(Extraits)

Le premier homme

Adam... Elle le nomma Adam. Adam, en souvenir d'un frère mort en bas âge qu'elle n'avait pas connu, le premier garçon de la famille, que sa mère lui avait fixé pour mission de remplacer aussitôt, et qu'elle avait mal remplacé puisqu'elle était une fille. Si étonnée de son œuvre, Amanda, si fière, si émerveillée d'avoir donné naissance - son premier homme qu'elle se prenait, le plus sérieusement du monde, pour l'unique génitrice de l'enfant ( le client qui lui avait fait ça par on ne sait quel hasard - sans doute une négligence à elle, un oubli élémentaire des règles - y ayant été pour si peu au regard des neuf longs mois où elle laissa fructifier son secret, que cette "intervention" aux yeux d'Amanda n'équivalait à rien, zéro, une passe, tout juste un frôlement, à peine un souffle...) Elle restait des heures et des heures penchée sur le berceau d'Adam, dans un ravissement inassouvi, une extase sans fond, de sorte que rien pour elle n'était plus déchirant que d'avoir à se mettre au lit. Et dès lors, dormir c'était lourd comme le poids d'une séparation, un temps mort en somme.

Mais quand l'enfant souriait à sa mère - sourire extraordinaire et troublant - celle-ci en était toute retournée. Magie pure ! Emotion tout à fait courante, pensait-elle, toute jeune maman doit sentir la même chose. Mais elle se demandait aussitôt s'il était habituel qu'elle reçût à travers son fils une inspiration si cosmique, si empreinte de plénitude et d'harmonie. Rien, en effet, chez Adam, du regard tordu, du front écrasé ou de la terrifiante mine morte qui marquaient les autres enfants. Elle s'en ouvrit un jour à son amie Élisabeth qui, sur le tard, avait elle-même conçu un fils nommé Jean et qui, portée sur le paranormal, perçut dans l'œil d'Adam la trace indescriptible d'un réincarné. Plus Élisabeth consultait les astres, les cartes et les tables, plus son intuition se confirmait. Incapable de désigner l'origine d'Adam, ni celui qu'il aurait été dans tel ou tel passé, elle éprouvait néanmoins la certitude de son appartenance à une race de seigneurs.

Or, cette bonne nouvelle s'étant propagée parmi les gens du quartier, les plus pauvres d'entre eux et les domestiques se dirent les uns aux autres : Allons chez Amanda constater cet événement et vérifier si le sourire du jeune Adam nous illumine le cœur comme le sauveur à venir qu'on nous a annoncé . Ils s'y rendirent en hâte et trouvèrent le nouveau-né dans les bras de sa maman. Tous s'émerveillèrent au sourire de l'enfant et en conçurent de la joie. Amanda conservait toutes ces choses en son cœur et voyait son fils avec les yeux d'une mère choisie parmi les plus humbles des femmes et vouée à une gloire qui effacerait définitivement les signes de sa condition.

Comme tous les enfants du même peuple, Adam avait reçu à la naissance une tache bleutée au-dessus des fesses. Une autre, lie de vin, presque ronde et plus petite, s'était logée entre les sourcils, s'enfonçant avec l'âge, ou refaisant surface au moment des plus vives agitations psychologiques. Amanda y voyait un signe oriental, une sorte de troisième œil, " l'œil de l'Esprit" comme elle disait.. Quant au trait rose, horizontal et permanent, de trois centimètres, placé sous le sein gauche, il ne parvenait pas à l'inquiéter, même si le jeune Adam, à mesure qu'il grandissait, posait parfois sa main sur le cœur en faisant une grimace, avouant, mais plus tard, qu'il éprouvait comme une pénétration aiguë à certains moments de la journée. Amanda en conçut l'idée que cette marque n'était rien d'autre que la signature physique d'une présence, d'un être supérieur entré dans son fils pour prolonger dans ce siècle le message ancien d'une sagesse. Ainsi elle le voyait grandir en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes.

C'est vers l'âge de treize ans que se firent sentir les symptômes d'une étrange maladie. Adam s'enfermait dans sa chambre et criait à en faire craquer la maison, proie innocente d'une souffrance qui lézardait son être et d'autant plus profonde qu'elle s'enracinait dans sa propre histoire et même bien en deçà. Le reste du temps, il gardait les yeux froids, avare de mots et cessant toute relation avec sa mère, laquelle, loin de s'en effrayer, considérait ces crises de délire comme l'étape obligée d'une croissance spirituelle, ces silences comme le recueillement qui précède toute grande mission.

C'est alors qu'il fut conduit par elle dans une vieille maison des Cévennes où ils se retirèrent durant quarante jours, à l'abri des hommes. Pendant tout ce temps-là, Adam ne mangea rien, son corps et son esprit enclos dans des nœuds indéfectibles. Un jour, il rentra les poches pleines de cailloux prélevés dans le lit d'une rivière et se mit à les sucer. Une autre fois, Adam, parti un matin en promenade, demeura introuvable pendant quarante huit heures. On le surprit au cours d'une battue, au sommet d'une haute colline d'où l'œil embrassait plusieurs départements. Tout cela est à moi ! Tout cela est à moi désormais ! criait-il tandis qu'on l'arrachait à son royaume. Mais l'incident du temple sur le faîte duquel il s'était perché pour sauter dans le vide, inquiéta sérieusement Amanda. De retour à Paris, Adam se mit à fréquenter assidûment le cimetière du Père-Lachaise jusqu'au jour où, des années plus tard, il rentra avec un paquet sous le bras, qu'il posa sur la table de la cuisine.

Qu'est-ce que c'est ? demanda sa mère, intriguée. Adam répondit brutalement, en manière de provocation : Le crâne d'un enfant mort en bas âge . Et il ajouta : Une merveille ! Tu veux voir ? Amanda fut saisie de stupeur, son esprit s'assombrit brusquement, elle délira toute la nuit. Le lendemain, une sorte de lèpre envahit sa peau, tandis qu'Adam connut son premier homme.

Sibérie des jours parisiens

Aux premières heures de l'aube, ils attendent par cargaisons entières sur les quais de transit. Ce sont les hommes du capital, propres, parfumés, frais, vêtus aux couleurs de leur temps, le visage humain, le cheveu bien peigné. Si le train traîne, ils s'impatientent, scrutant l'extrémité de la ligne avec l'espoir qu'il surgira au moment précis où ils tourneront le regard pour le voir arriver. Et c'est une grosse souffrance, une protestation de tout l'esprit, une consternation, une indignation, un blâme quand le chemin de fer qui sort de l'horizon reste vide. Comme il est dur le temps où l'homme qui doit servir sa capitale espère la venue de son train ! Le troupeau piétine, la déception rend les corps lourds, les têtes se livrent à mille supputations. Or ces têtes, toutes les têtes, ne respirent, ne s'allègent qu'au moment où elles entendent le fleuve de fer couler jusqu'à elles. Le train s'arrête. Les portes s'ouvrent comme deux mâchoires. Les hommes de capitale envahissent la cage, s'installent sur les châlits, prennent possession de leur siège, disons plutôt occupent jalousement, épousent le plus justement possible, comme un dû, un droit, un bien si précieux qu'ils seraient disposés à le défendre, l'espace qui leur échoit avec ce siège, de telle manière qu'ils ne croiseront pas les jambes s'ils sont entourés d'autres personnes, qu'ils ne déplieront pas trop ouvertement leur journal, qu'ils ne déposeront pas leur sac près d'eux, toujours selon la règle tacite qui consiste à ne pas empiéter sur le domaine du voisin immédiat. C'est là , durant le trajet, qu'ils liront leur revue préférée, qu'ils feront leurs calculs favoris... Là, en somme, qu'ils affineront leurs stratégies et leurs ruses. A l'étage supérieur, ils fumeront leur dernière cigarette avant le travail, la cigarette entre le foyer et le bureau. Assis sagement. Le regard fourmillant de pensées. Le buste sanglé par la cravate et la ceinture. Ils n'ont plus d'yeux pour le paysage ; ils fuient si vite que les arbres, les usines, le fleuve, les poteaux électriques, les gares, les rails, les poteaux électriques, les villas, les immeubles, toujours les mêmes villas, les mêmes rails, les mêmes arbres, à la même place, forcément, que tous depuis des années, de saison en saison, n'ont guère le temps de retenir leur attention : ils glissent sur leurs yeux aussi sûrement qu'une averse sur leur parapluie. Non, je le disais, ces hommes ne se touchent pas ; ne se parlent pas ; à peine s'ils se regardent ; ils n'échangent pas de sourire. Ils s'envasent dans leur lecture ou fouillent leurs pensées. Calmement, avec ce jour qui commence ajouté à tous les wagons des jours passés, ils construiront leur bonheur, ce lac Baïkal, aussi pur que le fut le vrai lac, un lac en forme de capitale, où leur train va les débarquer bientôt...

De père en fils

J'ai toujours été dans la viande. Dans le sang et dans le carnage.

Je suis venu au monde de la mort à dix ans, quand les Crutes ont massacré ma famille, et d'autres familles, et tous ceux qui n'étaient pas eux. Nous, les enfants, on nous a emmenés, attachés les uns aux autres, loin du village, derrière une colline, dans un endroit désert où il n'y avait plus de chemin. D'autres Crutes sont arrivés, ils nous ont encerclés et ont commencé à nous trancher la gorge. J'ai fait le mort, et très vite j'ai été couvert de sang, le sang des enfants qui tombaient sur moi. Il en coulait même dans ma bouche. Je suis resté immobile jusqu'à la tombée de la nuit ; ils avaient dit qu'ils reviendraient avec des pelles pour nous enterrer. Des chiens sauvages commençaient à tirer sur les chairs en grognant. J'ai écarté les corps qui étaient sur moi et je me suis faufilé vers un creux du terrain. Par chance, il n'y avait personne. Ensuite, j'ai couru. Loin, le plus vite possible.

Je me suis lavé dans l'eau d'une rivière, sans savoir où je me trouvais. J'avais faim. J'ai marché une heure ou deux et je suis tombé sur une maison isolée. Il y avait un homme dans le jardin. Un Crute. Il ne m'a rien demandé, m'a tendu un morceau de pain que j'ai mangé aussitôt. Un peu plus tard, il m'a fait entrer dans sa maison. Je suis resté chez lui quelques mois. Je gardais ses moutons. De temps en temps, il égorgeait une bête ; ensuite il lui arrachait la peau, lui coupait la tête, puis divisait le corps en quartiers. Je le regardais faire, avec son couteau à la main, du premier geste jusqu'au dernier. Je m'efforçais de garder les yeux fixés sur cette lame, de ne penser qu'à elle, et à rien d'autre. Un soir, l'homme m'a parlé. On ne peut pas vivre sans détruire, me dit-il. C'est une nécessité. Mais aujourd'hui, il y a trop de destructions. C'est la vie qu'on étrangle. Un jour tout sera détruit.

En France, j'ai travaillé chez un boucher comme apprenti. Les carcasses de bœuf pendaient au fond du magasin. On m'a appris à découper les morceaux. Je travaillais des heures durant, le couteau à la main, à plonger la lame dans les chairs épaisses pour en dégager les os. Une fois par semaine, mon patron m'emmenait à l'abattoir. C'était une immense salle carrelée au sol où le sang confluait vers des bouches d'égout. On abattait les bêtes en appliquant un pistolet cylindrique sur leur front. Elles s'écroulaient brusquement, terrassées par le coup. Leurs pattes tremblaient. Ensuite, elles étaient hissées à l'aide d'un treuil électrique à mesure qu'on les dépouillait. J'appris le métier et je devins tueur. Plus tard, je me suis installé comme boucher dans une ville de province. Aujourd'hui, mon fils travaille aussi comme tueur, il sera boucher comme moi. Il tue indifféremment des poules, des lapins, des bœufs et des moutons. Il me ressemble. Je peux dire que je suis fier de moi, j'ai triomphé de mes souvenirs.

Vue sur le Tarara San

La Grande Bibliothèque, posée sur un versant de colline, dominait la capitale, le front exactement tourné dans l'axe de la plus grande avenue, droite et large saignée qui courait sans l'atteindre, sinon comme un point virtuel, vers la cible lointaine du Mont Tarara. C'était un cube de basalte gris, la façade ornée de six puissantes statues ( toutes représentant d'antiques faiseurs de mots ), précédée d'une esplanade à laquelle on accédait par différents niveaux du terrain. Là se rassemblait le peuple de la ville selon que l'exigeaient les circonstances : une foule fervente, unanime et debout qui envahissait tout l'espace disponible, des pentes herbeuses jusqu'au commencement de l'avenue, et sous la plus haute terrasse où se tenaient les orateurs, où se jouait le destin du pays.

Un jour, j'étais là, anonyme parmi les frères, moi en tous, tous en moi, étranger pourtant au maelström psychique qui malaxait ces dix mille têtes ( ce que je ressentis à mesure que les vociférations se déversaient dans les oreilles assoiffées, que les colères proférées ressemblaient de plus en plus aux fureurs de chacun ). Comme je m'inquiétais de ne pas éprouver les mêmes sentiments que tous les autres qui levaient le poing à certains moments du discours en manière d'approbation, j'en conclus que je devais certainement mal entendre les paroles du petit dieu qui distribuait ses sentences et proclamait sa foi. Je quittai ma place pour me rapprocher le plus possible du foyer d'éloquence. Je nageais dans un lac humain, accompagné du frémissement continu de langues fraternelles, tissé de commentaires rouges, de palabres bleutées ou de disputes couleur d'orange, une passion qui électrisait l'atmosphère, un lieu qui portait tous les signes du magique, de l'histoire en acte. Je m'élevai ensuite par une voie étroite jusqu'à l'esplanade dont l'entrée était sévèrement gardée. Mon appareil de photo me conférait sans doute une allure de journaliste et me permit le passage. Je parcourus la seconde portion du chemin encombrée de fervents palabreurs et j'atteignis ainsi les premières franges de la voix qui, rendue énorme par les amplificateurs, comme la voix secrète du peuple expulsée tout à coup d'une manière volcanique, donnait l'impression que le pays rêvait tout haut, qu'il racontait ses cauchemars ou étalait ses utopies. Du plus bas et de tous les côtés, les yeux convergeaient vers la bouche de l'orateur ; leurs yeux étaient des oreilles et leurs oreilles des entonnoirs où les mots, des mots tonnants, de vieux mots réveillés , des mots élevés à la puissance de la nation, les mêmes pour tout le monde, s'engouffraient jusqu'au tréfonds des esprits en mille coulées de lave, comme le déversement intensif de sons bouillonnants, rendus profonds, graves, avec quelque chose d'antique, par l'écho qui les accompagnait ; ils semblaient couvrir toute la ville, et s'infiltrer dans tous les foyers, et poursuivre les chiens jusque dans leur niche, et les oiseaux jusqu'en leur nid, courir dans le sillon de l'avenue pour aller frapper le flanc du Tarara et se répercuter ensuite sur le pays avec toute la solennité du tragique. Et bien que je fusse tout près de l'orateur, petit homme dur et droit comme un pilier, ses mots me parvenaient déformés par l'effet de conque qu'ils subissaient au sein de cet amphithéâtre improvisé ; ma tête essuyait un intense harcèlement sonore tandis que mon esprit bondissait sur des vagues un jour de forte tempête. Ainsi par intermittence, ma conscience m'échappait, je me sentais couler, et par moments, embrassé par la multitude, tenté, moi aussi, de lever le poing de concert avec tous les autres poings brandis en silence vers le récitant pour répondre à l'excitation fournie par un mot qui venait de faire mouche. Mais comme rien de ce que débitait le messager ne parvenait à me toucher en profondeur, comme j'avais du mal à épouser la gymnastique des bras tendus et rengainés, comme aussi, il faut bien le dire, je craignais les reproches de mon entourage devant mes abstentions, j'occupais mes mains à tenir mon appareil photographique ou à le tourner dans tous les sens en faisant mine de chercher des angles de vue pour donner l'image d'un homme soucieux de témoigner. L'orateur à deux mètres à peine de moi, et moi si près de lui, que parfois je me sentais autorisé à croire que tous les yeux de la foule se portaient indifféremment sur moi et sur lui. Mais aussi que, l'éloignement aidant, certaines gens nous confondaient, que je pouvais être à leurs yeux l'orateur et l'orateur un homme comme moi. De sorte que je me surpris à prendre le relais du discours réel et à lui substituer un discours mental de mon cru, histoire de crever par d'autres mots les mots gonflés comme des baudruches que l'orateur lançait au-dessus des têtes. Je poussai même l'exercice jusqu'à l'ajuster aux jaillissements des mains agressives. Mais plus précisément, je croyais recevoir une solennelle approbation de tout ce que proférait mon esprit, et qui s'opposait aux arguments de mon voisin. Ainsi quand lui se mit à dire : Nous avons des dignitaires corrompus..., moi je me récitai ces paroles : Le cheval blanc flotte au-dessus des petits dieux .
Lui : Soixante années de vie forcée, c'est trop !
Moi : Il quitte la vieille patrie.
Lui : On nous a trompés ! On nous trompe encore ! Les menteurs sont à la même place !
Moi : Va vers la terre que je te montrerai.
Lui : Nous ne supporterons pas plus longtemps que le gouvernement d'en haut nous assassine !
Moi : La mer qui s'assombrit éteint le cri des canards.
Lui : Nous avons tout à refaire, tout avec nos propres mains. On ne peut plus attendre.
Moi : Vêtu de givre. Couvert de vent. Comme un enfant abandonné.
Lui : Maintenant nos ennemis sont partout. Nous n'avons que la terre sous nos pieds . Mais sur elle, nous bâtirons la patrie.
Moi : Réveille-toi papillon , que je te prenne pour ami !
Et les poings qui s'étaient dressés comme une forêt de bourgeons, dix mille tout à coup à braver un ciel froid, restaient résolument fermés, durcis par les paroles de l'orateur. Je pensai : Mon voyage est malade et mes rêves entrent dans leur hiver...

 

LE PEUPLE HAÏ - II

Extraits : Voyages égarés

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