LE PEUPLE HAÏ - III

III
(Extraits)

Description des Tarariens

Les Tarariens habitent autour du Mont Tarara depuis des siècles. Ce qui leur donnerait le droit de penser que la montagne leur appartient. Le Tarara figure sur leur drapeau, leurs timbres, leurs billets de banque, mais aussi dans leur hymne national. D'ailleurs, leurs enfants naissent avec une tache bleutée sur les fesses, ayant la forme d'un V renversé. Un signe ! Quand un Tararien lève la tête, ses yeux se heurtent obligatoirement au Tarara ; il vit avec cette grandiose obsession du paysage. Et comme les Grecs qui tournent leur maison vers la mer, les Tarariens habitent leur terre en regardant le Tarara. Ils en sont toqués. C'est leur Mecque, leur Saint Sépulcre, leur Mur des Lamentations, leur Jérusalem céleste.

( Si on leur reproche une telle idolâtrie, les Tarariens répliquent que certains peuples ont inscrit la lune sur leur propre drapeau alors même qu'elle ne leur appartient pas. Pourquoi donc n'auraient-ils pas, eux, un droit exclusif de propriété sur leur montagne ?)

Mais voilà. Aujourd'hui les Tarariens ne sont pas heureux : on les a dépossédés de leur chère montagne. Une visible tragédie de leur histoire. Massacrés, dépouillés de leurs terres, et le Mont Tarara resté chez leurs bourreaux ( l'ingrat ! ). Et quand les survivants aperçoivent le Tarara, l'autre côté de la frontière, ils voient rouge. Leurs nuits se passent en cauchemars, leurs journées en discussions politiques. Et les générations s'éteignent, laissant aux autres le soin de perpétuer leur mal, sinon de le résoudre. Un enfant tararien a reçu de son père le prénom de Vengeance. Tout un programme.

Les Tarariens aiment les Tarariens dans la mesure, la seule, où chacun reconnaît en l'autre son double, son image idéologique. Deux Tarariens qui se parlent utilisent les éléments d'un code fondé sur l'adoration perpétuelle et indiscutable de la Tararie. On teste chez l'autre sa capacité à produire et à reproduire de la tararité. Les Tarariens s'alcoolisent l'esprit avec de la mémoire tararienne. C'est un peuple qui vit dans le mimétisme et la répétition. Je ressemble, donc je suis. Panurgisme culturel. D'ailleurs, la suprême jouissance des Tarariens, c'est de se trouver en très grand nombre dans une rue ou sur une place publique en train de manifester pour la défense ou l'illustration de la Tararie. Alors ils existent. La Tararie constitue un critère de reconnaissance ou d'exclusion. On en est ou on n'en est pas. On mesure l'autre à l'aune d'un tararisme correct. Tout le reste est égarement inadmissible de l'esprit.

Mais l'inverse est également vrai. Dans le fond, les Tarariens détestent les Tarariens. Ils se jalousent , ils se fuient, ils s'entretuent.

Tous les Tarariens ne vivent pas en Tararie. Certains, après la Grande Catastrophe, ont déserté ces terres maudites (ce qui réjouit leurs bourreaux une seconde fois). Aujourd'hui, des Tarariens ont fait leur trou dans tous les pays du monde. On se surprend parfois à en trouver là où l'on s'y attendrait le moins. Pour en avoir le cœur net, un jour, traversant le désert de Gobi, j'ai soulevé une pierre au hasard et je suis tombé nez à nez avec un Tararien qui s'abritait de la chaleur. ( Tassé au fond de son trou, il ressemblait à une crotte écrasée et presque sèche. Je le pris d'abord pour un yogi dans la posture du fœtus. En fait , sous son béret tricoté en trois couleurs ( bleu, rouge, orange comme sur un drapeau ), si large qu'il devait lui servir d'ombrelle, je reconnus Fyda Perrane, peintre tararo-lattriste, c'est-à-dire tararien, latrinien, lettriste et triste ). Ainsi, quand un Tararien voyage à l'étranger, il peut être assuré de se sentir un peu chez lui en retrouvant des frères. Ces Tarariens hors-les-murs appartiennent à ce qu'on appelle communément la Diastararie, ou Tarariens de la dispersion, ceux qui, tombés de leur montagne à l'automne, jonchent le sol du monde. Mais c'est toujours l'automne en Tararie : beaucoup s'exilent, poussés par le vent, pour hurler à la mort, dans la nuit, loin du Tarara.

Aujourd'hui encore, des Tarariens quittent définitivement la Tararie. Leur nombre croît de mois en mois. Voilà bien des années, ils avaient abandonné leur pays d'adoption pour vivre en Tararie avec des Tarariens. Mais les Tarariens de souche n'ont cessé de les humilier, ces "frères". Si tu n'es pas content, retourne où tu étais ! De sorte qu'aujourd'hui, la coupe étant pleine, les "frères" se séparent de ces Tarariens qui aspirent bêtement à vivre et à s'aimer entre eux. Or, tous les Tarariens en veulent à ces déserteurs. Les premiers à s'en plaindre sont généralement ceux qui ont déjà quitté le navire ou qui n'ont jamais donné un seul coup de rame puisqu'ils ont toujours vécu hors Tararie.

Au moment où, en Tararie, sévit le sauve-qui-peut, où s'exilent, chaque mois, deux mille Tarariens, où aucun Tararien extérieur ne songe à s'installer définitivement au pays, certains réclament des terres en criant le plus fort possible : " I-an ! I-an ! I-an ! " La vie de tout Tararien qui se respecte consiste, dans le fond, à réclamer des terres qu'il a perdues. C'est l'unique credo, le tao qui se mord la queue. Reste à savoir si ces terres une fois reconquises pourraient de nouveau leur échapper. Il s'agirait alors de reprendre la lutte. Et ainsi jusqu'à la fin des temps... D'ailleurs l'histoire de la Tararie montre, à partir d'une certaine hauteur de vue, que ses frontières furent d'une effrayante mobilité. Durant des siècles, elles avaient même complètement disparu.Que propose un philosophe tararien à un Tararien ? D'être et de rester tararien.

Que propose un poète tararien à un Tararien ? D'être et de rester tararien.

Que propose un religieux tararien à un Tararien ? D'être et de rester tararien.

C'est ce qu'a peut-être voulu dire Thoros par ces paroles :

Nos philosophes font de la philosophie, mais ne sont pas philosophes.

Nos poètes font de la poésie, mais ne sont pas poètes.

Nos religieux pratiquent leur religion, mais sont dépourvus de sens mystique .

Les écrivains tarariens s'adressent à des Tarariens pour cultiver leur tararisme. Ils s'écartent rarement de ce programme. Chaque voix tararienne est une variation sur la Tararie.

Les Tarariens ont peu d'écrivains scandaleux. Leurs écrivains eux-mêmes ont peur du scandale. Les premiers obligent tacitement les seconds à aboyer comme eux. Dans ces conditions, l'écrivain devient timoré, apathique ou démagogue. Et le peuple demeure immobile.

Pour comprendre les Tarariens, il faut connaître le chiffre deux. Aucun peuple au monde ne pratique à ce point la division, c'est-à-dire l'opposition de deux termes non dialectiques. A croire que c'est là son unique mode d'existence et de cohérence. ( J'ai dit plus haut que chaque Tararien recherchait en l'autre son propre double comme image du tararisme. C'est en fait au nom d'un tararisme passionné et pur qu'un Tararien, tenant de telle doctrine, rejettera un autre Tararien partisan d'une opinion différente ). Ainsi, comme on l'a déjà vu, il existe deux lieux sur terre où vivent les Tarariens : la Tararie et le reste du monde. En somme, deux patries. Cet état des choses en entraîne d'autres : les Tarariens parlent deux langues, ont une Eglise avec deux papes, deux partis politiques ( les pour et les contre ), deux façons de dire ah !, deux poches à leurs pantalons, deux oreilles ( l'une pour écouter, l'autre pour faire le sourd), deux équipes de football ( mais peut-être en ont-ils trois ! ), deux fleuves ( qui, en Tararie, ne se rencontrent jamais), deux voies à sens opposés sur leurs autoroutes, deux mains ( une pour dire bonjour, l'autre pour... ), deux entrées dans leurs autobus, qui sont également deux sorties, etc... Ah ! j'oubliais : deux hémisphères cérébraux ( ce qui pourrait tout expliquer). Le Mont Tarara étant une montagne à deux sommets, faut-il voir dans cette bicéphalie un modèle auquel se conforme tout Tararien ? Mais je n'irai pas jusque-là.

Quand un Tararien fait baptiser son enfant, il n'en fait pas un fils de Dieu. Il en fait un Tararien.

Les Tarariens ont un tel culte du passé qu'ils finissent par le reproduire.

Ils ont la lettre, et ils ont perdu l'esprit.

Les seuls Tarariens qui défendent la Tararie sont ceux qui l'attaquent. ( Mais ils sont vite neutralisés : lapidés, phagocytés, ou plus simplement excrémentés ).

Le Tarara est un bout du monde. Un sommet... Indicateur de l'infini certes, mais si petit devant l'infini.

Le Tarara n'est pas une montagne. C'est un gouffre, un piège, un idéal de grâce et de fatalité.

Les Tarariens imitent, s'imitent, se copient, reproduisent... Savent-ils inventer ?

Ils parlent de génocide. Pas de la mort. Les champions du "pathos nécro-culturel" (J.B.). La mort, dans le fond, ne les intéresse pas. Seul existe l'en-deçà. L'Histoire. Qui est l'avant et qui est l'après. Leur vie dans l'histoire, dans le cercueil de l'histoire. Leur vie est l'histoire de leurs frontières. Leur vie dans le cercueil de leurs frontières.

Les Tarariens ont un sentiment et ils croient penser. C'est d'ailleurs tout le drame de leurs intellectuels, de ceux qui pensent vraiment.

Sont-ils victimes de leur ignorance ? Enfermés dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et qu'ils se donnent, les Tarariens se voient en incorrigibles martyrs.

Les Tarariens se rasent tous les deux ou trois jours. Porter la barbe est signe de deuil , mais aussi de reconnaissance. Les hommes y ajoutent le vêtement noir, quand ce n'est pas nécessaire. Des pleureuses. On pourrait les croire habités par ce qu'on appelle une foi de charbonnier. Un jour, pour en avoir le cœur net, j'interrogeai Jhanrou Mherdad sur ce genre de prédilection, vu que, représentant archétypique de ce genre d'uniforme, son extérieur laissait supposer des dessous identiques, et ainsi de suite. Il me déclara qu'il vivait en état de deuil permanent comme il existe un état révolutionnaire de même durée idéologique. A la vue des cheveux blancs qui commençaient à concurrencer sérieusement sa tignasse d'origine, je fus saisi d'inquiétude et lui en fis part. C'est très simple, me répondit-il, le jour où j'en aurai trop , je troquerai mes habits noirs pour des blancs. Et le tour sera joué. Il est vrai, après tout, que le blanc, dans certains pays d'Asie, reste la marque du deuil. Mais c'est fort salissant.

Depuis que le Tarara a rengainé son feu, depuis qu'il s'est cryogénisé ( en attendant de fondre un jour sur le vieux pays, par surprise, iconoclaste suicidaire de sa propre somptuosité ), les Tarariens, en dignes fils de leur montagne, se nourrissent de menus incendies pour alimenter leur culte : viandes épicées, eau-de-vie qu'ils boivent dans de grands verres comme leur eau culturelle, en grimaçant d'effort puis de soulagement , toutes sortes de légumes imprégnés de vinaigre, et j'en passe. Les Tarariens sont des mangeurs de viandes, autrement dit des tueurs. Tueurs transparents, bouchers qui opèrent sans hypocrisie puisqu'ils ne dissimulent pas aux yeux des hôtes la bête qu'ils feront mourir et qui servira au festin. D'ailleurs elle ne meurt pas, elle "crève". Mourir est un privilège d'homme. C'est pourquoi jamais, depuis que le Tararien existe, n'est venue à sa conscience l'idée qu'un animal puisse souffrir. Jamais un Tararien n'atteindra cette conscience-là, le sens d'une vie autre. En Tararie, le grand massacre des moutons bat son plein avec l'arrivée des beaux jours, en Avril. Ainsi, aux abords des églises et des monastères, on a dû aménager des lieux consacrés à ce rite ; les pierres sont rougies par le sang et les mouches vertes s'affairent sur les poubelles, ventres de fer pour les abats. Vous parlez, quel festin sous le soleil, surtout quand, dans les jours les plus fastes, le Tarara se montre aussi blanc et acéré qu'une canine ! Le sacrifice fait partie de la religion tararienne. Peu importe le dieu du moment. Les Tarariens, ces ténébreux crépusculaires doués de mémoire trouble, aiment associer le sacré à la grande bâfre, l'adoration de l'Agneau à la dévoration du mouton. La bête est d'abord découpée en morceaux ayant la dimension d'une gloutonnante bouche humaine ; on laisse ensuite les fragments de chair s'infuser de poivre rouge et d'oignons ; le tout passe enfin à la flamme, une flamme nourrie aux sarments de vigne tararienne, comme il convient. Celui qui n'a pas vu un Tararien tirer de toutes ses dents et de tous ses doigts sur une viande rebelle, s'affairer avec la ténacité d'une ventouse, mâchonner, avec quelle délectation sauvage ! le feu des épices, puis transformer à la longue son œsophage en cheminée volcanique, n'a rien vu. Alors, le ventre dilaté par les bières successives, le toast-au-frère boursouflé de vapeurs et de comédie, la bouche crachant ensuite toutes sortes de laves et de scories verbales, le Tararien atteint son nirvâna flatulent. Il lui arrive même de danser des danses gélatineuses et de chanter des chansons flasques aux sons d'un blues nostalgique fait de tambourin grêle et de clarinette nasillarde, typiques du lieu. Le Tararien tient tellement à mordre dans sa viande qu'en période de restriction son regard se tourne vers le zoo, un regard si gourmand que son œil s'exorbite et que lui vient l'eau de l'appétit. On a même vu, une certaine année, des hommes aux airs de fauves rôder autour des cages. Fryda le chimpanzé et Rhoujan l'ours noir, deux exilés emblématiques de la Tararie, ont jusque-là été épargnés. Mais avec la fin du communisme et la montée des anarchies, les voilà qu'ils tremblent à faire trembler leurs barreaux. Je les imagine pourtant comme une belle brochette, épicés au poivre rouge, parfumés d'oignons frais, d'aromates locaux, grillant à petit feu, puis amoureusement broyés par une mâchoire tararienne. En vérité, quel apaisement ce serait ! Et quelles métamorphoses digestives connaîtraient nos deux spécimens d'exposition dans le ventre d'un frère humain affamé !

 

Sibérie des jours parisiens

Quand le wagon qui se présenta devant lui ouvrit ses portes, la gueule ouverte comme un lion, Arouna Saoud prit peur et hésita à engager le pas. Mais voyant que d'autres hommes s'y précipitaient sans l'ombre d'un flottement, il saisit ses bagages et monta dans la voiture. Il entendit une sonnerie, puis les portes claquèrent l'une contre l'autre, en glissant sur leurs rails à la manière d'un couperet. Et là, ce qu'il vit le consterna. D'abord son visage s'assombrit malgré lui par le simple fait qu'il se sentit tout à coup encerclé par des têtes toutes aussi morbides les unes que les autres. Et il comprit très vite qu'il lui serait impossible de remonter ses propres traits par un sourire tant pesaient sur lui, et de tout leur poids, ces masques gelés par une sorte d'attente triste ou peut-être d'insatisfaction. Voilà bien ta chance, Arouna , se dit-il. Te voici tombé au milieu d'un convoi mortuaire. Il chercha des yeux le défunt qu'on pleurait et ne trouva personne. L'homme qu'il interrogea le toisa froidement. Le mort ? Vous cherchez le mort ! Je vois. Vous n'êtes pas d'ici, vous ! lui répondit-il. Mais vous ne voyez pas ? Le mort, c'est moi, c'est lui, c'est nous tous. Si vous restez assez longtemps avec nous, vous aussi vous serez mort. Bienvenue dans la compagnie ! La rame s'arrêta, l'homme fit un pas de côté pour éviter Arouna et sortit. Arouna fut alors obligé de se déplacer car d'autres personnes vinrent occuper la plate-forme. La sonnerie retentit, puis les portes s'embrassèrent bord à bord, et le train s'ébranla. Aussitôt après, Arouna entendit une musique. Un jeune guitariste, adossé à une portière, se mit à jouer un air mélancolique, les yeux noyés dans sa mélodie. Arouna pensa qu'il accompagnait le cortège et qu'il allait de wagon en wagon pour célébrer le mort en musique. Il constata que les visages, loin de se déplier, se frippaient davantage sous le charme des sons magnifiquement tissés qui traversaient les têtes en s'infiltrant dans les oreilles pour les enfiler comme des perles. Puis le guitariste, son morceau de musique terminé, se déplaça dans l'assistance la main tendue et se trouva bientôt devant lui. Arouna lui demanda ce qu'il devait faire. Une petite pièce pour la musique, s'il vous plaît ? supplia le jeune homme. Mais Arouna, inquiet, lui reservit la question qu'il avait posée à l'autre homme.

- Le mort ? Où est le mort ?

- Il n'y a pas de mort , elle est partout.

Arouna sortit à la station suivante, prit place sur un siège. Il regarda longuement les hommes marcher dans les tunnels et se mit à penser au soleil de son Afrique, à Cabanaturan, son village, où il avait vu pour la première fois l'image de sa face dans l'eau ronde du puits.

Le livre de mon père

A la date du 19 Mai 19..., peu avant minuit, j'étais encore en possession d'une bibliothèque riche d'environ 2000 volumes. Je ne l'avais héritée de personne. Elle s'était constituée au fil des années selon une courbe de croissance irrégulière mais constante, qui épousait exactement mes poussées d'enthousiasme pour tel auteur ou tel autre, mes études à l'université, les variations de mes salaires ou les opportunités du moment.

En fuyant son pays mis à feu et à sang, mon père avait cru bon d'emporter avec lui, non pas le " Livre des Prières" , dans une édition des Mékhitaristes de Venise, qui appartenait à la famille depuis des générations, mais le "Nasr Eddin", recueil d'aventures et de sagesses humoristiques survenues à un personnage dont les sottises donnaient au lecteur une agréable impression d'intelligence, un livre traduit et publié au " pays" , qui datait de 191O, cinq ans avant la grande Catastrophe, malmené par les intempéries, écorné, jauni, avec une couverture de fortune, offert par sa propre sœur Araxie, boiteuse comme lui, mariée à un presque sourd, et surnommée " la religieuse" à cause de sa manie de prier. Je suppose que ce livre qu'il sauva des flammes tempéra la brutalité de son dépaysement. Il n'avait rien du livre ancien qu'on collectionne, mais pour moi, il était précieux car il avait accompagné les années noires que mes parents avait connues. Il me donnait à lire mon père, sa philosophie souriante, le parfum qui régnait autour de ces années-là. Il symbolisait dans mon esprit le noyau de toute ma bibliothèque.

Comme je disposais de deux pièces au premier étage d'une aile qui prolongeait vers le jardin le corps de la maison familiale, j'y avais aménagé mon bureau et concentré tous mes livres. Dans la première pièce, six meubles vitrés identiques, de couleur acajou, couvraient les murs est et nord et montaient presque au plafond. Dans l'autre, confectionnée par moi-même, la bibliothèque cachait, sur un mètre de hauteur, le bas des murs est et nord également. Une petite fenêtre me permettait de plonger le regard dans le jardin jusqu'à sa limite orientale où s'élevait le talus de la voie ferrée.

Dire que j'avais procédé à un classement rationnel serait excessif. Si la philosophie occupait deux fois trois mètres de la seconde bibliothèque, la littérature étrangère deux meubles de la première pièce, le reste s'organisait en archipel où les beaux-arts côtoyaient l'entomologie, où la botanique n'était qu'à quelques volumes de l'histoire, où la poésie, en grande partie cachée derrière une série richement reliée d'auteurs classiques, tantôt ici, tantôt là, était pour ainsi dire partout, comme la mer entre les îles.

Mon bureau se trouvait au-dessus d'un garage qui faisait office d'atelier. Une nuit, celle du 19 Mai 19..., un court-circuit mit le feu à des cartons tachés d'huile, puis à un bidon d'essence. Toute la maisonnée dormait ; les flammes s'engagèrent librement vers le premier étage. Il était déjà trop tard quand les pompiers arrivèrent sur les lieux. La petite dépendance s'était transformée en torche ; des pages noircies aux franges ignescentes, projetées vers le ciel, dansaient en planant au-dessus du brasier, comme des lambeaux de ténèbres. Au beau milieu des ruines, se dressaient deux poutrelles en forme de croix renversée, qui marquaient le lieu et le moment. J'ai encore devant les yeux cette croix oblique, portée par un dieu calciné. C'était la page d'une histoire que m'avait racontée mon père survenue durant la grande Catastrophe. Comme on les pourchassait, les nôtres s'étaient réfugiés dans leur église ; les autres y mirent le feu en y jetant nos livres, tous les livres qu'ils trouvèrent dans les maisons de leurs victimes, avec une rage folle, une volonté de nous détruire jusqu'à la racine de notre existence. Et mon père prolongeait cette histoire par une autre à laquelle je croyais aussi fermement : tandis que hommes et livres se laissaient dévorer par l'incendie, les auteurs de ces mêmes livres, quant à eux, moines historiens du Vème siècle, prêtres-poètes du Xème, chanteurs de cour et autres, buvaient du thé à l'ombre fraîche du vieux sossi qui se dressait dans le village. Le plus vieux de tous les arbres du monde, s'empressait-il d'ajouter. Ils avaient la paix avec eux, car ils savaient qu'ils étaient devenus, au fil des siècles, non pas des livres de papier mais des mots indestructibles qui logeaient dans les bouches comme une nourriture faite de louange à Dieu et au monde, merveille qu'Il avait faite. Or mon père avait choisi un autre livre, un livre qui ne figurait pas parmi ceux qu'on avait brûlés, le livre des autres. J'avais même l'impression qu'il tuait en lui l'histoire la plus criante et ses légendes en emportant le "Nasr Eddin" dans son exil.

Curieusement, le spectacle des décombres n'éveillait en moi aucune réelle tristesse. En somme, j'avais toujours eu le sentiment obscur d'être prisonnier de ma bibliothèque. Chaque livre était un barreau de prison qui partait en fumée. Tous m'avaient empêché de vivre, m'obligeant à revenir à eux par faiblesse ou par habitude, nourriture qui me dévorait, m'enfumait l'esprit au lieu de me rendre la réalité plus transparente. Désormais, j'aurais la possibilité de les oublier. Je me mis alors à penser à mon père, homme d'un seul livre, et quel livre ! d'un livre sauvé des flammes et que les flammes en ce moment martyrisaient, comme la fin d'un sursis.

Les jets d'eau qui tombaient en pluie de plomb eurent raison des derniers souffles du brasier. Portes et poutres consumées, pierres couvertes de suie, cendres... De ce chaos, je parvins à dégager un seul volume, unique rescapé du massacre. Il était gonflé d'eau, taché de boue. Le titre se lisait encore sur la couverture : " Mémoires du Feu ".

Je ne l'avais pas encore lu. Je le tendis à mon fils Samuel, spectateur halluciné du désastre, en disant : Un livre, c'est le commencement d'une bibliothèque , le commencement d'une vie. Il ne savait pas encore lire, mais l'objet miraculé qu'il tenait fermement dans ses petites mains blanches suffit à l'apaiser. Il leva vers moi son visage. Il me souriait.

De père en fils

C'était un colosse à grosse barbe, mafflu et ventre fort, l'Evêque, étincelant de pied en cap(e), avec une voix de chêne qui inondait la nef d'une grave solennité. On lui tendit le bébé, un garçon gras aux cheveux noirs. Le religieux se mit à le déshabiller, religieusement comme il se doit. Le père, la mère, les cousins, les amis, debout en demi-cercle, les yeux collés au centre de la scène, attentifs au dévoilement, tous, regards mystiques, guettaient l'apparition du petit jésus. Le géant mitré en vint au dernier linge qu'il ôta avec délicatesse, dans un geste pudique et théâtral. Alors les yeux gourmands s'emplirent de la merveille, tous les yeux s'engouffrant là, tous étant ça tout à coup, les mères, les filles, les hommes, ce subtil morceau de chair promis aux extases, aux hautes fonctions d'engendrement, de perpétuation de la race. Les enfants se hissaient sur les chaises ou tentaient de se faire porter par les adultes pour être à la hauteur de la situation. Eux aussi, déjà ! voulaient voir. Chantées à pleine bouche ou parlées de même, les formules magiques accompagnèrent la première immersion, dans une bassine pleine d'eau, du dernier-né des Sarion, le fils de Saro Sarion, cet homme au petit front, nez osseux et regard cassé, mélange de rapace et de chien battu, qui se tenait en face de l'officiant. Oui, dans les yeux du père étaient incrustés de vieux cauchemars : mère violée, père emporté par les soldats, longues traînées d'orphelins squelettiques sauvés in extremis par la Mission. Des yeux de larmes et d'acier. L'enfant fut plongé pour la seconde fois avec les mêmes formules. A mesure que le bambin surgissait hors de l'eau baptismale, Sarion se revoyait échappant à la noyade, se débattant comme un désespéré dans le fleuve où l'avaient jeté des Crutes. Le père Drô, un pêcheur, homme d'un seul bras, l'avait saisi par les cheveux et tiré sur la berge. La troisième fois, le grand célébrant fut frappé net dans sa psalmodie, brusquement coupé dans son élan liturgique par un trou de mémoire.

Comment doit-on l'appeler ? demanda-t-il.

- Vréj ! répondit Saro, légèrement agacé par cette cassure dans le sublime. Il répéta : Vréj .

L'Evêque, une seconde fois, marqua un temps d'arrêt, l'air stupide.

Vous avez bien dit ... Vréj ?

- Oui, fit l'autre, sur un ton plutôt agressif, comme s'il s'adressait à son propre ennemi. J'ai dit Vréj .

Et le disque incantatoire se remit en marche. Seigneur de vérité ! Daigne poser ta lumière sur Vréj, ta lumière sur ton fils etc...

Alors, Sara Sarion, petite fille à robe rose, se tourna vers sa mère pour lui demander le sens de ce prénom. Ca veut dire vengeance , fit sa mère.Vengeance, tout simplement !

On sécha le baigneur.

III
Cris blancs

Dans ses draps d'hôpital elle s'enlisait comme chaque jour dans sa mort, elle se noyait dans son propre corps, elle s'engourdissait. Des arums, des lys et de grosses marguerites fusaient des vases.

( Maintenant vous savez ce que c'est. En l'état actuel de la recherche, nous n'avons pas de remèdes contre ça. )

Ani Salviani songeait à son nom. Un nom qui n'avait pas vécu en quelque sorte, un nom maudit et qui roulait dans sa tête ses cris et ses échos. " Ani Salviani !" On ne t'aura pas laissé le temps de te marier ni de donner le jour à un être neuf. Naître Salviani et mourir Salviani... L'homme, l'étranger qui t'aurait délivrée des cris et de leurs échos, aura manqué à ton appel. Maladies plus fortes. Désordre plus fort...

( Tu avais beau te dire : " Non, ce n'est pas possible ! Ce n'est pas possible ! Tous les médecins peuvent se tromper !" )

Ces cris et ces échos... Ils ne te lâchent plus. ANI... IAN... ANI... Archet qui jure, chat qui miaule, déchirement de pleureuse... Un nom que tu n'as pas choisi. Nœuds d'échos et de cris. Galets sur galets qui roulent, qui rampent dans les muscles marins. Qui appelle qui appelle qui ? L'insupportable chose absente. Tu voudrais le fracasser sur ces murs blancs, ce sac de sang. Qu'il éclate sur ces murs ! Sonorités assassines qui t'imprègnent, qui t'emprisonnent. Elles remplissent ta chambre. Tout à l'heure les médecins et les infirmières vont entrer dans ton nom, mais ils ne l'emporteront pas avec eux. La seule chose qui te survivra. En seras-tu délivrée bientôt ?

( Tu te répétais : " Pourquoi moi ? Pourquoi moi ?")

Ani... Les murs roux d'une ville ruinée par mille années de vide. C'est ça que tu portes dans ton nom. Les gens de notre espèce ont tous un nom qui se termine par ani. Ca veut dire catastrophe. Tous sans exception ou presque. C'est notre queue à nous, chiens errants, et nous traînons derrière nous cet appendice national. Signe de deuil et de reconnaissance. Catastrophe ! Des milliers de morts dans ces trois lettres. Toute la haine du monde dans trois lettres. Peuple haï ! Peuple haï ! La haine des hommes est sur nous. Cris des tueurs et cris des torturés dans ani... Leur écho jusqu'à toi. Mère dit un jour : Voici ton nom pour que tu n'oublies pas . Ta fille n'a pas oublié, mère ! Et même si peu oublié que sa vie pue le cadavre. Elle est pleine de cris et d'échos. Je suis enceinte de tes propres cris... Ma vie est devenue une caisse de résonances, un cercueil bien fermé qui flotte au milieu des hommes. Car aucun homme n'a osé... De l'air ! De l'air ! Maintenant je vais mourir d'une mort juste. Les morts d'hier m'ont perdue. Et je n'ai rien à dire contre ça. Qu'importe le passé noir qui a miné ma jeunesse. Et maintenant personne pour m'indiquer où je vais. Pas même toi, mère, car tu m'as trompée. Tu as trompé ma vie. Ma vie pour toi ne valait pas une catastrophe. Toi qui es morte sous le poids de tes dix mille morts, tu n'as jamais été capable de m'apprendre ça. Est-ce que c'est toi ce sifflement dans mon oreille ? Cet i perçant, persistant ? Comme une flèche qui s'enfonce dans un lieu inconnu. Un lieu habité par la paix. I comme dans Ani Salviani... Mère ! Est-ce que c'est toi qui chuchotes dans mon oreille , Salv....

Deux jours plus tard, l'infirmière de service jeta dans une poubelle des bouquets d'arums, de lys et de grosses marguerites molles.

Description des Tarariens

Les Tarariens habitent autour du Mont Tarara depuis des siècles. Ce qui leur donnerait le droit de penser que la montagne leur appartient. Le Tarara figure sur leur drapeau, leurs timbres, leurs billets de banque, mais aussi dans leur hymne national. D'ailleurs, leurs enfants naissent avec une tache bleutée sur les fesses, ayant la forme d'un V renversé. Un signe ! Quand un Tararien lève la tête, ses yeux se heurtent obligatoirement au Tarara ; il vit avec cette grandiose obsession du paysage. Et comme les Grecs qui tournent leur maison vers la mer, les Tarariens habitent leur terre en regardant le Tarara. Ils en sont toqués. C'est leur Mecque, leur Saint Sépulcre, leur Mur des Lamentations, leur Jérusalem céleste.

( Si on leur reproche une telle idolâtrie, les Tarariens répliquent que certains peuples ont inscrit la lune sur leur propre drapeau alors même qu'elle ne leur appartient pas. Pourquoi donc n'auraient-ils pas, eux, un droit exclusif de propriété sur leur montagne ?)

Mais voilà. Aujourd'hui les Tarariens ne sont pas heureux : on les a dépossédés de leur chère montagne. Une visible tragédie de leur histoire. Massacrés, dépouillés de leurs terres, et le Mont Tarara resté chez leurs bourreaux ( l'ingrat ! ). Et quand les survivants aperçoivent le Tarara, l'autre côté de la frontière, ils voient rouge. Leurs nuits se passent en cauchemars, leurs journées en discussions politiques. Et les générations s'éteignent, laissant aux autres le soin de perpétuer leur mal, sinon de le résoudre. Un enfant tararien a reçu de son père le prénom de Vengeance. Tout un programme.

Les Tarariens aiment les Tarariens dans la mesure, la seule, où chacun reconnaît en l'autre son double, son image idéologique. Deux Tarariens qui se parlent utilisent les éléments d'un code fondé sur l'adoration perpétuelle et indiscutable de la Tararie. On teste chez l'autre sa capacité à produire et à reproduire de la tararité. Les Tarariens s'alcoolisent l'esprit avec de la mémoire tararienne. C'est un peuple qui vit dans le mimétisme et la répétition. Je ressemble, donc je suis. Panurgisme culturel. D'ailleurs, la suprême jouissance des Tarariens, c'est de se trouver en très grand nombre dans une rue ou sur une place publique en train de manifester pour la défense ou l'illustration de la Tararie. Alors ils existent. La Tararie constitue un critère de reconnaissance ou d'exclusion. On en est ou on n'en est pas. On mesure l'autre à l'aune d'un tararisme correct. Tout le reste est égarement inadmissible de l'esprit.

Mais l'inverse est également vrai. Dans le fond, les Tarariens détestent les Tarariens. Ils se jalousent , ils se fuient, ils s'entretuent.

Tous les Tarariens ne vivent pas en Tararie. Certains, après la Grande Catastrophe, ont déserté ces terres maudites (ce qui réjouit leurs bourreaux une seconde fois). Aujourd'hui, des Tarariens ont fait leur trou dans tous les pays du monde. On se surprend parfois à en trouver là où l'on s'y attendrait le moins. Pour en avoir le cœur net, un jour, traversant le désert de Gobi, j'ai soulevé une pierre au hasard et je suis tombé nez à nez avec un Tararien qui s'abritait de la chaleur. ( Tassé au fond de son trou, il ressemblait à une crotte écrasée et presque sèche. Je le pris d'abord pour un yogi dans la posture du fœtus. En fait , sous son béret tricoté en trois couleurs ( bleu, rouge, orange comme sur un drapeau ), si large qu'il devait lui servir d'ombrelle, je reconnus Fyda Perrane, peintre tararo-lattriste, c'est-à-dire tararien, latrinien, lettriste et triste ). Ainsi, quand un Tararien voyage à l'étranger, il peut être assuré de se sentir un peu chez lui en retrouvant des frères. Ces Tarariens hors-les-murs appartiennent à ce qu'on appelle communément la Diastararie, ou Tarariens de la dispersion, ceux qui, tombés de leur montagne à l'automne, jonchent le sol du monde. Mais c'est toujours l'automne en Tararie : beaucoup s'exilent, poussés par le vent, pour hurler à la mort, dans la nuit, loin du Tarara.

Aujourd'hui encore, des Tarariens quittent définitivement la Tararie. Leur nombre croît de mois en mois. Voilà bien des années, ils avaient abandonné leur pays d'adoption pour vivre en Tararie avec des Tarariens. Mais les Tarariens de souche n'ont cessé de les humilier, ces "frères". Si tu n'es pas content, retourne où tu étais ! De sorte qu'aujourd'hui, la coupe étant pleine, les "frères" se séparent de ces Tarariens qui aspirent bêtement à vivre et à s'aimer entre eux. Or, tous les Tarariens en veulent à ces déserteurs. Les premiers à s'en plaindre sont généralement ceux qui ont déjà quitté le navire ou qui n'ont jamais donné un seul coup de rame puisqu'ils ont toujours vécu hors Tararie.

Au moment où, en Tararie, sévit le sauve-qui-peut, où s'exilent, chaque mois, deux mille Tarariens, où aucun Tararien extérieur ne songe à s'installer définitivement au pays, certains réclament des terres en criant le plus fort possible : " I-an ! I-an ! I-an ! " La vie de tout Tararien qui se respecte consiste, dans le fond, à réclamer des terres qu'il a perdues. C'est l'unique credo, le tao qui se mord la queue. Reste à savoir si ces terres une fois reconquises pourraient de nouveau leur échapper. Il s'agirait alors de reprendre la lutte. Et ainsi jusqu'à la fin des temps... D'ailleurs l'histoire de la Tararie montre, à partir d'une certaine hauteur de vue, que ses frontières furent d'une effrayante mobilité. Durant des siècles, elles avaient même complètement disparu.Que propose un philosophe tararien à un Tararien ? D'être et de rester tararien.

Que propose un poète tararien à un Tararien ? D'être et de rester tararien.

Que propose un religieux tararien à un Tararien ? D'être et de rester tararien.

C'est ce qu'a peut-être voulu dire Thoros par ces paroles :

Nos philosophes font de la philosophie, mais ne sont pas philosophes.

Nos poètes font de la poésie, mais ne sont pas poètes.

Nos religieux pratiquent leur religion, mais sont dépourvus de sens mystique .

Les écrivains tarariens s'adressent à des Tarariens pour cultiver leur tararisme. Ils s'écartent rarement de ce programme. Chaque voix tararienne est une variation sur la Tararie.

Les Tarariens ont peu d'écrivains scandaleux. Leurs écrivains eux-mêmes ont peur du scandale. Les premiers obligent tacitement les seconds à aboyer comme eux. Dans ces conditions, l'écrivain devient timoré, apathique ou démagogue. Et le peuple demeure immobile.

Pour comprendre les Tarariens, il faut connaître le chiffre deux. Aucun peuple au monde ne pratique à ce point la division, c'est-à-dire l'opposition de deux termes non dialectiques. A croire que c'est là son unique mode d'existence et de cohérence. ( J'ai dit plus haut que chaque Tararien recherchait en l'autre son propre double comme image du tararisme. C'est en fait au nom d'un tararisme passionné et pur qu'un Tararien, tenant de telle doctrine, rejettera un autre Tararien partisan d'une opinion différente ). Ainsi, comme on l'a déjà vu, il existe deux lieux sur terre où vivent les Tarariens : la Tararie et le reste du monde. En somme, deux patries. Cet état des choses en entraîne d'autres : les Tarariens parlent deux langues, ont une Eglise avec deux papes, deux partis politiques ( les pour et les contre ), deux façons de dire ah !, deux poches à leurs pantalons, deux oreilles ( l'une pour écouter, l'autre pour faire le sourd), deux équipes de football ( mais peut-être en ont-ils trois ! ), deux fleuves ( qui, en Tararie, ne se rencontrent jamais), deux voies à sens opposés sur leurs autoroutes, deux mains ( une pour dire bonjour, l'autre pour... ), deux entrées dans leurs autobus, qui sont également deux sorties, etc... Ah ! j'oubliais : deux hémisphères cérébraux ( ce qui pourrait tout expliquer). Le Mont Tarara étant une montagne à deux sommets, faut-il voir dans cette bicéphalie un modèle auquel se conforme tout Tararien ? Mais je n'irai pas jusque-là.

Quand un Tararien fait baptiser son enfant, il n'en fait pas un fils de Dieu. Il en fait un Tararien.

Les Tarariens ont un tel culte du passé qu'ils finissent par le reproduire.

Ils ont la lettre, et ils ont perdu l'esprit.

Les seuls Tarariens qui défendent la Tararie sont ceux qui l'attaquent. ( Mais ils sont vite neutralisés : lapidés, phagocytés, ou plus simplement excrémentés ).

Le Tarara est un bout du monde. Un sommet... Indicateur de l'infini certes, mais si petit devant l'infini.

Le Tarara n'est pas une montagne. C'est un gouffre, un piège, un idéal de grâce et de fatalité.

Les Tarariens imitent, s'imitent, se copient, reproduisent... Savent-ils inventer ?

Ils parlent de génocide. Pas de la mort. Les champions du "pathos nécro-culturel" (J.B.). La mort, dans le fond, ne les intéresse pas. Seul existe l'en-deçà. L'Histoire. Qui est l'avant et qui est l'après. Leur vie dans l'histoire, dans le cercueil de l'histoire. Leur vie est l'histoire de leurs frontières. Leur vie dans le cercueil de leurs frontières.

Les Tarariens ont un sentiment et ils croient penser. C'est d'ailleurs tout le drame de leurs intellectuels, de ceux qui pensent vraiment.

Sont-ils victimes de leur ignorance ? Enfermés dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et qu'ils se donnent, les Tarariens se voient en incorrigibles martyrs.

Les Tarariens se rasent tous les deux ou trois jours. Porter la barbe est signe de deuil , mais aussi de reconnaissance. Les hommes y ajoutent le vêtement noir, quand ce n'est pas nécessaire. Des pleureuses. On pourrait les croire habités par ce qu'on appelle une foi de charbonnier. Un jour, pour en avoir le cœur net, j'interrogeai Jhanrou Mherdad sur ce genre de prédilection, vu que, représentant archétypique de ce genre d'uniforme, son extérieur laissait supposer des dessous identiques, et ainsi de suite. Il me déclara qu'il vivait en état de deuil permanent comme il existe un état révolutionnaire de même durée idéologique. A la vue des cheveux blancs qui commençaient à concurrencer sérieusement sa tignasse d'origine, je fus saisi d'inquiétude et lui en fis part. C'est très simple, me répondit-il, le jour où j'en aurai trop , je troquerai mes habits noirs pour des blancs. Et le tour sera joué. Il est vrai, après tout, que le blanc, dans certains pays d'Asie, reste la marque du deuil. Mais c'est fort salissant.

Depuis que le Tarara a rengainé son feu, depuis qu'il s'est cryogénisé ( en attendant de fondre un jour sur le vieux pays, par surprise, iconoclaste suicidaire de sa propre somptuosité ), les Tarariens, en dignes fils de leur montagne, se nourrissent de menus incendies pour alimenter leur culte : viandes épicées, eau-de-vie qu'ils boivent dans de grands verres comme leur eau culturelle, en grimaçant d'effort puis de soulagement , toutes sortes de légumes imprégnés de vinaigre, et j'en passe. Les Tarariens sont des mangeurs de viandes, autrement dit des tueurs. Tueurs transparents, bouchers qui opèrent sans hypocrisie puisqu'ils ne dissimulent pas aux yeux des hôtes la bête qu'ils feront mourir et qui servira au festin. D'ailleurs elle ne meurt pas, elle "crève". Mourir est un privilège d'homme. C'est pourquoi jamais, depuis que le Tararien existe, n'est venue à sa conscience l'idée qu'un animal puisse souffrir. Jamais un Tararien n'atteindra cette conscience-là, le sens d'une vie autre. En Tararie, le grand massacre des moutons bat son plein avec l'arrivée des beaux jours, en Avril. Ainsi, aux abords des églises et des monastères, on a dû aménager des lieux consacrés à ce rite ; les pierres sont rougies par le sang et les mouches vertes s'affairent sur les poubelles, ventres de fer pour les abats. Vous parlez, quel festin sous le soleil, surtout quand, dans les jours les plus fastes, le Tarara se montre aussi blanc et acéré qu'une canine ! Le sacrifice fait partie de la religion tararienne. Peu importe le dieu du moment. Les Tarariens, ces ténébreux crépusculaires doués de mémoire trouble, aiment associer le sacré à la grande bâfre, l'adoration de l'Agneau à la dévoration du mouton. La bête est d'abord découpée en morceaux ayant la dimension d'une gloutonnante bouche humaine ; on laisse ensuite les fragments de chair s'infuser de poivre rouge et d'oignons ; le tout passe enfin à la flamme, une flamme nourrie aux sarments de vigne tararienne, comme il convient. Celui qui n'a pas vu un Tararien tirer de toutes ses dents et de tous ses doigts sur une viande rebelle, s'affairer avec la ténacité d'une ventouse, mâchonner, avec quelle délectation sauvage ! le feu des épices, puis transformer à la longue son œsophage en cheminée volcanique, n'a rien vu. Alors, le ventre dilaté par les bières successives, le toast-au-frère boursouflé de vapeurs et de comédie, la bouche crachant ensuite toutes sortes de laves et de scories verbales, le Tararien atteint son nirvâna flatulent. Il lui arrive même de danser des danses gélatineuses et de chanter des chansons flasques aux sons d'un blues nostalgique fait de tambourin grêle et de clarinette nasillarde, typiques du lieu. Le Tararien tient tellement à mordre dans sa viande qu'en période de restriction son regard se tourne vers le zoo, un regard si gourmand que son œil s'exorbite et que lui vient l'eau de l'appétit. On a même vu, une certaine année, des hommes aux airs de fauves rôder autour des cages. Fryda le chimpanzé et Rhoujan l'ours noir, deux exilés emblématiques de la Tararie, ont jusque-là été épargnés. Mais avec la fin du communisme et la montée des anarchies, les voilà qu'ils tremblent à faire trembler leurs barreaux. Je les imagine pourtant comme une belle brochette, épicés au poivre rouge, parfumés d'oignons frais, d'aromates locaux, grillant à petit feu, puis amoureusement broyés par une mâchoire tararienne. En vérité, quel apaisement ce serait ! Et quelles métamorphoses digestives connaîtraient nos deux spécimens d'exposition dans le ventre d'un frère humain affamé !

 

Sibérie des jours parisiens

Quand le wagon qui se présenta devant lui ouvrit ses portes, la gueule ouverte comme un lion, Arouna Saoud prit peur et hésita à engager le pas. Mais voyant que d'autres hommes s'y précipitaient sans l'ombre d'un flottement, il saisit ses bagages et monta dans la voiture. Il entendit une sonnerie, puis les portes claquèrent l'une contre l'autre, en glissant sur leurs rails à la manière d'un couperet. Et là, ce qu'il vit le consterna. D'abord son visage s'assombrit malgré lui par le simple fait qu'il se sentit tout à coup encerclé par des têtes toutes aussi morbides les unes que les autres. Et il comprit très vite qu'il lui serait impossible de remonter ses propres traits par un sourire tant pesaient sur lui, et de tout leur poids, ces masques gelés par une sorte d'attente triste ou peut-être d'insatisfaction. Voilà bien ta chance, Arouna , se dit-il. Te voici tombé au milieu d'un convoi mortuaire. Il chercha des yeux le défunt qu'on pleurait et ne trouva personne. L'homme qu'il interrogea le toisa froidement. Le mort ? Vous cherchez le mort ! Je vois. Vous n'êtes pas d'ici, vous ! lui répondit-il. Mais vous ne voyez pas ? Le mort, c'est moi, c'est lui, c'est nous tous. Si vous restez assez longtemps avec nous, vous aussi vous serez mort. Bienvenue dans la compagnie ! La rame s'arrêta, l'homme fit un pas de côté pour éviter Arouna et sortit. Arouna fut alors obligé de se déplacer car d'autres personnes vinrent occuper la plate-forme. La sonnerie retentit, puis les portes s'embrassèrent bord à bord, et le train s'ébranla. Aussitôt après, Arouna entendit une musique. Un jeune guitariste, adossé à une portière, se mit à jouer un air mélancolique, les yeux noyés dans sa mélodie. Arouna pensa qu'il accompagnait le cortège et qu'il allait de wagon en wagon pour célébrer le mort en musique. Il constata que les visages, loin de se déplier, se frippaient davantage sous le charme des sons magnifiquement tissés qui traversaient les têtes en s'infiltrant dans les oreilles pour les enfiler comme des perles. Puis le guitariste, son morceau de musique terminé, se déplaça dans l'assistance la main tendue et se trouva bientôt devant lui. Arouna lui demanda ce qu'il devait faire. Une petite pièce pour la musique, s'il vous plaît ? supplia le jeune homme. Mais Arouna, inquiet, lui reservit la question qu'il avait posée à l'autre homme.

- Le mort ? Où est le mort ?

- Il n'y a pas de mort , elle est partout.

Arouna sortit à la station suivante, prit place sur un siège. Il regarda longuement les hommes marcher dans les tunnels et se mit à penser au soleil de son Afrique, à Cabanaturan, son village, où il avait vu pour la première fois l'image de sa face dans l'eau ronde du puits.

Le livre de mon père

A la date du 19 Mai 19..., peu avant minuit, j'étais encore en possession d'une bibliothèque riche d'environ 2000 volumes. Je ne l'avais héritée de personne. Elle s'était constituée au fil des années selon une courbe de croissance irrégulière mais constante, qui épousait exactement mes poussées d'enthousiasme pour tel auteur ou tel autre, mes études à l'université, les variations de mes salaires ou les opportunités du moment.

En fuyant son pays mis à feu et à sang, mon père avait cru bon d'emporter avec lui, non pas le " Livre des Prières" , dans une édition des Mékhitaristes de Venise, qui appartenait à la famille depuis des générations, mais le "Nasr Eddin", recueil d'aventures et de sagesses humoristiques survenues à un personnage dont les sottises donnaient au lecteur une agréable impression d'intelligence, un livre traduit et publié au " pays" , qui datait de 191O, cinq ans avant la grande Catastrophe, malmené par les intempéries, écorné, jauni, avec une couverture de fortune, offert par sa propre sœur Araxie, boiteuse comme lui, mariée à un presque sourd, et surnommée " la religieuse" à cause de sa manie de prier. Je suppose que ce livre qu'il sauva des flammes tempéra la brutalité de son dépaysement. Il n'avait rien du livre ancien qu'on collectionne, mais pour moi, il était précieux car il avait accompagné les années noires que mes parents avait connues. Il me donnait à lire mon père, sa philosophie souriante, le parfum qui régnait autour de ces années-là. Il symbolisait dans mon esprit le noyau de toute ma bibliothèque.

Comme je disposais de deux pièces au premier étage d'une aile qui prolongeait vers le jardin le corps de la maison familiale, j'y avais aménagé mon bureau et concentré tous mes livres. Dans la première pièce, six meubles vitrés identiques, de couleur acajou, couvraient les murs est et nord et montaient presque au plafond. Dans l'autre, confectionnée par moi-même, la bibliothèque cachait, sur un mètre de hauteur, le bas des murs est et nord également. Une petite fenêtre me permettait de plonger le regard dans le jardin jusqu'à sa limite orientale où s'élevait le talus de la voie ferrée.

Dire que j'avais procédé à un classement rationnel serait excessif. Si la philosophie occupait deux fois trois mètres de la seconde bibliothèque, la littérature étrangère deux meubles de la première pièce, le reste s'organisait en archipel où les beaux-arts côtoyaient l'entomologie, où la botanique n'était qu'à quelques volumes de l'histoire, où la poésie, en grande partie cachée derrière une série richement reliée d'auteurs classiques, tantôt ici, tantôt là, était pour ainsi dire partout, comme la mer entre les îles.

Mon bureau se trouvait au-dessus d'un garage qui faisait office d'atelier. Une nuit, celle du 19 Mai 19..., un court-circuit mit le feu à des cartons tachés d'huile, puis à un bidon d'essence. Toute la maisonnée dormait ; les flammes s'engagèrent librement vers le premier étage. Il était déjà trop tard quand les pompiers arrivèrent sur les lieux. La petite dépendance s'était transformée en torche ; des pages noircies aux franges ignescentes, projetées vers le ciel, dansaient en planant au-dessus du brasier, comme des lambeaux de ténèbres. Au beau milieu des ruines, se dressaient deux poutrelles en forme de croix renversée, qui marquaient le lieu et le moment. J'ai encore devant les yeux cette croix oblique, portée par un dieu calciné. C'était la page d'une histoire que m'avait racontée mon père survenue durant la grande Catastrophe. Comme on les pourchassait, les nôtres s'étaient réfugiés dans leur église ; les autres y mirent le feu en y jetant nos livres, tous les livres qu'ils trouvèrent dans les maisons de leurs victimes, avec une rage folle, une volonté de nous détruire jusqu'à la racine de notre existence. Et mon père prolongeait cette histoire par une autre à laquelle je croyais aussi fermement : tandis que hommes et livres se laissaient dévorer par l'incendie, les auteurs de ces mêmes livres, quant à eux, moines historiens du Vème siècle, prêtres-poètes du Xème, chanteurs de cour et autres, buvaient du thé à l'ombre fraîche du vieux sossi qui se dressait dans le village. Le plus vieux de tous les arbres du monde, s'empressait-il d'ajouter. Ils avaient la paix avec eux, car ils savaient qu'ils étaient devenus, au fil des siècles, non pas des livres de papier mais des mots indestructibles qui logeaient dans les bouches comme une nourriture faite de louange à Dieu et au monde, merveille qu'Il avait faite. Or mon père avait choisi un autre livre, un livre qui ne figurait pas parmi ceux qu'on avait brûlés, le livre des autres. J'avais même l'impression qu'il tuait en lui l'histoire la plus criante et ses légendes en emportant le "Nasr Eddin" dans son exil.

Curieusement, le spectacle des décombres n'éveillait en moi aucune réelle tristesse. En somme, j'avais toujours eu le sentiment obscur d'être prisonnier de ma bibliothèque. Chaque livre était un barreau de prison qui partait en fumée. Tous m'avaient empêché de vivre, m'obligeant à revenir à eux par faiblesse ou par habitude, nourriture qui me dévorait, m'enfumait l'esprit au lieu de me rendre la réalité plus transparente. Désormais, j'aurais la possibilité de les oublier. Je me mis alors à penser à mon père, homme d'un seul livre, et quel livre ! d'un livre sauvé des flammes et que les flammes en ce moment martyrisaient, comme la fin d'un sursis.

Les jets d'eau qui tombaient en pluie de plomb eurent raison des derniers souffles du brasier. Portes et poutres consumées, pierres couvertes de suie, cendres... De ce chaos, je parvins à dégager un seul volume, unique rescapé du massacre. Il était gonflé d'eau, taché de boue. Le titre se lisait encore sur la couverture : " Mémoires du Feu ".

Je ne l'avais pas encore lu. Je le tendis à mon fils Samuel, spectateur halluciné du désastre, en disant : Un livre, c'est le commencement d'une bibliothèque , le commencement d'une vie. Il ne savait pas encore lire, mais l'objet miraculé qu'il tenait fermement dans ses petites mains blanches suffit à l'apaiser. Il leva vers moi son visage. Il me souriait.

De père en fils

C'était un colosse à grosse barbe, mafflu et ventre fort, l'Evêque, étincelant de pied en cap(e), avec une voix de chêne qui inondait la nef d'une grave solennité. On lui tendit le bébé, un garçon gras aux cheveux noirs. Le religieux se mit à le déshabiller, religieusement comme il se doit. Le père, la mère, les cousins, les amis, debout en demi-cercle, les yeux collés au centre de la scène, attentifs au dévoilement, tous, regards mystiques, guettaient l'apparition du petit jésus. Le géant mitré en vint au dernier linge qu'il ôta avec délicatesse, dans un geste pudique et théâtral. Alors les yeux gourmands s'emplirent de la merveille, tous les yeux s'engouffrant là, tous étant ça tout à coup, les mères, les filles, les hommes, ce subtil morceau de chair promis aux extases, aux hautes fonctions d'engendrement, de perpétuation de la race. Les enfants se hissaient sur les chaises ou tentaient de se faire porter par les adultes pour être à la hauteur de la situation. Eux aussi, déjà ! voulaient voir. Chantées à pleine bouche ou parlées de même, les formules magiques accompagnèrent la première immersion, dans une bassine pleine d'eau, du dernier-né des Sarion, le fils de Saro Sarion, cet homme au petit front, nez osseux et regard cassé, mélange de rapace et de chien battu, qui se tenait en face de l'officiant. Oui, dans les yeux du père étaient incrustés de vieux cauchemars : mère violée, père emporté par les soldats, longues traînées d'orphelins squelettiques sauvés in extremis par la Mission. Des yeux de larmes et d'acier. L'enfant fut plongé pour la seconde fois avec les mêmes formules. A mesure que le bambin surgissait hors de l'eau baptismale, Sarion se revoyait échappant à la noyade, se débattant comme un désespéré dans le fleuve où l'avaient jeté des Crutes. Le père Drô, un pêcheur, homme d'un seul bras, l'avait saisi par les cheveux et tiré sur la berge. La troisième fois, le grand célébrant fut frappé net dans sa psalmodie, brusquement coupé dans son élan liturgique par un trou de mémoire.

Comment doit-on l'appeler ? demanda-t-il.

- Vréj ! répondit Saro, légèrement agacé par cette cassure dans le sublime. Il répéta : Vréj .

L'Evêque, une seconde fois, marqua un temps d'arrêt, l'air stupide.

Vous avez bien dit ... Vréj ?

- Oui, fit l'autre, sur un ton plutôt agressif, comme s'il s'adressait à son propre ennemi. J'ai dit Vréj .

Et le disque incantatoire se remit en marche. Seigneur de vérité ! Daigne poser ta lumière sur Vréj, ta lumière sur ton fils etc...

Alors, Sara Sarion, petite fille à robe rose, se tourna vers sa mère pour lui demander le sens de ce prénom. Ca veut dire vengeance , fit sa mère.Vengeance, tout simplement !

On sécha le baigneur.

Cordillère

J'étais la proie des profondeurs, je chevauchais la terre, à la croisée des horizons. Une terre de vent. Les murs de l'hacienda avaient disparu, je m'étais perdu au gré du galop, je souhaitais me perdre plus encore, encore plus loin, jusqu'à trouer l'obstacle des peurs et des nostalgies. Et maintenant, finies les houles des troupeaux, de pâturage en pâturage, les journées brûlantes dans la poussière rouge. Mon cheval et moi ( mon cheval sanglé de près comme avant chaque bataille ) nous allions, sur une terre sans chemin, sans autre désir que la sensation physique du monde. A vrai dire, je m'attendais à être recherché par les gens de Ked Zadek, mon maître. Mais où chercheraient-ils ? L'espace poussait dans tous les sens. J'étais moi-même avalé par cette absence irrésistible. Bientôt les hommes de la forteresse lâcheraient leurs chiens, ils liraient nos traces, ils scruteraient la naissance d'un point noir vibrant sur la pampa. Mais cette fois, le soleil serait avec nous, nous serions dilués dans sa lumière, dans l'or de l'air et des herbes, sans cesse nous infiltrant plus avant vers le fond du paysage. Ma grande croix d'or, souvenir de mon passage à la Mission, qui étincelait sur ma poitrine, devint trop lourde tout à coup. Je l'arrachai pour la jeter au sol. Puis je me rappelai les paroles du père Duarte, le vieux caporal. Quand on a beaucoup chevauché, des jours et des jours, qu'on a cessé d'être terrifié par l'espace, qu'on a vaincu le soleil et la faim, ou le désir de se retrouver chez les hommes, qu'on s'est allégé de ses souvenirs, ainsi devenu plus maigre, après des jours et des jours de selle, alors, alors seulement on peut voir naître au fond la Cordillère, la Vierge Blanche... Oui, je désirais aller jusque-là, et, jour après jour, écouter les nuages se chevaucher sur les pics, au-dessus du grand lac calme et grave de Nawal Wapi.

 

Ah ! les frères !

C'était le Chef, notre Chef, celui de nos vingt ans. Ghaï. Il gouvernait nos âmes, il orientait nos vies, nous étions ses fils, inconditionnels et disciplinés, soldats à ses ordres...

Un visage en croc, ce Ghaï. Un œil pointé noir, une bouche caoutchouteuse qui pouvait façonner aussi bien le sourire marchand que la charge de mots féroces. Mais chaque fois qu' il nous racontait sa Tararie, passionnément, il m'agaçait le regard à cause de ses deux incisives artificielles, placées au centre de la mâchoire supérieure, trop blanches, mal appariées aux dents voisines, et qui lui donnaient l'air d'un Bug's Bunny, le rusé mangeur de carottes.

Il nous mettait dans sa poche ; il nous enchaînait à vie au rocher de la terre tararienne, ensuite il nous dévorait au ventre. Tous, un par un, il nous a vidés. Si pur, ce Ghaï, qu'il était immoral de penser autrement que lui. C'était folie que de chercher à le dévier de lui-même, à le chatouiller à l'endroit de ses obsessions. Notre pensée, c'étaient les miettes qu'il nous accordait, le résultat de sa censure. D'ailleurs, il se vantait d'avoir éliminé une première fournée de jeunes sympathisants pour ces raisons. Je suis entouré de fous. Ils ont tous quelque chose. Je dois m'arranger pour renouveler régulièrement les stocks , m'avait-il avoué un jour. En vérité, tous ces naïfs en mal de père n'étaient que jeunes têtes à la dérive. Il gonflait les esprits comme des baudruches, ensuite il les piquait : nous éclations, abasourdis d'apprendre que nous étions des traîtres, des espions, des fous. En somme des renégats.

A vingt ans, j'avais radicalisé ma vie. Par lui, j'ai vu mon père comme un pauvre homme. Pour lui, j'ai durci mon cœur contre un amour de jeunesse, Diana, qu'il jugeait non conforme à la vie qu'il m'avait choisie. Pour lui, j'ai renié un ami d'enfance ; j'ai cassé des liens amoureux. Tout ça, au nom du père, de la terre et du saint peuple tararien...

Tout devint si fort, qu'un jour je me rendis chez lui avec un camarade, et pour lui prouver mon dévouement ( car c'était un grand dévoyeur de jeunesse ), j'avais en tête une proposition à lui faire... "Pour la Cause".

Il habitait sur les hauteurs, à une heure de Beyrouth, un pavillon retiré, au fond d'un jardin laissé à l'abandon. Le camarade qui m'accompagnait n'était pas au fait de mon projet. Nous nous sommes installés dans le salon, Ghaï assis en face de moi. Il n'arrêtait pas de parler. Il reprenait telle ou telle histoire de tel ou tel congrès sur un tel et un tel. Il nous assenait ses leçons, il nous formait. A onze heures du soir Ghaï parlait sa vie, sa vie amère et sa vie rêvée. A peine si j'avais réussi à formuler quelques mots. Vers onze heures trente, j'ai réussi à placer ma proposition en prenant au vol une réflexion par laquelle il donnait libre cours à son ressentiment : Nous sommes d'incorrigibles porcs. Un peuple vieilli. Voilà tout. Alors qu'il y a tant à faire. Les jeunes doivent prendre la relève. Puis avec sa voix d'illuminé : Le temps presse ! dit-il.

- Justement, répliquai-je aussitôt, je suis venu dans ce but. Je suis venu me mettre à la disposition de l'Organisation pour une période de douze mois .

Aurait-il l'audace d'esquiver mon avance ? Sa réponse révélerait le degré de confiance qu'il m'accordait dans sa pensée. Il avait jeté sa ligne dans nos âmes, il lui suffisait de ferrer, nous avions mordu à sa folie des origines. Pris de court, il bredouilla des mots incohérents. Mais l'homme, s'il savait vendre ses idées, connaissait aussi quel type de personne était capable de les rendre dures et réelles. Il amorça un nouveau monologue entrecoupé de diatribes et de plaintes, se lança sur des chemins vertigineux si éloignés de ma proposition que je mesurai très vite mon erreur et mon ridicule. Un acte terroriste supposait une efficacité à long terme ; personne dans l'Organisation n'était assez mûr pour faire du mal sans se laisser impressionner par sa conscience. De plus, il convenait d'orchestrer le fonctionnement de tous les activistes... Nous avons quitté Ghaï tard dans la nuit, la tête chaude, mais tourmentés par une forte envie de dormir. J'étais sorti de cette nuit égaré et l'esprit confus.

Je me suis dit par la suite que si Ghaï n'avait pas répondu à mes vœux d'engagement total, c'était qu'il avait sans doute des raisons plus profondes à leur opposer que celles qu'il avait invoquées devant nous ce soir-là, qu'il voyait loin, plus loin que nous tous, et que de notre soumission inconditionnelle dépendait l'efficacité de notre travail. Nous devions être prêts à tout, capables de tout. Il nous testait. Un jour, il me demanda de fouiller dans le sac d'une camarade ; une suspicion tenace pesait sur son passé. N'avait-elle pas vécu en Allemagne ? Mais rien, il n'y avait rien dans le sac. Pourtant la conviction de Ghaï n'en était pas pour autant entamée. On n'a rien trouvé aujourd'hui. Qu'est-ce que ça prouve ? Ne désespérons pas. Je n'étais pas horrifié par mon geste ; mes mains avaient plongé dans l'inviolable intimité d'une personne et je n'en éprouvais aucun dégoût. J'étais devenu sa créature.

Mais un jour, ses soupçons se portèrent sur un nouvel adhérent qui avait téléphoné d'une cabine en plein congrès. Ensuite, ce fut le tour de David qui méritait une surveillance rapprochée et qu'on soupçonnait d'être franc-maçon. Gary n'était pas très fiable non plus : il fréquentait une non-tararienne. Paul était incapable de mettre deux arguments rationnels bout à bout. Quant à Dan', il gardait des rossignols japonais dans une cage : trop poète pour la ligne.

C'est comme ça qu'il nous descendait. Ghaï faisait la pluie et le beau temps. Il piétinait nos enthousiasmes, massacrait ses frères sans merci. Il lui suffisait de jeter l'anathème sur quelqu'un, de s'acharner sur lui, d'orchestrer sa disgrâce pour que le carré des incorruptibles regarde le pauvre excommunié comme un galeux. Je me suis rappelé ses paroles : Je suis entouré de fous.

Vingt ans après, je l'entends encore dire ces mots.

Depuis vingt ans, je suis malade. J'ai fait de longs voyages pour me guérir. A peine si j'ai pu effacer de moi quelques intolérances. Ghaï m'a enfermé dans ses idées. Certains trouvent le maître qui les éveille à la grande vie. Le mien était un démon et c'est mon âme qu'il a affectée. J'écris chaque jour pour me laver des voix qui ont contaminé mes nuits. Je me demande si elles se tairont jamais.

 

Ah ! les frères !

C'était le Chef, notre Chef, celui de nos vingt ans. Ghaï. Il gouvernait nos âmes, il orientait nos vies, nous étions ses fils, inconditionnels et disciplinés, soldats à ses ordres...

Un visage en croc, ce Ghaï. Un œil pointé noir, une bouche caoutchouteuse qui pouvait façonner aussi bien le sourire marchand que la charge de mots féroces. Mais chaque fois qu' il nous racontait sa Tararie, passionnément, il m'agaçait le regard à cause de ses deux incisives artificielles, placées au centre de la mâchoire supérieure, trop blanches, mal appariées aux dents voisines, et qui lui donnaient l'air d'un Bug's Bunny, le rusé mangeur de carottes.

Il nous mettait dans sa poche ; il nous enchaînait à vie au rocher de la terre tararienne, ensuite il nous dévorait au ventre. Tous, un par un, il nous a vidés. Si pur, ce Ghaï, qu'il était immoral de penser autrement que lui. C'était folie que de chercher à le dévier de lui-même, à le chatouiller à l'endroit de ses obsessions. Notre pensée, c'étaient les miettes qu'il nous accordait, le résultat de sa censure. D'ailleurs, il se vantait d'avoir éliminé une première fournée de jeunes sympathisants pour ces raisons. Je suis entouré de fous. Ils ont tous quelque chose. Je dois m'arranger pour renouveler régulièrement les stocks , m'avait-il avoué un jour. En vérité, tous ces naïfs en mal de père n'étaient que jeunes têtes à la dérive. Il gonflait les esprits comme des baudruches, ensuite il les piquait : nous éclations, abasourdis d'apprendre que nous étions des traîtres, des espions, des fous. En somme des renégats.

A vingt ans, j'avais radicalisé ma vie. Par lui, j'ai vu mon père comme un pauvre homme. Pour lui, j'ai durci mon cœur contre un amour de jeunesse, Diana, qu'il jugeait non conforme à la vie qu'il m'avait choisie. Pour lui, j'ai renié un ami d'enfance ; j'ai cassé des liens amoureux. Tout ça, au nom du père, de la terre et du saint peuple tararien...

Tout devint si fort, qu'un jour je me rendis chez lui avec un camarade, et pour lui prouver mon dévouement ( car c'était un grand dévoyeur de jeunesse ), j'avais en tête une proposition à lui faire... "Pour la Cause".

Il habitait sur les hauteurs, à une heure de Beyrouth, un pavillon retiré, au fond d'un jardin laissé à l'abandon. Le camarade qui m'accompagnait n'était pas au fait de mon projet. Nous nous sommes installés dans le salon, Ghaï assis en face de moi. Il n'arrêtait pas de parler. Il reprenait telle ou telle histoire de tel ou tel congrès sur un tel et un tel. Il nous assenait ses leçons, il nous formait. A onze heures du soir Ghaï parlait sa vie, sa vie amère et sa vie rêvée. A peine si j'avais réussi à formuler quelques mots. Vers onze heures trente, j'ai réussi à placer ma proposition en prenant au vol une réflexion par laquelle il donnait libre cours à son ressentiment : Nous sommes d'incorrigibles porcs. Un peuple vieilli. Voilà tout. Alors qu'il y a tant à faire. Les jeunes doivent prendre la relève. Puis avec sa voix d'illuminé : Le temps presse ! dit-il.

- Justement, répliquai-je aussitôt, je suis venu dans ce but. Je suis venu me mettre à la disposition de l'Organisation pour une période de douze mois .

Aurait-il l'audace d'esquiver mon avance ? Sa réponse révélerait le degré de confiance qu'il m'accordait dans sa pensée. Il avait jeté sa ligne dans nos âmes, il lui suffisait de ferrer, nous avions mordu à sa folie des origines. Pris de court, il bredouilla des mots incohérents. Mais l'homme, s'il savait vendre ses idées, connaissait aussi quel type de personne était capable de les rendre dures et réelles. Il amorça un nouveau monologue entrecoupé de diatribes et de plaintes, se lança sur des chemins vertigineux si éloignés de ma proposition que je mesurai très vite mon erreur et mon ridicule. Un acte terroriste supposait une efficacité à long terme ; personne dans l'Organisation n'était assez mûr pour faire du mal sans se laisser impressionner par sa conscience. De plus, il convenait d'orchestrer le fonctionnement de tous les activistes... Nous avons quitté Ghaï tard dans la nuit, la tête chaude, mais tourmentés par une forte envie de dormir. J'étais sorti de cette nuit égaré et l'esprit confus.

Je me suis dit par la suite que si Ghaï n'avait pas répondu à mes vœux d'engagement total, c'était qu'il avait sans doute des raisons plus profondes à leur opposer que celles qu'il avait invoquées devant nous ce soir-là, qu'il voyait loin, plus loin que nous tous, et que de notre soumission inconditionnelle dépendait l'efficacité de notre travail. Nous devions être prêts à tout, capables de tout. Il nous testait. Un jour, il me demanda de fouiller dans le sac d'une camarade ; une suspicion tenace pesait sur son passé. N'avait-elle pas vécu en Allemagne ? Mais rien, il n'y avait rien dans le sac. Pourtant la conviction de Ghaï n'en était pas pour autant entamée. On n'a rien trouvé aujourd'hui. Qu'est-ce que ça prouve ? Ne désespérons pas. Je n'étais pas horrifié par mon geste ; mes mains avaient plongé dans l'inviolable intimité d'une personne et je n'en éprouvais aucun dégoût. J'étais devenu sa créature.

Mais un jour, ses soupçons se portèrent sur un nouvel adhérent qui avait téléphoné d'une cabine en plein congrès. Ensuite, ce fut le tour de David qui méritait une surveillance rapprochée et qu'on soupçonnait d'être franc-maçon. Gary n'était pas très fiable non plus : il fréquentait une non-tararienne. Paul était incapable de mettre deux arguments rationnels bout à bout. Quant à Dan', il gardait des rossignols japonais dans une cage : trop poète pour la ligne.

C'est comme ça qu'il nous descendait. Ghaï faisait la pluie et le beau temps. Il piétinait nos enthousiasmes, massacrait ses frères sans merci. Il lui suffisait de jeter l'anathème sur quelqu'un, de s'acharner sur lui, d'orchestrer sa disgrâce pour que le carré des incorruptibles regarde le pauvre excommunié comme un galeux. Je me suis rappelé ses paroles : Je suis entouré de fous.

Vingt ans après, je l'entends encore dire ces mots.

Depuis vingt ans, je suis malade. J'ai fait de longs voyages pour me guérir. A peine si j'ai pu effacer de moi quelques intolérances. Ghaï m'a enfermé dans ses idées. Certains trouvent le maître qui les éveille à la grande vie. Le mien était un démon et c'est mon âme qu'il a affectée. J'écris chaque jour pour me laver des voix qui ont contaminé mes nuits. Je me demande si elles se tairont jamais.

 

Extraits : Voyages égarés

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Le Peuple Haï 1 2 3 4 5 6 7

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