Une année mots pour maux - Décembre

Petites crucifictions de Décembre (extraits)

 

Petite crucifiction du 5 décembre


Sitôt rentré chez moi, je me mis à écrire aux adresses qui m'avaient été indiquées. On me demandait de fournir à des gens que je ne connaissais pas des arguments pour qu'ils se saisissent de moi en contrepartie du bonheur de vivre libre qu'ils m'accorderaient le reste du temps. Ils seraient ainsi chargés de me procurer tout l'ennui dont je n'avais pas besoin mais qui était nécessaire au commun des mortels pour échapper à la servitude d'avoir à chercher sa pitance. Chez eux je vieillirais dans l'aigreur encore quelques années jusqu'à l'âge requis pour qu'ils se débarrassent de ma personne. J'avais bien, en leur écrivant, quelque doute sur leur intérêt à me rencontrer pour la bonne raison que j'exposais dans mes lettres des qualités que d'autres, issus des mêmes convocations, leur avaient exposées dans des lettres sensiblement identiques. A la longue cela devait susciter dans leur tête des sortes de rengaines sans consistance qui ressemblaient à des concentrés soigneusement mis sous enveloppe et expédiés à travers le temps à l'adresse de quelque ethnologue des temps modernes pour qu'il décrypte nos obsessions, nos peurs, nos mensonges. J'écrivais à l'aveugle et mes lettres partiraient vers des villes dont je découvrais le nom pour la première fois et où je savais que je ne mettrais jamais les pieds. Mais comme il me fallait écrire ces lettres pour justifier de mon appartenance communautaire aux "yeux" des organisations qui me restituaient si savamment les sommes qu'ils avaient prélevées sur mes années antérieures d'activité, j'écrivais sans compter. Je leur disais à tous qu'ils auraient la chance de m'avoir, et pour ma part celle de me consacrer corps et âme à la réalisation de leur objectif. J'avais même pour devoir de le leur prouver en leur signalant toutes les bonnes actions que j'avais accomplies jusque-là, que j'étais un assidu, un acharné, un pur optimiste, et de surcroît efficace tant les expériences accumulées étaient loin de me faire défaut. J'étais persuadé que ces affirmations auraient tout l'effet escompté dans l'esprit de mes lecteurs, à moins qu'ils ne sentent à travers mes mots la petite faille, la minuscule dérision qui les conduirait à mettre en doute ma propre sincérité. En ce dernier cas, ils ne répondraient sûrement pas à ma lettre, flairant l'imposture ou sentant je ne sais quelle autre supercherie. Et ils auraient forcément raison.

Petite crucifiction du 6 décembre


Ces lettres m'avaient demandé tellement d'efforts pour révéler des vertus insoupçonnées de moi que j'en fus épuisé. De fait, j'avais du mal à croire à toutes ces qualités que je m'étais trouvées après avoir couché devant mes yeux le cadavre écrit de ma carrière. D'ailleurs, on ne me demandait pas d'y croire, mais de faire croire aux petites perfections dont j'affublerais mon personnage en vue de le vendre au plus offrant et afin qu'en soit tiré le meilleur parti possible, comme une bonne vigne qui doit donner un vin correspondant. La perversité de mes convocateurs ne s'arrêtaient d'ailleurs pas à ces contorsions mentales. Pour m'aider à mieux percevoir les composantes du moi, ils m'avaient sommé, au sein d'une série interminable, de choisir parmi deux propositions celle qui me paraissait le plus ressembler à l'image que je me faisais de moi-même. Des couples du genre :

A - Le bateau sombre, vous prenez votre gilet de sauvetage.
B - Votre femme ne croit pas en Dieu, vous ne faites rien pour qu'elle change d'avis.

A - Les mouches n'arrêtent pas un cheval au galop.
B - Vous ne parlez jamais aux arbres.

A - Pour travailler, vous aimez avoir chaud.
B - Vous souhaiteriez sauter plus haut que votre taille.

A - Au sein d'un groupe vous laissez parler le meilleur.
B - Le bateau sombre, vous êtes le premier à sauter.

A - Vous ne travaillez bien que si les objets cessent de danser autour de vous.
B - Vous ne vous endormez que si une lampe au moins reste en veilleuse.

A - Votre bateau n'a pas sombré que vous vous êtes déjà jeté à l'eau.
B - Votre maître vous a fouetté dix fois, à la onzième vous l'étranglez.

A - Vous vous prenez pour un cheval en sueur qui galope devant une nuée de mouches.
B - Vous appréciez moins l'escargot que vous n'aimez la forme de sa coquille.

A - Votre bateau ayant sombré, vous nagez sur le dos pour éviter de fixer les grands fonds.
B - Vous aimeriez vivre dans une citerne.

A - Vous donnez aisément des noms d'oiseaux à des reptiles et des noms de reptiles aux rivières.
B - Vous avez toujours souhaité entrer dans la peau d'une femme noire parfumée à l'urine.

A - Fouetté jusqu'au sang par votre maître, vous admirez quand même le coucher du soleil.
B - Face au peloton d'exécution, vous pensez au mur qui sera taché de votre sang.

A - Vous n'aimez pas manger seul des escargots de bourgogne.
B - Le bateau disparu dans les flots, vous vous demandez dans quelle direction nager.

A - Vous vous dites toujours qu'aujourd'hui est un jour que vous avez perdu.
B - "A demain les affaires " est votre devise préférée.

A - Vous aimeriez exécuter des peintures pareilles à des coulures géomorphiques.
B - Vous nagez en pleine mer en pensant aux requins.

A - Vous galopez sans autre but que celui d'atteindre votre fatigue.
B - Un bateau sombre devant vous, vous nagez pour rejoindre d'éventuels survivants.

Et ainsi de suite.

 

Petite crucifiction du 8 décembre


Ce lundi 8 décembre, j'ai rendez-vous avec trois femmes dans un immeuble situé en bordure de route, à l'extrémité d'une ville qui n'existait pas vingt ans auparavant. Jadis ici c'étaient des champs et bois sauvages. Le femme qui m'accueillera dans le hall d'attente, grande et forte, s'est assise derrière son bureau et prendra force notes, posant seule des questions. Elle sourit en donnant l'impression de vouloir conseiller, comprendre, soutenir, porter cette personne affaiblie par l'adversité que je représente à ses yeux. Le bureau exigu est tout en angles, l'un d'eux étant occupé par des dossiers, comme des coffres ouverts en permanence dans lesquels Madame la conseillère puise des adresses et des informations, il suffit que sa main y plonge pour en retirer aussitôt des livres précieux comme l'or. Les deux autres femmes sont mes convocatrices des premiers jours, l'une assise tout près, l'autre dans un coin, retirée mais attentive à tout ce que je dis, n'intervenant que par petites touches pour ensuite retourner à elle-même. Les questions pleuvent doucement. On me tire sur des routes où j'ai peine à vouloir m'engager. A la premère brèche dans mon discours, la conseillère s'y engouffre pour me saisir et me mettre sur une voie, tracer une avenue, dégager une route sur laquelle elle me fera miroiter des vies possibles. Et voici que ses doigts courent sur les livres de son coffre, elle en retire des liasses de papier imprimé, me met le nez sur des pistes. Maintenant c'est au tour de la convocatrice en chef de me parler. Elle demande d'examiner une tache sombre se diffusant à partir d'un centre au coeur d'un cercle plus grand avec des numéros sur sa périphérie. << Vous connaîtrez, me dit-elle, des jours de chaos intense dont vous ne sortirez que par des oeuvres. Vous aimez vous mouvoir loin des hommes, dans le limitrophe, à la jonction des incommensurables, au-dessus des profondeurs ou sous des infinis. Tout naufrage est pour vous l'occasion de pratiquer le sauvetage humaniste, même si vous avez du mal à atteindre votre but. Rien ne vous arrête quand il s'agit de dévorer une ivresse ou de mourir pour une cause esthétique. Vous refaites le monde malgré une forte tendance à l'introversion. Humeur sautillante, indignation à retardement. Un message devrait vous parvenir avant le coucher du soleil. C'est une tache de sang avec un trou au milieu sur le mur de l'horizon >>. Après avoir plié la feuille maculée de noir, elle m'invite à parler. Je ne dis rien.

 

 

 

 

Extraits : Voyages égarés

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