Une année mots pour maux - Octobre 1

Octobre.( Extraits)

Je suis né au confluent de deux têtes où sont entrées par force des cruautés sans nom. Quelles raisons avaient-ils de me donner ça, mes parents ? Ils en parlaient tous les soirs entre eux, comme des rescapés. Chez les uns et chez les autres, tous les soirs ils remettaient ça sur le tapis, entre deux tasses de café turc, auquel ma mère me donnait le droit de goûter. À la longue, j'en avais plein les oreilles de ces horreurs noires. Et quand une femme avait la vie au ventre, ils en parlaient dans la langue qui les avait dominés, la langue de leurs bourreaux, langue de là-bas, tout ça pour me laisser ignorer la chose. Est-ce à dire que mes parents se comportaient comme des crocodiles ou de grimaçants sanguinaires ? Loin de là. Ils vivaient en parfaites victimes, mais soucieuses d'accumuler de modestes victoires.

22 octobre Art né noir car naît monstre


C'est forcément à ces profondeurs malades que vont puiser nos images, là, sinon plus loin encore, dans une antériorité qu'on a du mal à circonscrire, et selon un mécanisme qui nous échapppe totalement. Mais la voix que nous sommes est somme de toutes les voix des hommes. Nous avons, sinon des cruautés, des lâchetés de bourreau, des comportements de monstre, des états psychologiques de victime. Ecrire est fête où ce noir profond de notre primitivité se déchaîne, où font rage les souffrances endormies, où l'idée négresse tatouée de signes hallucinés devient folle, d'une folie qui exprime les plis et les replis d'une existence en constant désaccord avec le monde.

Comme un obscur désir, comme une musique propre à brasser ce désordre auquel nous n'avons plus accès. Bénis soient ceux qui parviennent à faire vibrer la langue au rythme de ces accents excentriques. Un jour viendra où l'on comprendra les déhanchements de la phrase, ses sautillements, glissades, et tous ces passages orchestrés comme des figures dansées de syntaxe. Un air déjà entendu. Reste qu'on ignore jusqu'où plonger dans ce genre d'acrobatie. Le joli confine au lisse, le débandé frise le bestial. Le noir risque de tourner au parti pris et le monstrueux comme système de plaisir perd très vite toute crédibilité, même s'il correspond à notre fonds commun d'excitation. Faire du beau, c'est dénouer, dénouer sans cesse, déjouer les rigidités, ajouter du hasard pour donner à la vie d'autres voies que celles où elle s'ennuie. Et comme il s'agit d'écrire, il s'agit de mettre les mots dans des

23 octobre Hargne noire car né monstre


postures autant que possible inconnues, quitte à casser du cacique ou à tomber en cacologie.
C'est le risque.Et tout l'art reviendrait à le contrôler, à s'interdire les débordements, de manière que les mots donnent toute son intensité à ce qu'ils ont du mal à dire. Certains ont emprunté cette voix étroite, en jouant sur la résonance plutôt qu'à remplir la page de leurs paroles, comme le font les prolifiques au souffle océanesque. Entre le recroquevillé et le grand large, il n'y a pas à choisir. Affaire de respiration. Systole / diastole. Contraction / dilatation. Main fermée / main ouverte. Marée basse / marée haute. Selon des rythmes d'alternance à l'avenant ou arbitrairement calqués sur la mesure du temps. Avec des irrégularités, des interférences, brisures, texte éclair, long chemin de mots. Mains coupées, je vois mon père, il brandit sur elles son couteau de boucher qui lui sert à tailler les biftecks, je pleure comme un veau car il me menace à grands cris de me trancher les menottes (elles avaient, quoi ! pris quelques sous dans la caisse) tandis que ma mère implore sa pitié pour me sauver et calmer sa colère. Du théâtre ! Depuis, je vis sans mes mains. Tout juste si je parviens à les poser sur le clavier d'une page pour la remplir de mots. Histoire de me les faire réapparaître. Et le peu que je parviens à écrire me procure l'heureuse impression de les avoir reconstruites le temps d'un texte. Mais je traîne avec moi cette infirmité. Le monde ne se laisse pas caresser. On écrit vers lui comme si on avait quelque chose à se faire donner.

24 octobre Art n'est noir car ne monstre


Comme on reste impuissant à épuiser tous les plans d'une réalité et qu'on plie plus qu'on ne croit déplier l'écriture, qu'on ajoute des obscurités quand on prétend éclaircir l'objet, c'est toujours insatisfait qu'on finit par poser la plume, prenant le parti d'abandonner à temps l'oeuvre en cours pour ne pas avoir à multiplier les combinaisons, sous-entendus, démonstrations par symboles interposés dont l'accumulation ferait courir le risque de tout perdre.Mais on n'est pas à l'abri d'un brouillage. C'est que la chose à dire se pressent parfois si éloignée des réalités immédiates, située comme, on le sent, au-delà des mots dont on dispose, qu'il devient périlleux de s'en approcher autrement qu'à pas silencieux. On demeure muet devant cet impalpable et l'on doit pousser les mots à jouer aux devinettes. Périlleux... Car tout pourrait nous échapper, disparaître à jamais. Mais la mise en mots - comme on dirait mise en cage - n'équivaut pas pour autant à une victoire. Si le monstre qu'on donne à lire est prodige, il n'en cache pas moins l'essentiel. L'animal est un monde qui ne cesse pas d'étonner ; il demeure inaccessible dans le sens où son esprit ne s'exprime pas comme le nôtre. Textes monstrueux, il faut en convenir, mais qui pour autant qu'ils se présentent à nos yeux, n'en demeurent pas moins dignes d'une interrogation sans fin. Au lecteur qui s'en nourrira comme d'un jeu seront offerts des sensations d'intelligence dont ne sauraient jouir les autres. Phénomène de monstration plutôt que démonstration. À moins que la démonstration ne fasse le lit de l'absurde et ne projette du hasard au coeur gelé des lois.

25 octobre Art règne noir car né monstre

 

 

 

Extraits : Voyages égarés

Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6

Le Peuple Haï 1 2 3 4 5 6 7

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