Une année mots pour maux — Juillet

Juillet. L'heure de Dieu. L'heure du diable.(Extraits)

 

1 L'heure de Dieu. L'heure du diable.

Deux horloges pour montrer le temps, au fronton des églises, vous me direz que c'est entretenir une profession de foi nourrie d'effroi et de terreur. Dire que l'une est heure du diable, forcément fausse, celle qui marque l'anomalie, l'autre celle de Dieu, à laquelle tout homme devrait ajuster sa montre, et puis la présenter en modèle d'absolu, ça conduit l'intelligence à tout considérer selon, quitte à vous déformer en profondeur un esprit peu enclin aux extrapolations et peu travaillé par les subtils artifices de l'angoisse. L'inouï d'une telle indication fait que vous êtes sans cesse lancé dans le commentaire critique du monde, tout cela qui vous conduit à désigner le frissonnant abîme qui habite les dévotions, les prestiges, les audaces, et vous dégoûte des pâmoisons imbéciles auxquelles on vous habitue. De sorte que ce qui perle beau comme du frémissement, on finit par le regarder noir, si noir qu'on pleure des pertinences ainsi levées.

 

2 L'heure du diable. L'heure de Dieu.

Alors, dans cette île en retable, où les histoires sont mortes, on chemine balourd, accablé par le feu qui submerge, chaleur qui brûle et qui vous met en eau, qui s'acharne contre vous comme si c'était l'enfer. Mais le pays est puissant de beauté, avec cette mer partout, suprême et proliférante, qui palpite en vous et pousse aux instincts de prostitution pourvu que le feu cesse. Sur la plage, on se perd en reconnaissance, tellement déshabillé, un rien sur soi, qu'on s'offre tout entier à la béance de la baie, sorte de bouche promettant la fraîcheur. Le plagiste monstre ses muscles et il suffit qu'il porte, d'un côté et de l'autre de son corps, deux chaises longues pour qu'il ressemble au mâle débordant dont se repaîtront les yeux des désœuvrés jaloux et des désœuvrettes lubriques. Certaines femmes, bronzophilie oblige, brandissent leurs seins enthousiastes comme on roule des yeux pour marquer l'effronterie dont elles sont capables. Mais elles sont rares. Et derrière nous, sur la colline couverte de cuberies blanches, l'église du village se déploie en majesté vers le ciel, avec des allures d'index dressé en guise de rappel à l'ordre. Or, qui la voit ? Quand on est là sur la plage, à peine si elle frissonne dans la mémoire du nageur jouissant de cet infini qui l'embrasse. Le bâtiment mystique qui fait le beau au bord de sa falaise, avec on ne sait quelle arrière-pensée de trouble-fête, reste dans le dos de celui qui coule son corps au cœur d'une lumière profuse et qui semble avoir coupé la parole aux appels de sa religion pour mieux profiter de l'effervescence physique.

 

3 L'heure de Dieu. L'heure du diable.

Ainsi, je me suis demandé, constamment au cours de mes crevantes émotions sur ces îles, quel bonheur côtoyait l'inquisition, lequel de ces deux fanatismes tirait à lui les foules, et par quelle ruse, quelle stratégie ou quel bricolage le fond du cerveau humain, devenu théâtre d'un tiraillement impossible à soutenir, finissait par s'accommoder d'un arrangement de pitre à mi-chemin entre les deux tyrans, de sorte que c'était thélème en cocktail avec des dévotions périodiques hollywoodiennes.

 

4 L'heure du diable. L'heure de Dieu.

A deux pas de l'église, pas la grosse moderne, mais la plus primitive de l'île, consacrée à Marie et visitée par le pape, de cette petite église cavernée pour partie dans le rocher qui soutient aujourd'hui la grande, si pauvre et si raréfiée, comblée d'objets offerts en reconnaissance, chaussures, vêtements, textes accrochés aux parois, à quelques dizaines de mètres d'elle à peine, c'est tous les soirs discothèque à gogo pour les jeunes, appels au battage, abrutissements alcooliques et tam-tamesques, et tout ça non loin des brûlures de la mer en contre-bas, des dandinements fessiers des demoiselles, du langoureux des caresses exécutées dans l'après-midi avec la bénédiction sublime du paysage. A croire que c'est là passage obligé pour que le monstre humain se fasse et, puisqu'il est pressant, étouffe celui qu'il habite. Mais un jour, après le jouir dans la viande et l'obsession du tape-à-l'œil débraillé, viendront objectivement l'ancrage marital, la confirmation nuptiale, les enfants, les esclavages domestiques, le gras du ventre et des hanches. Quitte à garder dans cette part de vie, au sein du même décor, des morceaux de nostalgie comme les meilleurs moments de l'existence.

 

5 L'heure de Dieu. L'heure du diable.

Il est vrai que passé un âge, celui d'une jeunesse conventionnelle, tout entière vouée au glapissant d'une insouciante rigolade, les jeunes femmes, qui furent alors forcément lestes, la peau ajustée au muscle, le ventre tendu bien droit et le sein précis, aujourd'hui devenues génitrices, vont aux plages en affichant leur graisse, le cul grossier et flottant, la mamelle imbécile tout en plis-écroulements-flascosités, les épaules grimaçantes avec parfois de mâles allures. Dans ce cas, on n'a plus guère le choix entre la parade en bikini destinée à vanter sa camelote aux yeux des petits dieux excités munis d'un prépuce, et toute soumission aux commandements catholiques. Engluée profond dans sa graisse, la mère de fécondité n'a pas d'autre souci que celui de pérenniser sa tribu, de la protéger contre tout éclatement et de farcir autant qu'elle peut avec du bonheur alimentaire et familial ce ventre qu'elle constitue en forme de chœur avec son mari et ses enfants. De sorte que c'est l'église avec ses fêtes et ses dimanches qui lui sert de colle spirituelle pour éviter que se désagrègent, à l'occasion d'une faute, dans une déconfiture satanesque, ses membres, petits et grands, qui s'agitent autour de son vagin.

 

6 L'heure du diable. L'heure de Dieu.

C'est qu'on a l'impression, à les voir dégouliner chaque jour dans la mélasserie plagière pour éviter le suintant qui étouffe, que Dieu pour ces gens-là n'existe que le dimanche, comme dit un romancier danois. C'est alors qu'on s'habille, qu'on se rend beau, qu'on couvre sa conscience de chants suaves et spirituels. Mais rien n'empêche, passé les obligations et les devoirs, d'aller diluer dans la mer la pression mentale à laquelle on s'était soumis le temps d'une messe. Bien peu résisteront à la puissance du soleil qui anime la vie et la surchauffe au point que seule subsiste l'obéissance envahissante à ses propres cellules excitées mille fois. Rien n'interdit alors de vous vautrer dans le spectacle d'une nymphe qui sort de l'eau, son maillot de bain couleur de lait savamment ajouré, qui transforme son surgissement en événement surréaliste, corps minéral, seins en forme de vague comme s'ils étaient venus à un ange, hanches fourrées de désirs, cuisses en nougat de paradis, et qui marche avec l'eau vers vous, dans l'encadrement de vos jambes repliées, d'un pas croissant, au meilleur d'une technique conquérante, déployant sa marée au fond de votre esprit comme une aubaine de quelques secondes qui s'offre à vous tandis que vous êtes proie de votre propre labyrinthe.

 

7 L'heure de Dieu. L'heure du diable.

Tiraillés, s'ils l'étaient vraiment, par ce qu'ils voient de leurs fenêtres, la mer insatiable et la vorace coupole de leur église, sûr qu'ils deviendraient fous. Dans un tel pays, puissant générateur d'ivresse physique, le corps, constamment excité, serait empêché dans ses rêves par cette omniprésence des murs sacrés qu'on a pris soin de dresser contre ses dérives, échappées et délires. Mais fous, s'ils ne le sont pas vraiment, c'est qu'ils ont le génie de la composition. On pêche de tous côtés comme on pèche en eau trouble. Bricolage de truqueur. On colle ses vies l'une contre l'autre, sans que l'une dérange l'autre ou la féconde. On organise son petit commerce, on soigne dans l'humanitaire, on ne s'interdit aucune crapulerie pourvu que le chant catholique et dominical montre à Dieu votre bon côté.

 

 

Extraits : Voyages égarés

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