son camion en panne, tout simplement parce qu'il avait pris froid et que son mal l'avait emporté après plusieurs jours d'une méchante fièvre.
Les instituteurs ne vinrent pas témoigner. Le petit garçon qu'on envoya chez eux pour les y inviter en avait bien rencontré un, mais celui-ci, sous prétexte qu'il allait chercher les autres, avait disparu.
Thi Nam dut se battre toute seule, avec sa voix, avec sa vie, recommencer son récit plusieurs fois jusqu'à ce que les policiers se lassent de son obstination.
A son retour, je lui exprimai mon étonnement ; c'était si inhabituel un tel retard chez Thi Nam. Elle s'excusa sans pour autant évoquer l'épisode de la convocation. Je l'appris plus tard par la bouche de Monsieur Wilstaff qui était, comme à l'ordinaire, au courant de tout.
Les absences de Thi Nam reprirent l'année suivante, d'abord sporadiques, puis de plus en plus longues et répétées. Cette fois, elle m'en donna la raison : sous la peau de sa petite fille étaient apparus de minuscules points rouge sombre. Anh Lynh me les avait elle-même montrés le jour où les enfants de Thi Nam avaient déjeuné à la villa. Je les avais conduits au lac en voiture et c'est en me tendant sa main qu'Anh Lynh avait attiré mon attention.
Au début, Thi Nam ne manifesta aucune inquiétude, elle maintenait son visage dans l'expression de réserve que je lui connaissais. Pourtant, quand, de mon bureau où j'écrivais, je la voyais étendre le linge, j'arrivais à percevoir dans ses yeux une évidente lassitude mêlée d'absence ; parfois même elle arrêtait son geste pendant quelques secondes et restait figée.
Au fil des mois, Anh Lynh devint de plus en plus blanche, d'un blanc de porcelaine. Comme elle s'affaiblissait, nous étions convenus de la garder à la villa durant la journée. Elle jouait avec le chien ou écoutait sa mère lui chanter des berceuses.
Thi Nam avait tout essayé avant de se résoudre à la confier à l'hôpital. Anh Lynh dormait dans un grand lit, petite comme une poupée japonaise. Assise à son chevet, sa mère attendait, réduite à l'impuissance. Le docteur américain que j'interrogeai me dit sur un ton neutre : Pour la petite, oui, c'est grave. C'est très grave . Ce jour-là, de retour à la villa, le chien hurla à la mort pour la première fois. Anh Lynh devait mourir de leucémie trois mois plus tard dans le sud. Et Thi Nam revint travailler à la villa. Elle dit : Elle pas souffrir. Endormie en attachant sa chaussure. J'imaginai les petites mains d'Anh Lynh en train de se débattre avec les lacets et, de guerre lasse, perdre la partie.
Anh Lynh disparut quelques mois à peine avant le déclenchement de l'invasion générale sur les hauts plateaux, une sorte d'inondation qui marchait inexorablement, un déferlement jusqu'à la mer. La panique s'empara des gens. Sur la route qui conduisait à la côte, des voitures surchargées d'hommes, d'animaux et d'ustensiles domestiques se succédaient en une chaîne ininterrompue. Les " montagnards" eux-mêmes quittaient leurs forêts par tribus entières pour se réfugier en ville, pieds nus, transis de froid, couverts d'une vieille couverture trempée par la pluie, et portant dans leur hotte tout le nécessaire. Ils avaient marché des heures durant pour fuir les combats. Comme on ne savait pas où les mettre, ils furent parqués sur le terrain de football, tout près du court de tennis, situé en contre-haut, sur lequel jouaient quatre Français tout de blanc vêtus.
Peu après, nous avons reçu l'ordre de faire nos valises pour être évacués sur la capitale par avion. Thi Nam savait qu'après mon départ la villa serait pillée par les gens du voisinage ; elle me conseilla de mettre mes affaires à l'abri. Les meubles seuls furent abandonnés sur place. Mon chien irait rejoindre la troupe des autres chiens que leurs maîtres, Américains ou Français, n'avaient pu emmener. Ils allaient d'abord errer sans comprendre jusqu'à ce qu'on les attrape pour les manger. A la banque, nous avons attendu des heures avant de récupérer l'argent déposé pour Thi Nam, une petite somme qui lui permettrait de survivre quelque temps. On ferma les portes et le portail de la villa avec des chaînes. C'était fini.
Je reconduisis Thi Nam jusqu'à son quartier. Elle me dit adieu en souriant d'un air triste, me laissant voir ces vides que faisait dans son sourire l'emplacement des dents qui lui manquaient. Puis elle disparut dans la masse spongieuse des baraques qui s'agglutinaient sur un coteau, entre le lycée français et un couvent.
Je ne souhaitais pas quitter la ville sans rendre visite à Monsieur Wilstaff une dernière fois. Il n'avait rien changé à ses habitudes, l'agitation extérieure ne l'avait pas contaminé. Je le surpris dans son bureau en train de lire un roman français, une bouteille de whisky à demi entamée se dressait au milieu des livres et des papiers.Il dit : Je ne pars pas. Il faudra qu'ils viennent déloger le vieux. Ils vont voir ça ! Je partirai contraint et forcé. C'est que j'ai du monde ici ! Quatre gosses, tu entends ! Quatre! Ca commence à en faire du monde, non ?
Monsieur Wilstaff réussit à tenir trois mois. Trois mois durant lesquels je vécus dans la capitale en attendant une éclaircie. Thi Nam ayant appris que je me nourrissais mal, me fit parvenir de la viande et des fruits avec même un couteau à plusieurs lames. J'ai gardé le couteau.
Pour moi, elle fut cette Matriona dont parle l'écrivain russe. Ce juste sans lequel il n'est village qui tienne.
Ni ville.
Ni peuple...

 

Un épilogue

 


Dionys cherchait l'ombre des arbres, leur fraîcheur après les zones brûlantes. La végétation qui noyait le village de Vathi se raréfiait, et la route, de plus en plus nue, méandrait jusqu'à la mer. Une mer invisible et présente. De temps en temps, il s'arrêtait pour boire, pour mouiller le linge qui protégeait sa nuque, pour s'enduire les cuisses de crême, pour se talquer les pieds. Le passage des voitures soulevait des poussières blanches qui gênaient sa respiration. Il traversa un pont de pierre, pénétra avec soulagement dans l'ombre d'une colline et se trouva devant une terre plate, aux maigres arborescences, que le soleil martelait. A partir de ce moment-là, il s'engagea dans la chaleur, un feu blanc à perte de vue. Après une bonne heure de marche, il aperçut un premier bras de mer, sorte de ruissellement horizontal, une vibration d'écailles ininterrompue. La dure luminosité qu'il affrontait depuis des heures n'avait pas de fin. Le couvent de Chrissoskalitissa était là, 90 marches dont l'ultime en or pur, une table dressée sur un rocher, architecture laiteuse en amitié avec le ciel, au-dessus des déchirements marins. Dionys ne souhaitait pas s'interrompre, mais terminer sa route jusqu'à la rencontre des eaux pour qu'elles lèchent ses blessures de leurs langues salées.
Surgit alors un kafénion, aquarium offert à la soif du voyageur. Là, d'un mot, d'un seul, universel, sucré et pétillant, il commanderait la boisson salvatrice, puis une autre, et la même encore une fois, au tenancier grec perdu dans cet Arizona marin. Il posera son sac sur une chaise, il s'effondrera sur une chaise voisine et laissera éclater dans sa gorge les bulles de gaz mêlées au liquide. Mais la porte était close, personne à l'intérieur... Dionys appela, irrité par la déception. Il manquait de souffle. Sa langue était grosse, ses lèvres avaient un goût de sel, la sueur perlait sur ses yeux. Il se remit en route, dans une Afrique sans hâvre ni rivage.
Et pourtant... Le second kafénion apparut bientôt, perché sur une hauteur. Elafonissi ! Elafonissi ! se répétait Dionys à la vue du vaste mur bleu qui s'imposait à lui maintenant. Il n'avait plus de force, il sentait battre son cœur, battre sa tête, le corps tout entier en proie à un fébrile ébranlement. Il eut beau se désaltérer, le mal était dans la place. Il parcourut les derniers cinq cents mètres avec peine et jubilation ; ses chaussures lui étranglaient les chevilles, ses yeux baignaient dans des scintillements sacrés. Sous les arbres, quelques gens et, au-delà d'un maigre chenal, un îlot blanc taché de toisons vertes, couché dans l'eau de tout son long. Et puis, à une dizaine de mètres, une femme, étendue sur le dos, corps nu pointé vers l'horizon, peau cuivrée, pailletée de diamants, une jambe couvrant l'autre, les seins gorgés de suc, une main dans les cheveux, l'autre ouverte à la lumière, au soleil absolu comme une orange, debout sur la mer, qu'elle semblait avoir enfanté. Dionys marchait vers elle. La mer... Déesse ! se disait-il, Déesse ! Laisse-moi voir ton visage. Enfin ton visage... Il avait soif encore, et il était fatigué, la gorge blanche, l'œil en pointe, vide, complètement vide comme une poche qui veut se remplir, va s'écraser, boire le sable.
Il n'eut pas le temps de poser son sac, il s'effondra. Des gens accoururent, ils le transportèrent sous un arbre. De sa bouche sortait une écume. Il avait un regard terrifié. Qui était-il ? On voulut savoir. L'homme qui trouva son portefeuille tomba sur une photographie de femme entièrement nue, prise de face, debout devant une étendue de mer. Une photographie déchirée, de sorte que la femme n'avait plus de tête.

1985-1995

 

 

 

Extraits : Voyages égarés

Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6

Le Peuple Haï 1 2 34 5 6 7

Une année mots pour maux Octobre 1 Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre 2 Couverture

 

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