LE PEUPLE HAÏ Partie V extraits

PARTIES I II III IV V VI VII

V
l'amour, la destruction
vacances au Kakabag
Pham
sibérie des jours parisiens "... Est-ce le bon chemin ?"
la glu et le galop
histoire d'une chute
flamand grec
vue sur le Tarara San "Dans la plaine du Tarara..."
un homme qui meurt
Ah ! les frères ! "Le poète voyage..."

 

 

Pham

Ecoute, Nane, pour toi cette histoire.
Et d'abord imagine un peu ! Une forêt d'or, une journée aux dix mille verts, et nous, Pham et moi, nous enfonçant en douceur par un sentier de bûcheron, dans des confusions de fleurs, d'insectes et de grands arbres, des arbres debout de tous côtés, debout sur toutes les profondeurs de la forêt... Parfois on s'asseyait sur les troncs coupés des sapins, fraîchement dépecés, leur chair à vif, à même le soleil, dans un parfum de résine cuite à rendre fous d'amour des longicornes couleur d'écorce. C'était la vie à pleine lumière...
Avec Pham, je vivais d'une étrange façon. Je n'étais pas toujours convaincu d'être son amant ; elle n'était pas très sûre, elle non plus, de m'aimer, mettant une telle conviction dans ses rages contre moi, quand " ça lui prenait" d'être soudainement contrariée, qu'elle désirait en finir, dénouer son affection et m'expulser de sa vie. C'étaient de redoutables périodes. Mais si toute paix entre nous couvait des hostilités, toute guerre rendait nos rapprochements plus intenses.
A mesure que nous nous engagions dans la forêt, si naturellement vivante, Pham recevait la pluie de lumière qui inondait la tranchée du chemin comme une invitation à se dépouiller, à ouvrir au ciel son corps trop longtemps enfermé dans la ville, au ciel où s'imprimaient les arbres, ou encore aux chants des oiseaux que ces mêmes arbres portaient comme des notes de musique. " Il fait chaud ! " se plaignit-elle, et elle se mit, séance tenante, à nouer les pans de sa chemisette haut sur le ventre en dégageant sa taille, puis à replier ses manchettes. Cette taille incurvée comme la cheville d'une harpe, l'échancrure d'un violon, la musicalité d'un legato, saillit de son pantalon de toile en un faisceau de lignes émouvantes qui fusaient sous la chemise d'un jet de chair magnifiquement tenu et me faisaient aller de haut en bas. "Si j'étais sûre de ne rencontrer personne, je sais bien ce que je ferais..." dit-elle en essuyant sur son dos une fine sueur. "Je le sais bien aussi ", ajoutai-je pour donner à l'énigme le contenu de tout ce que ce lieu nous inspirait . Nul doute que Pham aspirait de tout son corps à la nudité des arbres, à l'innocence des insectes, à la ferveur des oiseaux. Mais loin d'être un effet de sa volonté, il s'agissait plutôt d'une poussée physique venue des profondeurs les plus cachées de sa personne. Et j'étais persuadé, à mesure que nous progresserions dans l'intimité de cette forêt , que Pham perdrait la tête.
Je lui dis alors - mais pourquoi ? - mon intention de terminer ma thèse en Allemagne sur Schopenhauer. Pham entra aussitôt dans une colère folle et j'eus la révélation que cette femme, dans le fond, qui pouvait prouver des lectures assez fortes pour se libérer du connu, ne les avait jamais mélangées à son propre sang ni à son regard, qu'elle restait sauvage, naturellement hostile à la connaissance, et que tout savoir, en définitve, se conquiert sur l'amour, sur le sommeil , dans une sorte d'isolement lumineux.
La forêt devint mon enfer, j'étais plongé dans une cruelle obscurité psychique. " Tes études ! Toujours tes études ! " Elle criait à tue-tête. Des mots qui juraient avec l'endroit. "Tu veux devenir moine ou quoi ? " Ma mère, qui m'avait jadis gâté des mêmes accusations, n'était pas parvenue à me faire lâcher prise. Mais elle ! Une infatigable coalition en somme ! Un complot contre ma seule foi d'alors, la vie par les livres. Pham ramassa une branche morte pour me ruer de coups comme une vulgaire mule.
Je quittai la route forestière et rentrai sous les arbres ; elle vociférait dans mon dos, son bâton sifflait comme une faux sur les fleurs... D'abord je m'enferrai dans les ronciers du sous-bois ; le sentier naufrageait sous les masses vertes ; puis à la voix de Pham succéda le silence. J'étais perdu, ma propre rage avait levé comme un désir de m'égarer en pleine nature, d'y habiter radicalement puisque je n'avais, aux yeux des hommes, plus aucune existence . Mais dans le fond, c'est désespérément que j'attendais la voix de Pham, comme si ma vie passait désormais par elle .
Et plus j'espérais cette voix de Pham, plus je m'enfonçais dans un lieu sans chemin à la rencontre de créatures ni tout à fait réelles ni tout à fait rêvées. Une fois, ce fut un rapace en repos sur un coin de falaise, qui plongea aussitôt dans le vide, puis régnant sur l'en-bas de son vol lisse et cerclé. Une autre, des coléoptères, grégaires et minuscules gouttes d'acier bleu, vert ou brun, qui bombillaient sur de très larges feuilles suspendues à un mètre du sol, comme des îles aériennes. Enfin, une sorte de chat, mi-lynx, mi-panthère, avec des yeux sur le pelage, qui surgit sous les appels de Pham, ou peut-être au bruit de mes pas , tandis que j'avançais vers la voix, de pierre en pierre, comme traversant un lit de rivière morte, au pied d'un vaste talus.
Je marchais à la voix de Pham, également guidé par les taches de lumière qui faisait éclater l'espace entre les arbres. Le sentier tranchait dans la forêt par sa blancheur. Et puis Pham, tout à coup : elle me regardait comme un chien à la joie de retrouver son maître. Chien, moi aussi, j'éprouvais mon maître. Et de fait, Pham n'était plus cette furie qui m'avait chassé hors du chemin. Etrange métamorphose qui parvenait à me faire oublier l'image négative qui m'avait égaré. Maintenant, elle concentrait toute la magie amoureuse du monde. Les bras tendus vers moi , en guise de réconciliation et de renouveau. Et ainsi, et encore, les arbres, les fleurs, les insectes, le monde en fièvre.
"Maintenant tu vas faire ce que je te demanderai..." Son regard et le ton de sa voix n'étaient qu'ordre, désir et promesse de surprises. Un jeu d'enfants qui dévoilent mutuellement leurs différences, toutes leurs différences. Et d'ajouter aussitôt : "Ensuite ce sera ton tour de demander et d'obtenir. Ta récompense bien sûr. " Et me voici, de tout mon long, sur un tronc d'arbre couché parmi les hautes herbes. Et Pham qui se met à cueillir des plantes sauvages, des blanches, des roses, des rouges ; puis à dénuder le bas de ma taille, repliant mon pantalon jusqu'aux genoux. Alors, délicatement, avec l'art du geste lent, la retenue d'un rythme zen, elle tire de sa moisson une première fleur, choisie pour son élégance, qu'elle introduit entre mes cuisses, puis une autre, une autre encore jusqu'à faire disparaître la toison et qu'émerge le bâton de chair, lequel s'était animé, montrant progressivement la tête à chaque passage, c'est-à-dire à chaque effleurement du doigt, chaque fois attendu, tellement attendu que le silence et la lumière tout autour s'en trouvaient dilatés. Ainsi, après chaque nuit, la religieuse remplit de plantes ornementales les vases de l'autel ; elle fleurit d'amour le tabernacle, de fleurs fraîchement coupées dans les jardins du presbytère, lumineuses comme la soie d'une voix céleste.
Puis Pham se mit à rire, l'obélisque ramolli s'affaissait sur le bouquet sauvage, muscle rétracté, se retirait dans sa tanière, devenait un gros ver alangui dans les herbes, vidé de sa substance. Elle riait, Pham, à voir la chose se défaire à vue d'œil, et moi avec ces gerbes qui fusaient d'entre mes cuisses, organe végétal, mille fleurs en appel, des yeux pour fouiller la lumière et s'en repaître...
Nous avons repris notre route. Maintenant c'était mon tour de jouer à ma fantaisie. Je marchais à l'affût d'une échancrure qui donnerait sur les collines couchées au bord de la vallée, au premier plan de l'horizon. Je connaissais l'endroit, une courbure très prononcée. Ce serait là. Mais le sentier louvoyait en mille méandres, il enlaçait le désir, lequel, loin de s'embourber dans la végétation, devenait plus fou, cherchant l'air, la fenêtre, l'ouverture sur la terre. Bientôt perça une clarté venue du fond. D'un pas à l'autre, la brèche s'écartait et tout à coup le monde se répandit sur nous : des vallonnements de toison verte, côte à côte, amoureusement sous le ciel. Debout, le dos aux arbres nous étions imbéciles tant la terre nous souriait.
Je pris Pham par la main. Docile, malgré les ronces qui griffaient le passage, elle se laissa entraîner à découvert. A droite était le Mont Aiguille, dru comme un sapin de pierre. Quand fut atteint l'empan du paysage, je dis à Pham de se tourner, de se plier en prenant appui sur un roc couché devant elle. Je dénudai ses arrières : collines jumelées blanches, source appelant la jubilation, clameur intime qui enfle de s'aboucher sauvagement avec le monde. Alors, je libérai la tête, musclée comme le sabre, tendue, trop longtemps en attente. Les mains plaquées à ses flancs, à ses flancs solidement agrippées, barattant le tronc, forant la terre, je faisais danser le corps de Pham, danse de roulis, balancement de houle en mille gémissements, mille gouttes de joie, tandis que les monts impassibles, beaux de leur impassibilité même, sereins, souverains, enracinés dans l'espace et dans la lumière, se rapprochaient, rapprochaient à mesure, à chaque embrassement , à chaque battement de vague, monts désirés, calmes et fraternels, qui se collaient à mon corps, si lisses et si irritants qu'ils coulaient entre mes mains, remplissaient mes mains, vidaient mes mains ou m'inondaient. Parfois, tout en moi, des espaces apparaissaient, disparaissaient, plus infinis que l'horizon infini, plus forts, inaudibles, le temps d'un éclair ou d'une lame, au cœur des profondeurs les plus intimes. C'était loin, c'était là, pressant, pressant, à portée de la joie et du mal... Mais le jus éclatant noya tout l'incendie, crue tout à coup et qui vous brise aux jambes.
...
Après nous être remis, les collines reconnues à leur place, nous avons repris le sentier qui plongeait au fil des pentes. Puis nous nous sommes perdus. Puis nous avons traversé des ronces, des champs de hautes fleurs, enfin un grand pré avant la route. Nous étions dans la gouttière de la vallée, dans l'en-bas.


La glu et le galop

Krôre Dâni, maudit accoucheur de textes, se trouvait parfois une tête de cheval. Dans ces moments-là, il avait beau se secouer, elle prenait appui sur son épaule droite, surplombant la main qui galopait sur la feuille, et, sans qu'il s'en rendît compte, avec tendresse et confusion, se collait d'abord à sa propre tête, puis hop ! d'un bond, sans crier gare, entrait dedans. Son crâne, dans ces moments-là, s'enflait de vallées généreuses, de plaines hospitalières, de collines toniques, de lieux à écrire limpides et sauvages qui, tout à coup, se mettaient à vivre au fond de son œil comme des choses divines. Je galope, se disait-il, je galope. Je suis un mustang. J'atteins des altitudes et des profondeurs psychologiques inouïes... C'est qu'il ne s'apercevait pas vraiment, dans ces moments-là, à quel point il était "parti". Des moments crus, sans selle, ni brides, à dériver loin de sa table jaune miel, loin de la chambre conjugale dont il avait aménagé un angle pour ses délires de fuite, loin de la HLM multicolore où étaient enfermées les races du monde : des noirs et des rouans, des blancs et des bais, des aubères, des isabelles.
Or, en ce temps-là, Anès, son épouse, était pleine et, sous l'emprise de sa charge, éprouvait en permanence le besoin de fermer l'œil. Cette irrésistible liquéfaction de ses forces, cette obsession du lit, rassemblaient, aux yeux de Krôre, tous les signes d'une vocation à la paresse. Sa vraie nature dans le fond, pensait-il méchamment . C'était sa gare de départ pour toutes les vies qu'elle n'avait pas osé vivre et qui nichaient dans son cerveau, au plus intime : dormir préparait leur envol. Le lit, rectangle mou, tremplin sans muscles, nourrissait ses secrètes apathies. Elle se laissait mourir au monde, lâchant des oracles sybillins, des paquets d'air par les trous de ses bouches et de ses narines. Son corps alangui sifflait, gémissait, éclatait de plaisir, tout le corps en attitude de noyé onirique, caoutchouteux, floche, modulé par les songes, coulé dans sa propre chaleur, sa chaleur de sables au bord des mers les plus vertes, sous des ciels étincelants, comme un pays depuis trop longtemps perdu qu'elle embrassait de ses rêves. A toute heure de la journée, prétextant une fatigue immense, ou soudaine, ou inconfortable, alliant la frénésie de l'artiste à la jouissance du gourmet, elle se hâtait vers le matelas ( jumelé, en toute conjugalité, par une fermeture-éclair, au matelas de Krôre ). Si elle tentait de lire, sans y parvenir vraiment, une page de livre ou de revue, c'était seulement pour atténuer ses scrupules ou pour ne pas afficher trop ouvertement sa préférence. Très vite, c'est-à-dire dès les premiers contacts avec la couverture, aux premières montées enveloppantes de la température, elle sombrait, aspirée par l'amoureuse lame qui l'aveuglait, littéralement épuisée par le poids du monde qu'elle portait en elle comme une boule vivante.
En vérité, il faut le dire, Krôre l'enviait de pouvoir vivre ses fictions sans qu'elle eût à quitter son lit. Les premiers instants d'écriture, où il avait à inventer la voix d'un nouveau texte, c'était comme s'il entrait dans un sombre goulet, si obscur et si resserré, qu'il y perdait son courage ou qu'il se brisait sur le choix des mots, l'organisation des phrases ou la complexité des voies qui s'offraient à son esprit. Dans ces moments-là, Krôre entendait les sifflements mécaniques, ironiques et satisfaits de son épouse comme des moqueries sur la futilité de son entreprise, pure vanité d'homme qui s'ingéniait à donner naissance à une ombre nourrie de mots, que le temps renierait et qui, pour sûr, n'atteindrait jamais le degré de merveille vivante que serait l'enfant d'Anès. Ces réflexions le taraudaient, même s'il pensait que sa tête de cheval apparaîtrait sitôt les premiers obstacles franchis. Tôt levé pour obtenir les faveurs du silence qui précédait la pointe du jour, écrasé par sa propre tension sous la lumière de sa table, sa table collée à la fenêtre comme au bord d'une frontière donnant sur l'abîme, Krôre, durant ces phases d'incertitude, croyait porter sur son dos le volume dramatique de sa chambre avec le souffle lancinant de sirène qui s'échappait des rêves qu'Anès était sans doute en train de produire, comme une invitation à l'imiter. Or, quand le froid gagnait ses jambes et que l'envie de rentrer sous les couvertures léchait son esprit par vagues de plus en plus rapprochées, Krôre était alors à deux doigts de se rendre pour se coller au corps d'Anès, pour se réfugier dans les contours de sa tiédeur, en tuant un à un ses scrupules, triomphant mais vaincu.
Des jours passaient et parfois des semaines avant que son cheval ne surgît au bout de plusieurs lignes menées au trot, où les mots venaient éclairer une trajectoire toute neuve sur laquelle Krôre s'engageait sans comprendre, suscitant au fur et à mesure de sa percée des floraisons irrationnelles, des signes inconnus ou des vues qu'il n'avait pas soupçonnées. Mais durant ces jours de labeur et toutes ces semaines, il avait navigué dans la glu, cette atmosphère de pesanteur physique qu'Anès créait autour d'elle, cette carapace de torpeur qu'il lui fallait crever à tout prix s'il voulait respirer le peu d'esprit qui lui restait, ce bonheur noir où il pataugeait, où il s'enlisait. A la longue, il décela en elle le désir de tuer son cheval. Elle serait le chasseur sournois qui cherchait à l'attirer dans son piège et à le faire disparaître à jamais, à faire de Krôre un arbre enraciné, un arbre taillable à merci, privé de songes et de voyages. En regagnant sa table pour travailler la nuit ou en se levant tôt avant le jour, Krôre avait l'impression de s'engager dans sa mine, sorte d'obscure galerie au cœur secret de la terre, ou fosse d'aisance psychologique où il vidait ses entrailles de tout le poids du monde pour s'alléger, se désintoxiquer, se passionner, rendre leur sauvage énergie aux muscles trop longtemps noyés dans la graisse. Alors le cheval pénétrait en lui, prenait la place de ses propres muscles, celle de sa propre tête et le faisait galoper le temps d'une histoire, cheval parmi les hommes.


Flamand grec

Ciel gris sur les îles grecques uniformément de jour en jour sans rémission. D'un été à l'autre,
comme deux gouttes de pluie. Dans les ruelles blanches du port, des hommes, des femmes... imperméables dressés sur des bicyclettes. Harcelés par un mélange d'eau fine et de vent. Leur peau est presque rose - porcine. Un modèle de goût sobre, le Grec, qui préfère le costume pure laine vierge aux textiles artificiels, et propre, et souvent cravaté, à croire qu'il se rend à l'église chaque jour de la semaine, sans faute et en famille. Mais loin de se laisser accabler par la tristesse qui leur tombe des cieux, les Grecs fleurissent les abords de leur maison et cultivent avec entêtement les plantes d'intérieur pour égayer le regard, même si la végétation se nourrit de lumière fade, parfois d'un rayon d'or qui perce la crasse de mauvais temps. Intérieur bourgeois, confortable, rationnel, d'un style très national en somme : rien qui contrevienne aux règles du goût grec. On reçoit amis, voisins, parenté selon les usages et dans le cadre en vigueur. Les Grecs coupent, nettoient, arrachent, se rasent comme ils tondent leur pelouse, c'est-à-dire régulièrement, pour décourager toute effervescence déplacée. Les moulins grecs cylindriques, avec des bras pourvus de petits triangles de toiles en forme de focs, ne sont pas comme ceux de Hollande, trapus, pyramidaux, aux ailes en croix, même si un vent commun aux deux pays les balaie avec assiduité. D'ailleurs c'est la seule chose qu'ils ont en partage. Mais le monde entier envie l'azur hollandais où les nuages sont rares ( si rares que les habitants fuient régulièrement leur pays, en quête de ciels moins inhumains, moins absolus, moins idéals ). La luminosité hollandaise est d'une telle force que la peau des hommes se maintient dans les teintes du cuivre toute l'année. Il fait si bon qu'on vit dehors, assis le plus souvent sur le pas de sa porte à pêcher une conversation avec le voisin ou le passant. Les terrasses de café font pour les hommes office de club où l'on cause sans protocole. Les restaurants en plein air associent des musiques folkloriques aux mets de tradition très prisés par le touriste. D'ailleurs, l'atmosphère est peuplée de bruits : cris d'hirondelles, braiments d'ânes, sons de cloche... On ne s'y sent jamais seul.


Vue sur le Tarara San

Dans la plaine du Tarara gît Laëkim, mort d'une mort qui accomplit ( à ce qu 'on dit ), en combattant... mort, dans la neige... mort, sous la tache angulaire blanche d'un tableau qui marquait le fond de ses rêves et de son enfance. Or pourquoi là, me direz-vous, mourir à des milliers de kilomètres loin de chez lui où son père Sidnè inscrit, une fois de plus, à l'instant où Laëkim tombe sous le feu ennemi, le mot Tarara sur une feuille comme le profil d'un songe longuement poursuivi, comme la forme d'une pure sagesse. Parce que Sidnè lui-même reçut un jour en plein dans les yeux la foudre pure du Tarara et que depuis ce jour, il en fut toqué. A la suite d'un voyage en Tararie - un entre mille - Sidnè rapporta à son fils Laëkim un tableau. ( Une croûte, je vous l'accorde, un fait d'amateur, mais dont les dimensions lui permettaient un transport aisé, et qui s'insérerait discrètement dans une chambre d'enfant ). Ce tableau, mais aussi un album photographique représentant le mont, vu toujours selon le même profil, selon le même empan, mais mouvant, multiple, selon le prisme des quatre saisons, avec un nuage en forme de couronne, ou de panache, ou de torche, vague sereine au fond de mille vagues pétulantes, île vierge aux confins des îles, axe de voyage aux marchands, au pélerin d'hiver, stèle pour tous ceux qui sont morts, vers qui volent les cigognes, flamme de pierre... De sorte que l'enfant Laëkim, situé à la jonction du tableau, des images et des contes de son père, faisait forcément son miel de ces accords magiques. Sidnè, en offrant ces vues à son fils, avait pour unique intention de lui donner à vivre l'image de cet enthousiasme de pierre que la montagne figurait dans son esprit, pour qu'il eût une existence exaltante, à la fois calme et musclée. Mais ce qu'en fit Laëkim lui échappa. Un jour que la Tararie fut menacée d'effacement, les Tarariens du monde entier furent rappelés en masse pour défendre le territoire. Et c'est ainsi que Laëkim partit pour le pays, se battit pour un nom et mourut. Mourut dans le tableau de son enfance, celui que Sidnè avait solennellement accroché sur le mur de sa chambre avec l'espoir que son fils prendrait les beautés naturelles de la vie sans se soucier des noms que les hommes leur donnent, mais ignorant que ces mêmes hommes seraient capables de tuer ou de se perdre pour ces noms-là.


Ah ! les frères !

" Le poète voyage, il aime bien ça le poète alexandrin, aller et venir, régulier et rythmique, se faire merveille au gré de rencontres étonnantes. Ah ! Plonger dans l'origine de ses jours sur la terre, dans l'avant de sa naissance. Alors il verra les églises qui chantaient dans sa tête, et il lèvera enfin les yeux sur la montagne qui fut trop longtemps une minuscule photographie. Oui, il a dit la terre souillée de sang, il a écrit sur la race devenue poussière, ossuaire obscène et obsessionnel. Tout cela il l'a vécu en mots. Oui. Il a dit le pieux séjour et la sérénité retrouvée. Il a revisité son passé, cette fois réellement, et baigné son corps dans les corps du Reste vivant, survivants de la grande Catastrophe, ingrédients de la folle cuisine. Poète...
Que ne fut-il bouffon ! Il aurait ri de l'Idéal démoniaque. Mais non. Il a osé. La vie sucrée rend si aveugle sur la connaissance, même un professionnel de l'œil. Vacances au pays des Soviets. Que ne ferait-il pas pour écrire, le poète alexandrin, pour mettre ses mots à la queue leu leu dans un livre, ses mots bien peignés, bien calibrés, uniformés comme des militaires, des règlements, des sentences, ses mots cadencés au pas des défilés enthousiastes, inscrits dans le rythme martial d'une marche de soldats ! Que ne ferait-il pas pour ranger les livres qu'il a excrémentés en somnambulant comme un mystique dans un temps mystifié, pour les dresser côte à côte, dans un coin de sa bibliothèque afin qu'il voie ses titres d'écriture ! Le meilleur de lui-même, qui lui vient du dedans et se désigne dans la matière évacuée. Il a osé nous faire ça. Derrière les voix qui l'invitèrent à tintinnabuler au pays des Soviets, sous les mains qui lui offrirent café et biscuits, il y avait les tortionnaires du peuple, les thuriféraires de bourreaux, les laudateurs du régime, tous sous la tutelle du cuisinier faiseur de la grande Ratatouille humaine, ceux dont on n'a pas le droit de triturer la conscience avec "ça" quand on est leur hôte. Et il n'a rien dit contre eux, le poète. Il n'a rien désigné comme l'excrément. Il n'a pas osé. Il n'a pas osé, pour que la porte reste toujours ouverte et la table toujours servie. Il a visité le passé, le passé inoffensif, révolu, toléré. Il a craché sur les massacreurs d'hier. Ca oui ! Bien. Quant à ceux d'aujourd'hui ! Cherchez un mot, un seul mot contre eux dans ses livres, un mot qui le sauve et qui le lave d'avoir été l'hôte consentant non du peuple, mais de ses maîtres. Rien. Rien qui donne au poète son nom d'homme. Les oreilles mortes, les yeux qui regardent sans voir et le verbe noué, telle fut sa devise durant ces temps où les frères écrasaient les frères comme des mégots. Pourquoi, me direz-vous ? Mais je vous l'ai dit ! Pour être autorisé à revenir, à s'immerger dans l'origine, que croyez-vous ? Ah ! cette fascination de l'origine. Que de silences commis en son nom !
Poète, visiteur de marque, et qui n'a rien vu avec ses lunettes, rien dit avec sa langue, rien souffert au moment où il avait les pieds dans la souffrance des siens, de ces hommes nés l'autre côté, après tout. Poète de mots. Il a osé. Mais tout ce qu'il a osé dire n'était pas hors limites. Espace muet, temps aveugle, roue immobile, centre invisible, voilà ce qu'il tutoie, le poète marchand. Qui écrit dans le trouble, à ce qu'il dit. Et moi je dis que le poète doit habiter le trouble, non manger sous la lumière franche du fléau.
Poète, il a caressé le sein de la femme, sœur de race. A peine s'il a senti sous ses doigts le cancer lové en boule qui le pourrissait. Curieux, non ? "

 

 

 

 

 

Extraits : Voyages égarés

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