LE PEUPLE HAÏ - VII


VII et table des matières

(Extraits)

Le dernier des Haïs

Quand il déboucha sur la Place Tchornaïa, Ishi Kourak se trouva devant une longue foule boudinée, véritable serpent humain à flanc coloré et dos noir, qui donnait l'impression de n'avoir ni tête ni queue comme si, de l'endroit où il se tenait, le commencement s'engouffrait dans la fin, ou inversement. Comment savoir ? Située sur une hauteur de la ville, la Place Tchornaïa procurait parfois au visiteur la sensation mystique de "monter" vers elle, c'est-à-dire de quitter "l'en-bas" pour accéder à un site sacré, véritable acropole où battait le cœur de tout le pays. En effet, l'enceinte aux puissantes murailles couvertes de briques rousses, percée par quatre entrées monumentales, enfermait les Maisons de Dieu, le Palais des Députés et divers édifices administratifs. Certains pavés de cette célèbre place avaient vu leur crâne écrasé par les sabots des chevaux mongols, par les pieds enchiffonnés des gueux insurgés contre les Guèb, par les bottes des armées populaires, puis par les culs de foules sans foi ni loi, et aujourd'hui par ces piétinements d'hommes et de femmes noirs qu'on aurait dit sortis tout droit d'un tunnel, ou d'un intestin qui les aurait moulés au passage. Cette agora, lieu névralgique des triomphes et des protestations, s'étendait au pied du plus long des quatre murs, celui-là même qui recevait un surcroît de rouge exaltation quand se levait le soleil. Mais ce que les rayons de l'aube faisaient surtout étinceler, c'était le marbre pourpre, venu d'Italie, d'un édifice situé au centre de ce mur, ancré dans un carré de sapins bleus et constitué de plusieurs cubes superposés, comme une pyramide sans sommet. En fait, c'était là que pénétrait le corps onduleux de la grande foule. Comme il était curieux de savoir ce que les gens cherchaient dans cet édifice rouge et qu'il n'aurait sans doute pas la patience de faire la queue pour constater la chose par lui-même, Ishi décida d'interroger une ou deux personnes parmi toutes celles qui attendaient si patiemment leur tour. Il eut vite fait de constater que ce qui lui était apparu de loin comme un serpent à flanc coloré et dos noir, n'était en réalité qu'une suite compacte d'Africains portant des boubous bariolés. Or, toutes les personnes qu'il questionnait tournaient la tête et refusaient de répondre, de crainte sans doute d'avoir affaire à un journaliste. Ishi remarqua assez vite que tous prenaient un air gêné ; à l'accablement qui marquait le visage de certains d'entre eux s'ajoutait parfois la honte. Mais comme le cortège était composé d'une succession de groupes ethniques, Ishi dut reconnaître que tous ne se comportaient pas de la même façon dans leur marche lente vers l'édifice de marbre. Les uns palabraient avec force jeux de manches comme sur un marché ; les autres murmuraient au plus près des oreilles voisines aussi contrits qu'en confession ; d'autres encore marchaient sans parler, et inversement, ou parlaient en marchant, et inversement. Toujours est-il que l'attitude adoptée paraissait refléter la manière dont chaque ethnie interrogeait quelque chose de grand, de fatal et de sacré, quelque chose comme la mort.

De guerre lasse, Ishi se mit à longer la chaîne dans le but de faire la queue. Il en suivit longtemps les sinuosités. D'abord sous les ormes et les tilleuls qui se dressaient dans le parc Alexandre. Puis, en descendant la rue du Manège et en côtoyant l'amphithéâtre de l'Odéon. Il rejoignit le fleuve Zankou, l'accompagna sur cinq cents mètres et se retrouva bientôt devant l'église Saint Arzou le Bienheureux, à l'autre bout de la Place Tchornaïa. De fait, la file d'attente ne comportait aucune fin. Ishi comprit qu'après avoir accompli un tour complet selon le périmètre de l'église, elle prenait son départ aux abords du fleuve, puis côtoyait l'amphithéâtre, remontait la rue du Manège, etc... L'anneau humain qui déambulait autour de l'édifice religieux à pas paresseux semblait si hermétique qu'Ishi pensa qu'il ne serait pas de force à s'ouvrir une brèche pour y introduire son corps. On murmurait autour de lui, sans doute parce qu'il était Blanc et qu'on se demandait ce qu'il pouvait bien faire là. Il réussit toutefois à emboîter le pas aux hommes de ronde. Insensiblement son esprit tout entier s'imprégna du climat quasi tropical dans lequel baignait son corps, devenu corps parmi ces corps qui fleuraient les sueurs primitives de l'Afrique... Il se laissa entraîner par le mouvement giratoire, mimant le train des peuples nus, les sens investis par des odeurs, des bruits et des rêves de brousse jusqu'au vertige. C'est ainsi qu'il tourna plusieurs fois, ratant la sortie au passage, et toujours, par l'effet tourbillonnaire de la danse, poussé par le dos pour être maintenu à l'intérieur du cercle. Alors se fit entendre un gong puissant et ombrageux ; ses ondes vibrèrent dans l'air épais de la place ; c'était la grosse Horloge aux chiffres et aiguilles d'or qui occupait toute la tour de l'entrée est, celle qu'on appelait la Grande Entrée, par où passaient les officiels, les délégations, les soldats et les prêtres. Onze coups suivirent ; Ishi surgit de son sommeil africain et creva sa bulle. Quelques instants plus tard, comme quelqu'un qui force une porte, il poussa de l'épaule l'homme qui lui barrait la sortie vers le courant principal et s'immergea dans le fleuve noir aux miroitements colorés. Maintenant ses pas se rapprocheraient de l'édifice rouge, ou inversement. Il en était sûr.

Au bout de quelques minutes d'attente, Ishi dut constater que les hommes processionnaient sans vraiment avancer, du moins qu'ils se souciaient peu de gagner du terrain ou de presser le pas. Ils traînaient d'une allure indolente, pleine d'une langueur marasmatique. Par chance, voyant les corps s'écarter devant lui, Ishi s'infiltra aussitôt dans le passage et fendit le long couloir humain, où s'engrenaient mille parfums : le pourpre vif, le noir d'ivoire, les chargés, les sombres, les pâles, les chatoyants... Mais pourquoi s'écartaient-ils de la sorte ? La réponse qu'il se donna était signe de lucidité : sans doute Ishi puait-il, aux yeux et au nez des autres, la laideur de sa propre anomalie, odeur de bouse hollandaise ou blancheur grise de dentelle mal lavée. On pouvait y voir une autre raison : la volonté farouche qu'ils avaient tous de se débarrasser d'un microbe en lui ouvrant la route vers l'émonctoire final. C'est ainsi qu'il traversa mille et une Afriques. Un adolescent parmi les gens d'Umtata, crotté comme un garçon de ferme, s'informa auprès de Monsieur Ishi sur la nécessité de rentrer le cheval de Monsieur à l'écurie. Plus loin, Ishi rencontra des femmes au cou annelé d'or, à la démarche lente et respectable. Parvenu à l'humanité d'Eersel, il entendit une grosse dame à béret rouge et chaussures de ville blanches qui interrogeait sa voisine : Dizou ! Dizou ! Tu le vois celui-là. Il s'est trompé de trottoir, non ? Et Ishi avançait. On va le jeter aux crocos de l'empereur ce cul blanc ! protesta un homme qu'il avait malencontreusement bousculé. Certains le chassaient vers l'avant d'un coup de poing dans le dos. Mais souvent on lui cédait le passage sans mot dire. Comme il s'était tout de même essoufflé à franchir le pas de ces peuples presque immobiles bien qu'ils fussent tournés vers la tête du cortège, il fit halte au beau milieu d'un groupe de femmes, toutes dotées d'un regard couleur de terre cuite, la tête couverte d'un tissu noir ou indigo, toutes affectées par l'oppression du désert, forcées à l'errance, en quête de sol humain. C'est ainsi qu'il reçut des noms lisses, sinueux, caressants ou rebelles, des Amina, des Hadiza, des Adaoualaïss, Tida, Zara ou Tebele... L'œil de ces femmes tâtait au plus près l'esprit d'Ishi comme s'il épousait ses intentions pour mieux les subvertir. Il ne s'attarda pas plus longtemps et, poursuivant sa route, il atteignit des populations bien plus pauvres, comme ces Iks, tellement amaigris par les privations qu'ils vieillissaient à une vitesse vertigineuse vers une mort sans masque, vers une fin qui n'accordait aucun sursis. Certains n'atteindraient pas l'autre bout du cortège, c'était sûr ; on abandonnait les cadavres sur le côté, des enfants sans âge, des vieillards prématurés, frère ou sœur, fils ou fille, époux ou épouse, avec lequel un frère ou une sœur, un père ou une mère, une épouse ou un époux avait refusé de partager le bol de millet qui l'eût aidé à survivre, préférant le conserver pour lui-même, afin de rendre plus fort le fort et le faible plus faible qu'il n'était. Ishi côtoya bientôt une vieille femme, ni tout à fait blanche, ni tout à fait noire, le visage comme une ruine, aux plis dans tous les sens et les yeux comme deux traits. Comme elle répétait : Mon Dieu, où sont les miens ? Mon Dieu, où sont les miens ? il eut l'impression d'avoir déjà entendu cette folle quelque part. A ce moment-là, il vit émerger la pointe de l'édifice rouge...

Il estima qu'il ne lui restait qu'une centaine de mètres à parcourir. Des badauds badaudaient sur la place ; de petits attroupements s'étaient constitués, sans doute en fonction du sujet qu'on y débattait, les uns y prêtant leurs oreilles, les autres leur langue ; d'autres hommes, agglutinés autour d'un guide, écoutaient ses bras, qu'il avait anormalement longs, faire d'amples mouvements, du nord vers le sud, et inversement, pour montrer la démesure et la solennité du lieu, sans doute, ou celles de l'époque. Cette fois, Ishi eut du mal à se glisser dans la foule aussi librement qu'il avait pu le faire jusque-là. Devant lui, les hommes et les femmes se concentrèrent de plus en plus fermement, la face tournée vers l'édifice, avec des mines recueillies. Certains pourtant susurraient des paroles. C'est notre dernier, dit l'un. -Crois-tu qu'on le verra vivant ? dit un autre. Réellement vivant, je veux dire, ajouta-t-il. Il y avait tant d'angoisse dans ces mots qu'ils n'arrivaient plus à respecter le silence claustral qu'aurait mérité l'approche du temple rouge. Deux jeunes soldats montaient la garde de part et d'autre de l'entrée, impeccables et clonesques, au point que celui de droite ressemblait à celui de gauche, et inversement.

Avant même de descendre les quatre marches qui donnaient accès à une première salle transpercée par une colonne centrale dont on ne distinguait ni le sommet ni la base, une puanteur de zoo vous sautait au nez. Le défilé se réduisait progressivement à une marche en spirale sur un rang, qui tournait autour du pilier et s'enfonçait par un escalier étroit dans une salle située au sous-sol. L'odeur musquée s'imposait de plus en plus, mais à mesure qu'on descendait, elle paraissait se marier à des fumées de cigarette. Et puis, les gens pleuraient en silence ou lançaient de petits cris exprimant pitié, tendresse ou nostalgie. Ils se laissaient même aller à caresser les barreaux dorés d'une cage cubique dont Ishi n'apercevait encore que la partie supérieure. Mais quand il eut descendu trois marches, il le vit.

Ishi crut reconnaître un chimpanzé, un vieux chimpanzé étendu sur de la paille, dans la position du Bouddha couché, tirant goulûment sur une cigarette, avec la pulpeuse pompe aspirante de sa gueule. Le contour rouge de ses paupières lui donnait un air de malade humain. Comme il était arrivé au bout de sa cigarette, il tendit la main pour qu'on lui en offrît une autre. A son insistance, proche de l'imploration, on sentait que c'était une question de vie ou de mort. Mais celle qu'on lui présenta fut aussitôt déchiquetée. On se moquait de lui ou quoi ? La seconde fut la bonne, je veux dire appréciée, une cigarette de marque américaine. C'est notre dernier, dit une femme. - Oui. Notre dernier. Après lui, il n'y aura plus d'Afrique. L'Afrique ne sera plus l'Afrique. Puis viendra notre tour... renchérit un vieil homme à tête de sage, qui portait sur sa poitrine un insigne ayant la forme du continent africain et traversé de haut en bas par trois bandes de couleur : le rouge, le bleu et l'orange.

Les gardes avaient ordre d'empêcher toute immobilisation, ils menaçaient les plus lents de leur fouet. Aux quatre coins de la salle circulaire, quatre soldats au garde-à-vous lançaient à tour de rôle des commandements sur le ton d'une visite guidée.Vous découvrez la nudité de votre frère, qui est celle de votre père et celle de votre fils ! criait le premier. Le second enchaînait aussitôt : On ne s'attarde pas sur son passé ! On ne marine pas dans son jus ! Le troisième tirait sur la voix en forçant, ou inversement, bien sûr : Soyez saaaiiiints ! Quant au dernier, qui aurait eu statut de premier si j'avais commencé par lui, de second dans un ordre différent, ou de troisième, le dernier faisait écho au second par la hauteur de voix, voix obscure, neutre ou tranchée, voix prophétisante : Celui qui se nourrira par le feu sera brûlé par le feu ! Craignant de tourner plus qu'il n'était permis, c'est-à-dire une seule fois, autour des grilles, les gens exécutaient sagement leur passage. Ils s'échappaient ensuite de leur mouvement tournant et s'engageaient dans un tunnel, prenaient un escalier, puis se retrouvaient à l'intérieur de l'enceinte aux hautes murailles de briques rouille. Ishi sentit sa respiration se libérer : la puanteur et les nostalgies, l'attente suante et religieuse de ces foules infestées d'images narcissiques, le spectacle de ce singe malade de la fumée des hommes... tout lui avait été insupportable. Mais maintenant il avait à quitter ces remparts qui enfermaient d'autres murs, Maisons de Dieu, édifices administratifs et Palais des Députés ; et dans ces ruelles, ces petites places, la foule formait les mêmes attroupements ethniques qu'à l'extérieur. Par bonheur, l'Horloge se mit à sonner , assez pour lui indiquer la Grande Entrée, ou la grande sortie, comme on voudra.

Fille de charité

Il dit : Faites-moi la charité de coucher avec moi. Je suis aveugle depuis l'âge de sept ans. Mes mains n'ont jamais vu un corps de femme. J'ai senti à votre voix que vous étiez celle à qui je pouvais faire cette demande.

Nathalie Zabigaï fut interloquée par la prière de l'aveugle dont elle tenait le bras pour le guider. C'était un beau dimanche de Pâques, le soleil éclatait sur le parvis de la Cathédrale Sainte-Sophie, les cloches sonnaient, les gens portaient leurs plus beaux vêtements.

Vous êtes interloquée par ma prière. Il ne faut pas. Regardez autour de vous. C'est un beau dimanche de Pâques, le soleil éclate sur le parvis de notre Cathédrale, les cloches sonnent , les oiseaux chantent, les gens portent leurs plus beaux vêtements. Et la vie vous fait des promesses. Tandis qu'à moi, elle ne fait rien, la vie... Je suis sur des chemins d'errance, et il me manquera toujours quelque chose. De voir les formes, les couleurs, et puis la lumière. Oui, on peut tout imaginer. Mais les formes, les couleurs, la lumière manqueront toujours. Imaginer ne remplacera jamais le monde tel qu'il est. J'entends dire autour de moi que la femme est une si belle chose qu'elle se présente comme une invitation à aimer ce qui est encore plus beau que son propre corps. Mais moi, à cet égard, je suis resté un enfant de sept ans.Vous avez du bonheur dans votre chair. Je le sens à votre main . Elle concentre la chaleur de votre jeunesse. Non, ne me lâchez pas ! Surtout ne me lâchez pas ! Conduisez-moi jusqu'à vous et plus loin encore que vous. Je vous en prie. Considérez cette demande comme tout à fait inhabituelle dans votre histoire... Pour l'instant, faites semblant de me guider, il faut me sortir de cette foule ; les gens trouveront ça très bien. Après une messe de Pâques, guider un aveugle, vous pensez ...

Nathalie avait écouté, et maintenant ils s'éloignaient de l'église, dans une avenue bordée de marronniers en fleurs. Manifestement c'était l'aveugle qui orientait la marche, qui entraînait la jeune fille dans son labyrinthe. Un homme d'une trentaine d'années, plus petit qu'elle, de type méditerranéen. Il portait des lunettes noires derrière lesquelles il paraissait cacher sa propre nuit. Comme si c'était un déguisement. Et pourquoi pas après tout ? Mais en même temps, Nathalie se disait qu'elle avait été choisie, sans savoir sur quel signe. Sans savoir que l'homme avait respiré sa douceur ; qu'il la sentait à présent pencher sa tête avec grâce ; qu'elle avait un regard qui embaumait la compassion.

Il dit encore : Qu'avez-vous appris dans votre église ? Qu'il faut aimer son prochain, n'est-ce pas ? Et si c'était moi votre prochain ? Après tout, moi aussi on m'a jeté sur le bord de la route. Des charlatans m'ont attaqué. Des chirurgiens incompétents, une opération ratée, et maintenant me voici sans yeux. Comme si on m'avait mutilé, comprenez-vous ? Il s'arrêta de parler le temps de quelques pas. Puis il recommença : Je vous demande un peu de votre lumière dans mon tunnel. Je ne peux pas vivre ainsi plus longtemps. Sinon, comment tenir ?

Elle demanda : Quel est votre nom ?

- Donovan. Denis Donovan. Mais en fait j'ai peut-être le nom de tous ceux que vous avez suicidés. Et qui sait, dans le fond, si je ne suis pas un des multiples visages du Christ. Je l'ignore moi-même, voyez-vous... Mais je vous le dis car vous autres, vous êtes encore tellement éloignés dans le raisonnable. Je suis celui qui met à l'épreuve vos messes du dimanche. Celui qui vous somme d'être. Tant que l'Evangile ne sera pas mis en acte, vous accumulerez des mots sur d'autres mots .

Ils marchèrent à travers des rues et d'autres rues, au pied d'immeubles qui étaient comme de grands murs pleins de races condamnées. Un moment, Donovan, qui avait lâché le bras de son gracieux fantôme, avec sa canne en éclaireuse devant lui, frappa le sol à gauche d'un poteau qui venait à sa rencontre. Nathalie le tira de côté juste à temps. Elle pensa que c'était là une preuve suffisante pour ne pas douter de sa cécité. Car elle n'osait pas imaginer le contraire. Ils atteignirent un quartier de la ville inconnu d'elle. Bientôt ils se trouvèrent devant une porte.

L'aveugle demanda : Nous sommes bien devant le numéro 2O ?

- Oui. Le numéro 2O.

- Vous m'avez accompagné jusqu'ici. Vous acceptez donc ma proposition ?

- Je n'accepte rien. Et je n'ai rien à refuser. Mais qui me dit que j'ai affaire à un aveugle profondément malheureux ?

- Je ne suis pas un aveugle profondément malheureux. Mais quelqu'un sur votre chemin. Et vous êtes sur le mien aussi. La balle est dans votre camp.

- Mais il existe des femmes pour ce que vous me demandez !

L'aveugle eut un geste lourd. Il s'attendait à cette protestation.

- Je ne vous demande pas de vous prostituer à moi. Je vous ai désignée et c'est tout.

Alors, Nathalie Zabigaï ouvrit la porte et pénétra dans la maison. Un geste qu'elle devait faire d'autres fois encore dans son existence. D'autres fois pour d'autres hommes enfoncés dans le destin de leur injuste anatomie. Des mutilés, des boiteux, avec une préférence pour les petits artistes un peu fous.

Le saumon sur la montagne

Il descendit avec ceux qui le suivaient et se trouva bientôt devant la grande foule de ses frères, nés dans la multitude des peuples, et qui étaient venus pour l'entendre et pour être guéris de leur maladie. Alors, il leva les yeux sur eux et se mit à leur parler :

Nous aimons notre montagne, car ses neiges qui font les rivières donnent à l'eau un goût qu'on ne rencontre nulle part. Nous avons grandi dans ces eaux-là, à l'abri du monde, assez longtemps pour que notre chair s'imprègne de la saveur qui y règne, puisque les pierres immergées s'y diluent lentement comme des sucres. Nous vivions alors dans un écrin de muscles chauds, et parfois des musiques de bulles dansaient autour de nous. Voilà notre mémoire. Notre mémoire autant que nous vivrons...

Mais un jour, une violence incroyable se mit à contracter les eaux. Et des mains ennemies nous poussèrent pour nous expulser vers l'aval. Un arrachement qui nous fit mal à la mémoire. Par la suite, abordant des rives nouvelles, nous avons senti le froid nous brûler. Il nous fallut fuir l'épouvante et nous lancer vers l'inconnu, affronter l'air douloureux tandis que se déchirait la poche des eaux. Nombre d'entre nous sont morts dans cette débâcle. L'accalmie vint avec des eaux plus vastes, mais si vastes que certains s'y sont perdus.

Or, voici qu'aujourd'hui des vibrations nouvelles parcourent votre demeure. Beaucoup y perdent la tête, n'ayant qu'une idée, une seule idée, retrouver la source, l'eau d'origine et son goût. Vous remonterez le fleuve avec l'obsession de ceux qui ne vivent que pour voir un jour leur mémoire coïncider avec les lieux. Vers l'amont ! Vers la montagne! Vous fonderez là-haut de nouvelles générations, vous renaîtrez dans votre passé, quitte à vous épuiser sur le chemin de votre retour. Les chutes ne sont rien à franchir, ni le grizzly qui ressemble tant à un homme et qui pourtant n'en est pas un...

Vous avez faim aujourd'hui, la vue de votre montagne vous rassasiera. Vous pleurez maintenant, et vous baignerez demain dans votre joie. Vous serez riches de votre pays retrouvé, mais votre mort vous trouvera dans le deuil. Consolés demain, mais de quoi sera fait l'après-demain, qui dure éternellement, si votre soif ici-bas se contente d'eau au goût de terre ? Ceux qui admireront votre histoire agiront comme leurs pères qui écoutaient les faux prophètes. Car si la vie est comme l'eau qui tourne sans cesse sur elle-même, que dire de ceux qui se fixent, amoureux de l'immobilité ?


Nam

Il pleuvait... Pluie de mousson. L'obscurité bouchait la fenêtre située juste derrière Monsieur Wilstaff, professeur de mathématiques au lycée français de D., ma nouvelle affectation. Dans la cheminée, des bûches de pin craquaient, sifflaient, suaient. Nous étions assis au fond du salon, au milieu d'une longue table couverte d'une nappe blanche brodée de fleurs, l'un en face de l'autre. Monsieur Wilstaff vivait au premier étage d'une villa entourée d'arbres. Il parlait, il buvait, à peine s'il touchait aux plats.

Là, à droite, mon bureau ; mon lit au fond ; mes toilettes. En bas les femmes.Ça jacasse, ça ne fait que jacasser. Et ta ta ta et ta ta ta... D'ailleurs, l'étage leur est interdit. Sauf si je les appelle. Les " femmes" , affectées au service de Monsieur Wilstaff, s'étaient succédé pour nous monter les plats ; d'abord une de quarante ans environ, puis deux jeunes filles de dix-huit ans ou peut-être moins.

Monsieur Wilstaff m'initiait au Viet Nam, ma nouvelle vie.

Tard dans la soirée, quelqu'un vint frapper à la porte. On ne s'en aperçut pas tout de suite à cause de la pluie. Mon interlocuteur ouvrit ses grands yeux germaniques, exorbités par la surprise : Qui ça peut être, par un temps pareil ? Il cria en direction de l'escalier pour appeler les femmes, gueula un nom. Il était incapable de décoller de sa chaise, alourdi par l'alcool qu'il avait ingurgité depuis le début du repas.

La femme de quarante ans vint ouvrir, intriguée elle aussi. Une femme du même âge qu'elle, ou à peu près, vieillie sans doute par les duretés de son existence, apparut dans un imperméable ruisselant d'eau. Pieds nus sur le tapis d'entrée, elle n'osait pas avancer, elle souriait d'un sourire plein d'humilité, et je vis que des dents lui manquaient. Elle ôta son fichu tout en parlant à l'autre femme qu'elle semblait connaître.

C'est ainsi que je rencontrai Thi Nam.

Reprenant son souffle, l'air désespéré, Thi Nam expliqua qu'elle cherchait du travail, que les instituteurs français qui l'employaient venaient d'engager une "nouvelle", une fille plus jeune, ce qu'elle considérait comme une manière de la congédier.

Monsieur Wilstaff avait très vite saisi tout le tragique de la situation. Il aimait qu'on fasse appel à lui comme au seigneur du village, comme au plus avisé, au plus influent, au plus humain des hommes.

Comme Thi Nam continuait de parler, il fit un geste de la main pour l'interrompre. Ta ta ta. J'ai compris. Calme-toi . Thi Kiem donne-lui à manger. Et maintenant disparaissez ! Je vais voir ce que je peux faire .

Les deux femmes descendirent l'escalier qui conduisaient au rez-de-chaussée.

Pas bêtes, hein ! nos petits instituteurs. En somme, elle n'était pas à leur goût. Mais ce n'est pas une raison non plus. Thi Nam, je la connais. Tu peux laisser de l'argent chez toi, tu le retrouveras intact. Elle a toujours travaillé avec des étrangers, Américains ou Français. Elle connaît la musique. Quatre ou cinq gamins à élever. Pas de mari. Est-il mort ? Est-il viet ? Je n'en sais rien. Puisque tu cherches une bonne, en voici une, je te la recommande. La cuisine ne sera pas raffinée, mais pas mauvaise pour autant. Tu n'auras pas à t'en plaindre. Prends-la !

Une bonne ! Je n'avais jamais eu de gens à mon service. Mais ici, comment faire autrement ? Les marchands m'auraient trompé sans vergogne. Nous autres, les étrangers, on nous voyait "venir". On nous attendait pour nous piéger au prix fort.

Monsieur Wilstaff a fait appeler Thi Nam ; je lui ai dit que je l'engageais, que j'habitais la villa située à cinquante mètres d'ici, près du pylône.

C'était une maison sans étage, perchée sur une butte, qui dominait la dernière rue goudronnée avant la forêt. Mon bureau occupait un angle à deux fenêtres dont l'une surplombait rizières, cultures et vallonnements, avec dans le fond, un couple de montagnes considérées comme les plus hauts sommets de la région, deux cônes noirs qui émergeaient d'un océan d'arbres.

Avec Thi Nam, les jours se déroulaient sans accrocs. Elle avait deviné ma façon de vivre et s'y conformait avec intelligence. Contrairement aux usages qui régissaient le travail des gens de maison engagés par les Français, Thi Nam rentrait chez elle sitôt servi le dîner, pour s'occuper de ses enfants.

Je vivais isolé du gros de la communauté française, à l'antipode du quartier sud de la ville. Les résidences étaient assez proches pour favoriser des rencontres presque quotidiennes. On s'invitait à qui mieux mieux autour d'une table composée presque exclusivement de plats, de vins et de fromages européens.

Comment éviter de sacrifier à ce rite moi aussi ? Mais c'était mettre Thi Nam dans l'embarras. A vrai dire je comptais sur une invitation pour en faire une occasion de rupture avec mes collègues.

Thi Nam ignorait les subtilités de la cuisine française, elle faisait de son mieux. Un jour, aux trois invités que j'avais à ma table, elle présenta un très ordinaire poulet-frites-salade en s'excusant auprès d'eux de ses médiocres dispositions culinaires. Il faut dire qu'elle était mal tombée : une Gasconne dans la quarantaine, fine bouche, qui avait su mettre ses deux "boyesses" aux fourneaux et les mener comme un chef d'orchestre ; un jeune Parisien, épicurien trouble et élégant ; enfin un professeur d'histoire qui exhibait des convictions socialistes et qui n'en possédait pas moins un sérieux coup de fourchette.

Thi Nam se retira discrètement dans sa cuisine et aussitôt mes trois invités se déchaînèrent à voix basse.

- C 'est ça ta bonne ? Franchement, je ne vois pas pourquoi tu nous en parles en bien si souvent . Un poulet-frites-salade, c'est d'un commun ! commença la Gasconne.

- Des bonnes, renchérit le Parisien, il n'en manque pas pourtant. Elles n'attendent que ça. D'ailleurs nous, nous n'avons pas hésité à remplacer les nôtres. Et maintenant ça va mieux.

- Il faut dire, en effet, que ce n'était pas très original . Par ces mots, l'historien-socialiste espérait se placer dans le camp des deux autres.

Le verdict était tombé ; une condamnation sans appel. J'eus beau prendre la défense de Thi Nam : son honnêteté exceptionnelle, sa discrétion... rien n'y fit. Non. Il fallait être masochiste ou bon Samaritain pour s'obstiner comme moi à garder Thi Nam en dépit du bon sens. J'aurais pu leur opposer que Thi Nam était veuve, qu'elle avait à sa charge quatre enfants. Mais ces justifications n'auraient pesé d'aucun poids contre le réquisitoire ; un argument, tout juste une forme d'apitoiement sans rapport avec le bien-être auquel j'avais droit, après tout.

Au moment de prendre congé, la femme me lança un sourire, les yeux obscènes, comme deux bouches suçantes. La voiture s'éloigna, je fermai le portail, j'avais eu mon occasion de rupture.

Thi Nam finissait de nettoyer la table. Elle s'excusa d'avoir si mal reçu mes amis. Je lui fis comprendre que je n'avais aucune raison de me plaindre et que, au contraire, tout avait été comme je l'avais souhaité. Puis j'ajoutai, sur le ton d'une interrogation amicale : Au fait, Thi Nam, vous avez bien quatre enfants ?

- Non. Cinq Monsieur.

- Comment cinq ?

- A moi, deux filles et deux garçons. Un autre garçon, six ans, orphelin. Parents morts pendant Têt. Lui resté tout seul.

- Bon. Rentrez chez vous maintenant. Vous finirez de ranger demain .

Quelques instants plus tard, Thi Nam trottinait sur la route, son chapeau conique sur la tête et son sac dans une main. Son imperméable lui donnait une silhouette droite et fragile. Elle se mit à accélérer le pas ; dans l'air, des nuages noirs commençaient à se coller aux collines et aux arbres.

Or le matin suivant, Thi Nam ne revint pas. Une convocation la retenait dans les bureaux de la police. Elle fut questionnée durant des heures ; on se méfiait de ces gens qui, à l'image de Thi Nam, menaient une vie ordinaire, si ordinaire que son insignifiance donnait l'impression de sonner faux.

Thi Nam avait été dénoncée par le photographe chez qui, un mois auparavant, elle avait déposé des pellicules appartenant à ses anciens maîtres, les instituteurs. Sur certaines prises de vue figurait le drapeau ennemi, le plus haï de tous les drapeaux.

Thi Nam eut beau se défendre, jurer qu'elle ne savait pas tenir un appareil, qu'elle n'en avait jamais possédé, on refusait de la croire. On ne la lâcherait pas avant qu'elle n'ait craché le morceau. Elle avait contre elle d'avoir "perdu" son mari et d'habiter un quartier pauvre de la ville, le plus grand vivier de révolutionnaires .

Pourtant, sur la mort de son époux, elle possédait des preuves. Des papiers officiels. Mais ces papiers ne suffisaient pas à démontrer qu'il était mort effectivement. Ils servaient peut-être à couvrir son passage chez les autres. Et Thi Nam se mit à raconter comment il était mort, en s'étant couché sur le bord de la route, la redoutable route du col, toute une nuit, près de son camion en panne, tout simplement parce qu'il avait pris froid et que son mal l'avait emporté après plusieurs jours d'une méchante fièvre.

Les instituteurs ne vinrent pas témoigner. Le petit garçon qu'on envoya chez eux pour les y inviter en avait bien rencontré un, mais celui-ci, sous prétexte qu'il allait chercher les autres, avait disparu.

Thi Nam dut se battre toute seule, avec sa voix, avec sa vie, recommencer son récit plusieurs fois jusqu'à ce que les policiers se lassent de son obstination.

A son retour, je lui exprimai mon étonnement ; c'était si inhabituel un tel retard chez Thi Nam. Elle s'excusa sans pour autant évoquer l'épisode de la convocation. Je l'appris plus tard par la bouche de Monsieur Wilstaff qui était, comme à l'ordinaire, au courant de tout.

Les absences de Thi Nam reprirent l'année suivante, d'abord sporadiques, puis de plus en plus longues et répétées. Cette fois, elle m'en donna la raison : sous la peau de sa petite fille étaient apparus de minuscules points rouge sombre. Anh Lynh me les avait elle-même montrés le jour où les enfants de Thi Nam avaient déjeuné à la villa. Je les avais conduits au lac en voiture et c'est en me tendant sa main qu'Anh Lynh avait attiré mon attention.

Au début, Thi Nam ne manifesta aucune inquiétude, elle maintenait son visage dans l'expression de réserve que je lui connaissais. Pourtant, quand, de mon bureau où j'écrivais, je la voyais étendre le linge, j'arrivais à percevoir dans ses yeux une évidente lassitude mêlée d'absence ; parfois même elle arrêtait son geste pendant quelques secondes et restait figée.

Au fil des mois, Anh Lynh devint de plus en plus blanche, d'un blanc de porcelaine. Comme elle s'affaiblissait, nous étions convenus de la garder à la villa durant la journée. Elle jouait avec le chien ou écoutait sa mère lui chanter des berceuses.

Thi Nam avait tout essayé avant de se résoudre à la confier à l'hôpital. Anh Lynh dormait dans un grand lit, petite comme une poupée japonaise. Assise à son chevet, sa mère attendait, réduite à l'impuissance. Le docteur américain que j'interrogeai me dit sur un ton neutre : Pour la petite, oui, c'est grave. C'est très grave . Ce jour-là, de retour à la villa, le chien hurla à la mort pour la première fois. Anh Lynh devait mourir de leucémie trois mois plus tard dans le sud. Et Thi Nam revint travailler à la villa. Elle dit : Elle pas souffrir. Endormie en attachant sa chaussure. J'imaginai les petites mains d'Anh Lynh en train de se débattre avec les lacets et, de guerre lasse, perdre la partie.

Anh Lynh disparut quelques mois à peine avant le déclenchement de l'invasion générale sur les hauts plateaux, une sorte d'inondation qui marchait inexorablement, un déferlement jusqu'à la mer. La panique s'empara des gens. Sur la route qui conduisait à la côte, des voitures surchargées d'hommes, d'animaux et d'ustensiles domestiques se succédaient en une chaîne ininterrompue. Les " montagnards" eux-mêmes quittaient leurs forêts par tribus entières pour se réfugier en ville, pieds nus, transis de froid, couverts d'une vieille couverture trempée par la pluie, et portant dans leur hotte tout le nécessaire. Ils avaient marché des heures durant pour fuir les combats. Comme on ne savait pas où les mettre, ils furent parqués sur le terrain de football, tout près du court de tennis, situé en contre-haut, sur lequel jouaient quatre Français tout de blanc vêtus.

Peu après, nous avons reçu l'ordre de faire nos valises pour être évacués sur la capitale par avion. Thi Nam savait qu'après mon départ la villa serait pillée par les gens du voisinage ; elle me conseilla de mettre mes affaires à l'abri. Les meubles seuls furent abandonnés sur place. Mon chien irait rejoindre la troupe des autres chiens que leurs maîtres, Américains ou Français, n'avaient pu emmener. Ils allaient d'abord errer sans comprendre jusqu'à ce qu'on les attrape pour les manger. A la banque, nous avons attendu des heures avant de récupérer l'argent déposé pour Thi Nam, une petite somme qui lui permettrait de survivre quelque temps. On ferma les portes et le portail de la villa avec des chaînes. C'était fini.

Je reconduisis Thi Nam jusqu'à son quartier. Elle me dit adieu en souriant d'un air triste, me laissant voir ces vides que faisait dans son sourire l'emplacement des dents qui lui manquaient. Puis elle disparut dans la masse spongieuse des baraques qui s'agglutinaient sur un coteau, entre le lycée français et un couvent.

Je ne souhaitais pas quitter la ville sans rendre visite à Monsieur Wilstaff une dernière fois. Il n'avait rien changé à ses habitudes, l'agitation extérieure ne l'avait pas contaminé. Je le surpris dans son bureau en train de lire un roman français, une bouteille de whisky à demi entamée se dressait au milieu des livres et des papiers.Il dit : Je ne pars pas. Il faudra qu'ils viennent déloger le vieux. Ils vont voir ça ! Je partirai contraint et forcé. C'est que j'ai du monde ici ! Quatre gosses, tu entends ! Quatre! Ca commence à en faire du monde, non ?

Monsieur Wilstaff réussit à tenir trois mois. Trois mois durant lesquels je vécus dans la capitale en attendant une éclaircie. Thi Nam ayant appris que je me nourrissais mal, me fit parvenir de la viande et des fruits avec même un couteau à plusieurs lames. J'ai gardé le couteau.

Pour moi, elle fut cette Matriona dont parle l'écrivain russe. Ce juste sans lequel il n'est village qui tienne.

Ni ville.

Ni peuple...

 

Un épilogue

Dionys cherchait l'ombre des arbres, leur fraîcheur après les zones brûlantes. La végétation qui noyait le village de Vathi se raréfiait, et la route, de plus en plus nue, méandrait jusqu'à la mer. Une mer invisible et présente. De temps en temps, il s'arrêtait pour boire, pour mouiller le linge qui protégeait sa nuque, pour s'enduire les cuisses de crême, pour se talquer les pieds. Le passage des voitures soulevait des poussières blanches qui gênaient sa respiration. Il traversa un pont de pierre, pénétra avec soulagement dans l'ombre d'une colline et se trouva devant une terre plate, aux maigres arborescences, que le soleil martelait. A partir de ce moment-là, il s'engagea dans la chaleur, un feu blanc à perte de vue. Après une bonne heure de marche, il aperçut un premier bras de mer, sorte de ruissellement horizontal, une vibration d'écailles ininterrompue. La dure luminosité qu'il affrontait depuis des heures n'avait pas de fin. Le couvent de Chrissoskalitissa était là, 90 marches dont l'ultime en or pur, une table dressée sur un rocher, architecture laiteuse en amitié avec le ciel, au-dessus des déchirements marins. Dionys ne souhaitait pas s'interrompre, mais terminer sa route jusqu'à la rencontre des eaux pour qu'elles lèchent ses blessures de leurs langues salées.

Surgit alors un kafénion, aquarium offert à la soif du voyageur. Là, d'un mot, d'un seul, universel, sucré et pétillant, il commanderait la boisson salvatrice, puis une autre, et la même encore une fois, au tenancier grec perdu dans cet Arizona marin. Il posera son sac sur une chaise, il s'effondrera sur une chaise voisine et laissera éclater dans sa gorge les bulles de gaz mêlées au liquide. Mais la porte était close, personne à l'intérieur... Dionys appela, irrité par la déception. Il manquait de souffle. Sa langue était grosse, ses lèvres avaient un goût de sel, la sueur perlait sur ses yeux. Il se remit en route, dans une Afrique sans hâvre ni rivage.

Et pourtant... Le second kafénion apparut bientôt, perché sur une hauteur. Elafonissi ! Elafonissi ! se répétait Dionys à la vue du vaste mur bleu qui s'imposait à lui maintenant. Il n'avait plus de force, il sentait battre son cœur, battre sa tête, le corps tout entier en proie à un fébrile ébranlement. Il eut beau se désaltérer, le mal était dans la place. Il parcourut les derniers cinq cents mètres avec peine et jubilation ; ses chaussures lui étranglaient les chevilles, ses yeux baignaient dans des scintillements sacrés. Sous les arbres, quelques gens et, au-delà d'un maigre chenal, un îlot blanc taché de toisons vertes, couché dans l'eau de tout son long. Et puis, à une dizaine de mètres, une femme, étendue sur le dos, corps nu pointé vers l'horizon, peau cuivrée, pailletée de diamants, une jambe couvrant l'autre, les seins gorgés de suc, une main dans les cheveux, l'autre ouverte à la lumière, au soleil absolu comme une orange, debout sur la mer, qu'elle semblait avoir enfanté. Dionys marchait vers elle. La mer... Déesse ! se disait-il, Déesse ! Laisse-moi voir ton visage. Enfin ton visage... Il avait soif encore, et il était fatigué, la gorge blanche, l'œil en pointe, vide, complètement vide comme une poche qui veut se remplir, va s'écraser, boire le sable.

Il n'eut pas le temps de poser son sac, il s'effondra. Des gens accoururent, ils le transportèrent sous un arbre. De sa bouche sortait une écume. Il avait un regard terrifié. Qui était-il ? On voulut savoir. L'homme qui trouva son portefeuille tomba sur une photographie de femme entièrement nue, prise de face, debout devant une étendue de mer. Une photographie déchirée, de sorte que la femme n'avait plus de tête.

1985-1995

 

table des matières complète
I
nativité
une histoire de frontières
passion pour Nane
jours au Japon
visite à l'oncle Avédo "Je frappai à la porte N° 42..."
changement de corps
une passion souterraine
de père en fils "Ma vie, toute ma vie..."
à propos de l'arbre élu
Ah ! les frères ! "C'étaient des frères..."

II

le premier homme
Blanche, 11 heures 41
Jean'
Tao
sibérie des jours parisiens "Aux premières heures de l'aube..."
canicule
de père en fils " J'ai toujours été dans la viande..."
morceaux de Hollande
vue sur le Tarara San "La Grande Bibliothèque..."
Oh ! les frères ! "L'exposition avait lieu..."

III

cris blancs
description des Tarariens
Lucile
sibérie des jours parisiens "Quand le wagon..."
le livre de mon père
de père en fils "C'était un géant..."
l'autre
Cordillère
vue sur le Tarara San "Kavès, le grand Sèv Kavès..."
Ah ! les frères ! "C'était le Chef..."

IV

fils de la terre
vie et paroles de Thoros
Anouch
visite à l'oncle Avédo "Il pleurait..."
sibérie des jours parisiens " J'appartiens aux gens..."
une réunion littéraire
de père en fille "A présent je suis toi..."
fragments grecs
El Hor
Oh ! les frères ! " Le père Barkèv..."

V

l'amour, la destruction
vacances au Kakabag
Pham
sibérie des jours parisiens "... Est-ce le bon chemin ?"
la glu et le galop
histoire d'une chute
flamand grec
vue sur le Tarara San "Dans la plaine du Tarara..."
un homme qui meurt
Ah ! les frères ! "Le poète voyage..."

VI

les murs
les Haïs
Djohar ! Djohar !
visite à l'oncle Avédo " Je n'ai pas le moral..."
sibérie des jours parisiens "De tous les trains..."
le sang noir du poète
à Delphes, dans les oliviers
vue sur le Tarara San "Maintenant c'était écrit..."
le loulou de mademoiselle Alaïa
Oh ! les frères ! "Mercredi... Vréj..."

VII

Enki et Heneke
le dernier des Haïs
Dinah
fille de charité
Er
métamorphose du genre
le saumon sur la montagne
Tarara, le grand mur
Nam
un épilogue

 

Extraits : Voyages égarés

Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6

Le Peuple Haï 1 2 3 4 5 6 7

Une année mots pour maux Octobre 1 Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre 2 Couverture

 

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