pour une figuration apatride

(esquisse de manifeste qui n'en estpas un)

 

( Texte lu le samedi 11 Juin lors de l'exposition du 8-25 Juin 1994 à la Galerie Les Cent- Paris)

 

X 1

Au commencement il y a l'ambiguïté. Etre d'un pays sans y être vraiment né, être né dans un pays sans en être vraiment. Une part de mon existence présente se situe ailleurs, sorte d'existence qui aurait précédé celle que je vis actuellement. Ainsi, le quotidien me rappelle constamment que là où je suis je ne suis pas en ( ma ) réalité. Mais cet ailleurs qui serait censé combler le défaut , nous le savons maintenant, ne saurait être un gage d'harmonie retrouvée, de totalité vivante. Etre apatride c'est connaître une expérience du mal, de l'instabilité souffrante et du manque permanent. En somme, ici ou là, j'habiterai toujours par défaut. J'habite, je vis, je suis dans le défaut. C'est-à-dire dehors, ce dehors-là qui est le deuil immédiat de ma conscience. En dehors de ma famille, en dehors de mon travail, à côté de mon regard, de mon corps. Ma vie est une immédiate création d'étrangeté.

X 2

Toutefois, j'ai cru m'accommoder de ce dehors-là, de cette extraterritorialité mentale. De sorte que, à la longue, mon expatriation m'a appris à me remplir de ce qu'on me donnait. Je suis né dans la maison et dans la rue ( dans le monde clos du passé, du ressassement et dans celui, ouvert comme l'avenir, d'une perpétuelle circulation des choses, des hommes, des idées ) : deux lieux de vie de deux langues différentes, c'est-à-dire deux manières d'appropriation du monde, qui obligent aux va-et-vient incessants et dont je n'ai jamais fait correctement la somme. Mon identité, quoi que je fasse et où que je vive, c'est de ne pas ressembler au lieu que j'habite actuellement, de ne jamais me sentir " rassemblé". Ni d'un côté, ni de l'autre ; trop loin de l'un quand je suis dans l'autre, trop loin de l'autre quand je suis dans l'un. Je suis dans l'entre-deux. Un homme de frontière exclusivement. L'ambiguïté... Encore elle.

*
Mais la langue ! Quoi, la langue !
Cette langue que j'ai voulue, prise en chasse,
hydre à plusieurs têtes, patoisée, impure, en mal d'elle-même, déroutante, larmoyante,
c'est elle, à la longue qui n'a pas voulu de moi, qui m'a chassé.
Langue, jadis, qui résonnait dans le corps de ma mère
et dans mon corps à moi couché sur ses cuisses....
Ma mère, veillant avec ses frères ses soeurs en deuil de leur origine, langue
Qui se rassasiait de récits communs,
qui ressassait le paradis et la catastrophe.
*

 

X 3

Pour nous, " la mort est avant la vie " ( Allan Ginsberg). Une histoire aberrante, sanglante, criante précède immédiatement notre histoire personnelle. Elle nous a faits. Echo tragique qui n'en finit pas d'étendre sa noirceur au sein même de notre conscience. Père rescapé, fils expulsé. Nous sommes nés d'une immense panique et expulsés en permanence. Nous sommes nés dans le deuil . Expulsés du Lieu. Sans retour possible. Eden ! Démoniaque Eden ! Et ce que nous cherchons encore, c'est à naître dans l'humanité. Car nous avons raté notre naissance. Nous cherchons à nous reconnaître dans l'humanité, à être reconnus en humanité. Tant que sera nié le Crime qui a déréglé notre naissance, nous ne devrions avoir aucun apaisement, aucune vie. Pas de naissance sans reconnaissance. Cependant, et la question reste celle-ci : si on nous a raté notre naissance, sommes-nous tenus pour autant d'enfermer tout ce qui nous reste de vie dans cette infirmité ?

*

Cette langue - Quoi ? Mère.
Matière maternelle. Mère pleine de paroles fraternelles
et d'autres mots. De mots ennemis
pleine
qui parlait
pleine de mots hier assassins hier embusqués dans les paysages de signes
dans les plis mêmes de la parole originelle, si bien cachés
qu'ils ne tachaient même pas si bien dissimulés
dans le tissu même
qu'ils vivaient dans chaque bouche avant qu'elle ne crie
vivaient les uns avec les autres en bonne intelligence
dans chaque bouche avant qu'elle ne crie

*


X 4

Ainsi nous crions, toujours et encore. Le Crime nous a condamnés au cri. Et notre art ne devrait être que cri, ce cri à nous transmis par une stupéfiante histoire. Les martyrs ne crient pas. D'ailleurs, ont-ils jamais crié ? Trop stupéfaits les martyrs. Ils ont été la langue qu'on trouble, la bouche qu'on viole, le corps qu'on disperse. Ils nous ont légué le cri. A nous. Et nous sommes leurs cris...

*

Langue
Langue de ceux
qui De ceux qui ont crié
Langue a crié jusqu'à plus voix
De cri blessée
Langue bégayée du silence
Qui a vu le crime qui hennit
qui a vu la haine crier
Langue impossible à vivre
Qui portera toujours ce cri-là
Qui portera toujours ce crime haineux qui hennit
Elle le portera
Jusqu'à plus voix
Son silence
Dans une autre voix

*


X 5

Apatrides, nous vivons dans le déchet. Nous sommes bien le déchet de l'histoire. La victime qui ne cesse pas d'être victime. Cette atroce impossibilité de respirer pleinement l'air ( d'être ) vivant, c'est-à-dire d'être ni vainqueur ni vaincu. Vivant ! Mais pour cela, il faut être une voix. Une voix qui s'accorde avec les choses. Nos mères enceintes de leur mémoire devaient-elles ne nous donner que la mémoire ? Une coalition d'hostilités et de fragilités nous a mis au monde. On nous a raté notre naissance. Faut-il pour autant que nous rations ce qui nous est encore disponible, c'est-à-dire notre vocation au monde ? Hier était la fin. Faut-il perpétuer la fin ? Et que faut-il perpétuer au juste ? S'il faut être une voix, que dira-t-elle ? Etre apatride, c'est avoir perdu le chemin, c'est vivre dans la perte du chemin. Les hommes qui ont présidé à notre histoire nous ont donné un sentiment du monde marqué par l'expulsion. Le monde - lieu de terreur et d'hostilité. " Tout le monde m'en veut ". Mais cette perte, ce sentiment d'expulsion, cette incapacité à retrouver la voie nous ont été livrés comme une révélation. Il ne s'agit pas de perpétuer le jeu de massacre, ni de se laisser submerger par sa propre mémoire, mais de se nourrir à la table d'un monde somme toute innocent. Dangereux le ressassement du passé pour lui-même, comme l'affirment les uns ( Jean-Luc Nancy). Vaine la communion dans la mémoire de l'horreur, comme d'autres osent le déclarer ( Yehuda Elkana). Les boulimiques de la mémoire recréent l'histoire et se perpétuent les uns comme bourreaux, les autres comme victimes. Tandis que le monde est là, toujours là, force et innocence. Et comment ne pas l'écouter ? La poésie a horreur du massacre et, indirectement, elle a pour devoir de l'arrêter, non de souffler sur les braises pour ranimer les insultes et les menaces. Dans ce cas, comment ne pas apprendre à pacifier en soi la mémoire collective ( qui est mémoire de la mémoire ) ? La pacifier sans l'éteindre. Dans le fond, je suis un homme, rien qu'un homme qui écoute la montagne l'apprivoiser. Elle est un chemin. Il n'y a pas de confusion possible. Le sol et le ciel ne se marient pas. Le ciel dans la continuité du sol.

*

Né dans une langue
Langue de rêve et langue de catastrophe
qu'à présent je bégaie
ma vie
Quelle glu me tient au seuil
Mère parlait à ses frères
avec des mots du criminel
mots pays-sang
Je ne sais plus comment m'entendre
et reste inachevé
dans une langue étrangère comme un ciel

*

X 6

Ainsi toute figuration apatride oscillera entre une référence à l'histoire et une référence à l'absolu, entre l'attachement et le détachement. Parce que la mémoire est indécrottable et que la montagne est une hypothèse métaphysique. Mais l'exil - le poétique exil - nous préserve d'une contamination par la première et d'une fascination par la seconde, à seule fin de conserver entière notre humanité. Toute figuration apatride exprime cette naissance au monde par défaut, par la conscience du défaut. Elle représente une esthétique du défaut.

X 7

Il y a en nous comme un pays. Rêve de terre et cauchemar de sang. Un pays de montagne. Vivant celui qui s'est offert en toutes saisons le spectacle de cette montagne ! Elle condense le ciel et le sol. Elle rassemble les lignes, les horizontales et les verticales, elle les conjugue. Elle est tout, révèle le TOUT. Au vrai, à certaines heures du temps, elle fait partie du ciel, et tellement qu'elle n'habite plus la terre. Enclose dans les frontières de tel pays, dans le regard convoiteux de tel peuple, elle transcende les choses. D'ailleurs, l'histoire a mis les seuls hommes qui n'ont d'yeux que pour elle au ban de son air(e) totémique. Ils sont en-dehors. Une frontière les sépare aussi puissante qu'une peine capitale. Traverser la frontière pour gravir la montagne c'est trouver la mort à coup sûr. C'est entrer dans un au-delà. Mais à quoi bon gravir la montagne ? Les partisans de la possession ont des vues sur le sommet ( comme ces femmes stériles qui croient qu'elles finiront par enfanter en se frottant le ventre sur telle pierre en érection réputée pour ses vertus magiques, eux ont en tête une utopie par quoi l'histoire parvenue à son terme, après maintes et cruelles contractions du temps, mettrait au monde un âge d'or ) ; il suffit à d'autres, partisans du détachement, qu'ils vivent branchés sur elle en permanence, comme sur une leçon des choses à leurs yeux manifeste.

X 8

L'histoire ne regrette pas ses morts. Ainsi va le mouvement dans l'espace. Les survivants sont un corps dispersé. Visage qui se brise comme une vitre. Eclats de vie qui s'éloignent de l'oeil où a eu lieu le Big Bang, lieu d'une déflagration et d'une naissance. Les hommes qui ont connu ça sont à jamais orphelins d'unité, et dans l'esprit de leurs enfants se répercute l'écho d'une origine schizophrénique.


X 9

Mais comment avancer dans la vie si me pèsent les entraves, si le temps me fragmente ? Comment avancer dans la création si entrave et fragmentation se conjuguent pour me rendre la vie impossible ? Je suis entravé, je suis fragmenté ; l'entrave et le fragment me constituent, nourrissent la création. Comme le poids en permanence d'une condamnation qui me précède. J'appartiens à une humanité marquée par l'expulsion. De fait, plus qu'à l'ambiguïté, je suis condamné au conflit, écartelé entre les injonctions de l'histoire dont je suis le fils et les appels de la vie ordinaire , entre le culte du temps communautaire et la présence du vivant. Dès lors, l'unique synthèse, si synthèse il y a, se trouvera dans le besoin de transformer le malaise en expression créatrice.( Et d'ailleurs la forme d'une oeuvre n'est-elle pas l'expression des conflits dans lesquels l'auteur est immergé ? ) Pas d'autre issue à l'alternative imposée par l'histoire qu'une échappée esthétique.


X 10

Ce qui menace essentiellement l'eau vive de la création, c'est le bouclier des dogmes. Obstacle à l'exercice de l'imaginaire, à la fantaisie du créateur dénicheur d'horizons nouveaux, cette dure orthodoxie de l'esprit communautaire, culte de valeurs unanimistes qui auraient pour elles d'avoir traversé le temps, mais qui auraient durci à force d'avoir duré. Rien ne saurait être plus impérieux pour l'écrivain que l'explosion des possibles et l'exploration des hypothèses, que son esprit aventureux sur les sentiers du trouble et de l'inconnu, que les retournements qu'il opère au sein des certitudes rationnelles ou des mystiques intolérantes.


X 11

Pourtant, malgré tout , malgré le poids du passé, ce poids qui pousse la voix dans une direction où s'entremêlent l'effroi, le pathos et la révolte, l'écrivain n'a pas l'obligation morale de vibrer en choeur avec ses frères. Il n'est lié par aucun contrat de sang - quel sang ! - ni envers ses parents, ni envers ses ancêtres, ni envers le peuple - même si tous, à des degrés divers, l'ont mis au monde - ni envers l'histoire, ni envers les utopies des siens ou des autres. D'ailleurs, pour lui, les siens sont aussi les autres. Certes, libre à lui d'avoir les responsabilités qu'il souhaite. Mais, dans ce cas de figure c'est sa liberté qui agit, qui pèse dans la balance. Il choisit de clamer à l'unisson et à l'aveugle. Rien ne l'intéresse comme de mettre sa vie en accord avec les siens : peuple, ancêtres, parents... Mais que serait une communauté qui chasserait ses rebelles et ses infidèles ? Au contraire, toute communauté se doit de nourrir en son sein quelques fous sans attache avec la raison commune. Un fou n'a aucune obligation. " La littérature n'a aucun devoir " ( Raymond Carver).


X 12

Beaucoup autour de moi me disent qui je suis. Des frères, voilà ce que nous sommes. Des frères certes, mais qu'on n'a pas choisis, avec lesquels on ne saurait naturellement partager une même communauté d'idéal, d'intérêts, de préoccupations, un même esprit de transparence ou de vérité. Comme ils m'ont été donnés, ces frères, par le hasard d'une naissance, ils communient avec moi dans la même histoire et la même origine. Mémoire transmise et qu'on n'a pas choisie. En ce cas, faut-il que l'homme soit réductible à son origine ethnique ? Je m'interroge. Toujours est-il que rien n'est moins vrai que l'assimilation d'un homme à une seule identité. Quand je m'adresse à un frère "de sang", j'occulte volontairement mille autres vies qui sont en moi - épaisses, furtives ou obsessionnelles. L'évidence est que je suis ici et dans mille autres ailleurs, que je suis une somme d'identités, chacune jouant sa partition selon les hasards de l'existence ou les rencontres recherchées. Parfois même, ces identités entrent en conflit les unes contre les autres. Je n'ai pas d'identité exclusive mais seulement conflictuelle. Certains ont rejeté l'agitation de leur unitas multiplex pour se couler dans le confort d'une identité retenue au mépris de toutes les autres car elle désigne clairement ses ennemis extérieurs, alors que l'autre, l'identité dispersée, s'afflige d'être à la fois la victime et son bourreau dans le champ clos de l'univers individuel. Mais elle a le mérite d'être entière, de totaliser la personne, d'en restituer l'histoire. Comme un carrefour où les routes se rencontrent en un noeud d'indécisions et dont le promeneur ne se sortira qu'au prix d'un choix crucial : cette direction qui le conduira peut-être hors du labyrinthe intérieur.

X 13

Tous les créateurs ont pratiqué le métissage. C'est une banalité de le dire. Métissage dans l'inspiration, métissage des sources, métissage des styles et parfois métissage des langues. Métissage aussi des époques, ou des mots, ou des genres. Les meilleurs parmi ces créateurs de métissages sont même parvenus à une orchestration des styles ou des registres. En effet, quoi de plus musical que cet équilibre des timbres par quoi les instruments expriment leur mutuelle complicité. Mais il est des artistes qui répugnent à transposer dans l'éthique les leçons du métissage esthétique qu'ils mettent en oeuvre dans leur création. Il y a des limites qui ne se franchissent pas, sinon au prix d'une véritable révolution intérieure. De fait, l'oeuvre ethnocentrique vit dans un air confiné, elle s'empêche de respirer l'air du monde dans la mesure où les seules valeurs qu'elle exalte sont celles, exclusives, de son lieu d'enracinement. L'homme n'est pas que racines : il a deux jambes qui font de lui un éternel nomade, deux yeux qui font de lui un éternel regardeur ( je n'ai pas dit " voyant"), curieux d'horizons inconnus.

X 14

Ce " regardement du monde", s'il est juste, ce métissage éthico-esthétique, s'il s'applique correctement, devraient conduire au débordement permanent autant qu'aux mixages des techniques et des modes d'inspiration. En ce sens, le "je" ne peut être la seule modalité d'expression - comme ne saurait l'être d'ailleurs le débordement timoré de ce "je" biographique dans une pseudo-fiction où les personnages et les situations ne subissent aucune transposition, aucune distorsion fondamentale. L'oeuvre implique le recours à la raison et à l'imaginaire, le mariage de l'apparent et de l'invisible, et, loin de se contenter du "je", confronte constamment celui-ci à l'autre du "je", c'est-à-dire à son environnement le plus immédiat et le plus lointain. Je suis dans une convergence du réel et de l'imaginaire, le réel ne donnant sa pleine mesure que s'il est lu et exprimé par l'imaginaire, l'imaginaire ne se laissant piéger que s'il se donne à lire comme une hypothèse de la réalité. Dans l'enfermement éthique, ethnique ou esthétique, je ne suis plus.


X 15

Au commencement était l'ambiguïté. De fait, il semblerait que seule l'impureté fasse loi. L'impureté comme le constat de tout ce qui se mélange en moi et qui rend l'appartenance inconcevable, jugée trop réductrice, comme insuffisante à épuiser toute l'ampleur et toute l'épaisseur du mal. L'impureté comme le brouillage des origines, comme la preuve d'une confrontation permanente avec " l'événement qui déconcerte les routines établies " ( Alain Badiou). La croyance en la pureté ici et maintenant, c'est-à-dire habitable ( par l'utopie politique ) ou habitée ( par la langue ), soit en un principe centralisateur où idéal et réalité se confondraient , représente une paresse de la pensée : elle prétend résoudre la complexité de l'existence en donnant à une opinion valeur de vérité absolue. Sans l'expérience de cette impureté fondamentale, sans le désir d'ordonner le fonds intime du chaos, il paraît impossible d'oeuvrer en vue d'intégrer cette patrie personnelle qui se situe en permanence au-delà de l'instant douloureux que je suis en train de vivre. Etre apatride c'est voir en soi éclater l'impureté de sa condition. En d'autres termes, et sur un plan esthétique, l'oeuvre demeure une manière de proclamer l'impureté fondatrice des hommes. Sans elle, pas de déplacement vers la transcendance

*

"Rituel pour un mort"
M. J. ( 1976
)

Le sang du soldat mort
est encore frais malgré le froid persévérant des montagnes,
le froid de la guerre persévérante.

Les hommes, semblables aux autres hommes, se voient comme des créatures de labyrinthe où règne l'éclat du feu. Ils veillent sur la terre durcie comme sur un diamant.

Le combattant, à côté de son frère au ventre déchiré, s'est assis sur son infinie parallèle.
Son arme dure couchée à ses pieds après avoir craché le feu, acte irrémédiable.
Ses yeux vont de ses mains gelées et noires au trou mystique dans le ventre de son frère désarmé, sans désir.
Ses mains sont lasses de veiller en aveugles sur l'autre ligne du temps. Ses mains noyées dans les vicissitudes célestes, rongées par les jours orageux.
Alors,
avec un bout de branche morte, qu'il a écrasé jusqu'à la fibre,
qu'il a trempé ensuite dans le sang encore chaud, près du coeur héroïque,
lentement, le geste souple, grave et précis,
sur chaque ongle de l'autre main aux doigts bien écartés
sur chaque ongle avec délicatesse,
il a glissé son pinceau de fortune. Et puis, il a brandi sa main sur le ciel pour constater l'effet des cinq petites têtes rouges,
sur fond de ciel sa main aveugle,
le ciel griffé...

*


X 16

Les tenants de la pureté trompent la vie. Plus précisément ils la figent dans une rationalité doublée de ferveur religieuse, dans le déterminisme de l'ethnolâtrie. Ils renient le mouvement, récusent la circulation, se désintéressent de la rencontre. Alors que l'homme, aujourd'hui plus que jamais, est inséré dans un vaste brassage de hasards, est en permanence confronté à de nouvelles hypothèses. L'artiste nous rappelle que l'art est en expansion, que son rôle est de multiplier les possibles. Tous les principes communautaires - le sérieux de la race - qui gênent la révélation du vivant, qui empêchent l'artiste d'exprimer la vie, qui l'obligent en permanence à une thématique consensuelle, à se soumettre à la raison générale, à la Loi, s'érigent toujours au nom de la sacro-sainte pureté comprise comme utopie de concentration sur un sol unique et clos, et même rédempteur.


X 17

Ce que certains ont appelé le fanatisme de l'identité ( François Laplantine) conduirait à la reproduction de l'histoire. Plus je me perpétue, plus je fige mon environnement en le réduisant à une menace. Incapable de supporter le changement, signe de sa propre désagrégation, impuissante à accueillir toute nouveauté venue de l'extérieur, la tribu se condamne au repliement permanent par quoi le destin se contracte. Dans ce cas de figure, les individualités mentales s'expriment par mimétisme. Si certaines d'entre elles ont recherché des pratiques étrangères, n'allez pas croire qu'elles renouvelleront pour autant leurs propres valeurs. Au contraire, elles s'empresseront de mesurer toute fréquentation profane à l'aune des principes communautaires. Loin d'introduire dans leur réflexion les vertus des méthodes comparatives, ces nouveaux théologiens du peuple-sol ( de l'union du peuple et du sol) se cantonnent aux explications en forme de spirale, allant toujours au plus profond des thèmes comme si elles descendaient dans un puits. Aspiration vers le bas qui rencontre forcément le passé, ce lieu fixe et figé du temps qui fait croire aux récurrences. Or, l'artiste n'est pas un masturbateur d'histoire, il se situe dans les vagues qu'il produit, de préférence parmi les premières, celles qui se gonflent sans trop savoir où elles mourront.

X 18

Reste que le créateur doit mettre en oeuvre cette impureté qu'il revendique comme la matière première de son travail. Il entend conquérir des territoires inconnus sur la tradition, déplacer les frontières, faire marcher les racines sur les lieux d'une inquiétude nouvelle. Comme il en a toujours été. Il pénètre dans les marges, il provoque les hasards, il ne craint pas de passer outre les non-dits et les tabous... Loin de s'assujettir à la satisfaction d'une lisibilité, de s'inscrire dans l'ordre des certitudes communes, mais pour réussir sa tentative d'ébranlement , pour introduire la discontinuité et la fracture dans les lignes sagement tissées de l'existence, il dispose de l'ironie, révélatrice d'insoumission, l'ironie distante, l'ironie forcément injuste, arbitraire, inventive de formes. "Approche paradoxale du sacré" ( Jean Starobinski). Or, pour faire parler ces formes, pour donner à la fiction l'ampleur de sa force par le déploiement de la fantaisie, pour rendre l'idée de mélange, de brassage, de mixité... quoi de plus nécessaire que d'oeuvrer dans l'indistinct, la confusion des genres, la géométrie du trouble.

X 19

Retenons par ailleurs que l'idéologie consensuelle de la purification à tout prix, hors de laquelle n'existerait aucun salut, hors de laquelle tout devient trahison, perversion et folie aventureuse, est érigée en critère de jugement esthétique. La faiblesse de l'artiste communautaire consiste à entrer dans le jeu dérisoire de cette confusion où le contenu, reflet du bons-sentimentalisme ambiant, se transforme en principe d'évaluation, prend le pas sur la qualité réelle de son oeuvre. Cette oeuvre est jugée, non plus selon l'éthique de la création, mais à l'aune du message ( plus il est conforme au narcissisme ethnique, mieux c'est ! ).


X 20

Le trouble que certains n'hésitent pas à considérer comme la clef de voûte d'une nouvelle esthétique (Guy Scarpetta), nous l'assimilons d'abord à cette inquiétude particulière que le créateur finit par connaître dans sa confrontation avec les valeurs de la communauté. Son a-socialité se révèle à la lumière de son incapacité à se satisfaire des slogans, des représentations et des dogmatismes auxquels il est soumis par le seul fait de sa naissance. L'inconfort de sa situation, le déséquilibre qu'il ressent dans ce porte à faux avec ses semblables le conduisent inévitablement à élaborer une stratégie de survie contre l'incongruïté des codes majoritaires. Même si le trouble le malmène en permanence dans une oscillation entre la compassion, la compréhension, l'acceptation du modèle collectif et la tentative de créer son propre chemin d'aventure, quitte à terminer dans l'opprobe comme le dernier des renégats. En réalité, il s'agit moins pour lui de remplacer les valeurs par le vertige absolu d'on ne sait quel néant que d'introduire un certain type de questionnements au sein même des représentations dominantes. C'est-à-dire de " déranger le consensus" ( Georg Baselitz). Son inquiétude est signe qu'il vit, signe de son humanité. Elle lui indique qu'il se doit d'intervenir comme une douce explosion dans le choeur des orthodoxies, d'insinuer un principe d'impureté dans le corps communautaire, d'être le mauvais esprit , sauvage et paradoxal, qui brouille les cartes, sort du cadre univoque et bien-pensant par l'usage du monstrueux et de l'énigmatique.

*
"Rituel érotico-patriotique"
M. J. (1979)

Protagonistes :
Lui, combattant radical, fils du pays hypnotique, venu de loin se noyer dans les noms de famille.
Elle, presque soeur, livre immaculé de la terre couronnée d'épines.
Longtemps ils ont été suspendus par les siestes. L'un vers l'autre par l'interdiction.

Maintenant, la chambre est une île. Les noms de famille sont noyés par la distance et par l'immensité. Ils sont loin du pays radical , loin des épines de l'interdiction. Immaculés et suspendus.

Le combattant saigne. La soeur aux portes velues, aux seins en équilibre sur le désir , offre sur ses jambes gainées de bas noirs un corps de consolation patriotique. Le combattant n'en peut plus de souffrance.

Il répand de son sang sur les seins loyaux de la mère érotique. Sorte de peinture où se forment les figures de la soif et du déchirement. Et la soeur devient toile tatouée par les vertiges du soldat.

Muette, elle donne à contempler la tache immaculée de son nid, le lieu barbu de sa lumière, laisse le sang amoureux rougir sa peau comme un arbre dispersé de veines, ses deux grappes qui comblent le vide et l'ivresse hypnotique...

Alors, le soldat vêtu de noir, l'oeil heureux de sa découverte, la bouche frissonnante à l'idée d'embrasser l'Eden, lèche son propre sang sur la peau de sa presque soeur, glissant la langue sur les centres pulpeux,

tandis qu'en lui des remous de lumière affolent ses fruits suspendus, que palpitent les feuilles comme des clignements d'yeux, que pullulent des vertiges impossibles à calligraphier, que des chauves-souris décrochent dans le vide

d'insaisissables silences... Et sur les murs tremblants de l'après-midi, qui gardent la villa voisine, inhabitée depuis le jour de sa naissance, des yeux se figent, ceux du lézard qui se glisse dans la fente en forme d'éclair pour trouver la fraîcheur. Ce sang noir de la matière indifférente.

*


X 21

Nous cherchons des signes. L'écriture serait une déambulation immobile au coeur d'une opacité. Il faut se garder d'interdire aux voix, intérieures ou étrangères, de s'exprimer sous prétexte qu'elles frisent l'absurde.Sachant que la volonté est la mort de l'art (H. Michaux). Il est vrai que la tentation restera toujours d'introduire du sens pur dans le texte qui s'écrit, d'en faire une substance qui relève de l'ici-maintenant non de l'ailleurs. Or, nous ne parlons pas pour nous-mêmes mais pour qui, demain ou peut-être aujourd'hui, saura jouir de rythmes intellectuels plus souples, plus affinés que ceux de la vie ordinaire. Certains mots, profonds et intimes, possèdent assez de puissance pour créer avec d'autres mots des sens hybrides. Ces alliances forment des chaînes plus ou moins durables et susceptibles de troubler, elles obligent à parcourir des franges frontalières , là où les temps se mélangent, où l'événement réel prend tout à coup allure d'anticipation. Toute poésie positiviste, celle qui émaille de métaphores ce qui n'est que démonstration, qui produit des mots justes et les frappe pour les faire résonner, qui connaît le chemin qu'elle doit prendre pour que mûrisse le message en cours de route, bâillonne en quelque sorte le lecteur, bâillonne ce qu'il porte en lui d'inconnu et d'imprévisible. Mais la poésie ne sait pas ce qu'elle est, le texte ne sait pas où il va , ni ce qu'il va faire surgir au fil de sa durée. La création étonne le créateur et dépasse la vision qu'il en avait au départ.


X22

Dans une perspective plurielle de création métissée, où le mélange des formes fait loi, les genres, loin de rester confinés dans leurs frontières, sont appelés à se féconder mutuellement. Mêlée des mondes, " brouillé des langues" ( Régine Robin), des genres, des tons, des langages, comme une leçon de Rabelais qui ne tient pas à la cohérence non plus qu'au bridé de l'inspiration. Le texte devient alors un lieu de conjonction, d'interpénétration des territoires. Reste que l'opération, pour qu'elle soit réussie, suppose une certaine maîtrise dans le mariage des différents registres, domaines, matériaux et autres... Mais le texte ainsi fait relève alors d'un genre indéterminé, il déroute toute appréhension logique, constamment en déséquilibre, sorte de monde flottant, insolite ou paradoxal . Il produit sa propre singularité et dessine sa figure au voisinage d'autres textes.


X 23

Quel type de texte peut le mieux refléter l'impossiblité de l'achèvement si ce n'est le fragment. Tout commence, rien ne se termine. Images abandonnées à elles-mêmes. Le fragment ressemble à un éclat que l'histoire intime laisserait échapper. Dans ce sens, il correspond au sentiment d'une décomposition irrémédiable, témoin d'une déflagration à l'origine du mal, antédiluvien en quelque sorte. Dans le fragment, se tient en filigrane une certaine diasporisation de la substance interne, partie en morceaux sous l'effet d'une force centrifuge incontrôlable. Et ces morceaux sont si loin dejà, si autonomes, nostalgiques d'une unité perdue, qu'ils représentent des figures énigmatiques, apparemment sans attaches, et que l'auteur regarde comme des curiosités avec le sentiment bizarre que, sans doute, les espacements entre elles ne sont rien d'autre que des liens communautaires qui se distendent. Tout l'effort de l'oeuvre consiste à restituer la diffraction et à y prélever des ensembles significatifs.

*
à l'extérieur
captif
captif à l'extérieur
le petit homme
signe
discours
visuelles
voir la fin
pauvres naufragés
la loi pesait sur nous
en grand danger de servitude intellectuelle

Petit homme, captif à l'extérieur, pauvre naufragé sur qui pèse la loi du discours visuel - signes de servitude...

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X24

Ainsi né, le fragment peut s'offrir encore à d'autres possibilités. Il recèle d'autres formes, d'autres sens, d'autres paysages. Comme ces tableaux qui se construisent autour d'une image et qui invitent à changer le regard pour donner à voir un autre fond par une combinaison détournée des couleurs. Un fragment ne s'épuiserait pas lui non plus. Il suffirait de recombiner les mots qui ont servi à mettre en forme la première figure, de les déplacer dans une autre syntaxe, un autre ordonnancement, pour faire émerger des sens nouveaux. Sens instables certes, fragiles, éphémères et parfois même douteux, si douteux que les lignes tremblent aussitôt, que des signes affleurent la conscience et la troublent. On se demande alors s'il convient de développer plus avant sa figure. On se heurte très tôt à l'incertitude du contenu, au fait que l'on soit encore et toujours dans l'ébauche par rapport à un centre éprouvé comme protéiforme. Ainsi, à relire le second acte du drame on est saisi par un type de révélation que le premier ne donnait pas. Compris de cette manière, le fragment serait le passage obligé vers l'image indécise que les mots tentent de capter, l'entrée dans le dilemme auquel est confronté l'auteur, dans l'impossibilité où il se trouve de résoudre en choix définitif l'imbrication des appartenances idéologiques et des appels d'ordre esthétique. Et qu'est-ce que la poésie si elle n'est trouble et affleurement de signes bizarres ? Mais jamais aussi bizarres qu'il faille définitivement les abandonner. Et dans le fond, nous savons bien pourquoi.


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Le fragment est ce qui arrive, ce qui advient et qui semble témoigner d'un au-delà de la vie psychique. C'est lui qui fait entrer dans le labyrinthe peuplé de paroles ; il met au jour ce qui est à l'intérieur, cet infini inépuisable que l'activité poétique a pour ambition de révéler, fût-ce partiellement et avec les erreurs inhérentes à l'exploration de tout inconnu. Certains en ont entrouvert la porte avec pour clé la confusion sensorielle, d'autres avec celle du laisser-faire mental en acte dans l'écriture, d'autres encore par l'artifice des drogues. La voie choisie est celle du mot "reconnu" dans une page quelconque et aussitôt associé à un autre, également éprouvé comme une modalité psychique verbale, puis à un troisième jusqu'à la création d'un instantané de la vie intérieure, condensé d'existence personnelle ou collective qui vibre comme un secret enfin rendu visible. Le fragment naît - ou ne naîtra pas - de ces mots reconnus comme des appels, des possibles, des ouvertures qui se placeront arbitrairement dans une unité syntaxique précise ou flasque, considérée comme la plus significative ou la plus éloquente dans l'ordre de l'étrangeté ou de l'apparition oblique de l'image. Mais contre l'agression du monstrueux, il importe d'agir en acceptant le déchet ou de développer la volonté de ne pas se laisser envahir par le dérèglement inhumain des significations compris dans le fragment. Certes le fragment, sorte de figuration primitive, peut représenter quelque chose d'impur au regard de la seule raison. Mais son univers, à la fois ouvert et clos, manière de jeu paradoxal et puissant, constitue certainement une approche dramatique du sacré.

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La force avancée de l'erreur... Et peu à peu chez l'homme doué d'antinomies, cet appétit du vrai, bonheur pour une sorte de volonté très tardivement surgie, organisée en soi.
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A vrai dire, l'intérêt d'une démarche poétique consiste à chercher - et si possible à percevoir en soi - l'étincelle de la primitivité, ce tout à coup face à face avec de l'inconnu-monde, net de tous les brouillages culturels. Et dans le fond, on peut soupçonner les poètes d'avoir élaboré des théories sauvages ou savantes uniquement dans ce but : piéger dans leurs filets des évidences pures comme des origines, produire, de façon allusive, un rapport cru avec des signes de terre instantanée. C'est bien pourquoi la montagne, plus haut citée, demeure un modèle d'espace imaginaire, non dégénéré par des logiques d'appropriation, des rêveries religieuses ou des regards de convoitise, en somme des symbolisations dévoyées. La montagne - cette Montagne-là - comme un temps préféré au temps, figure apatride de la convergence, est pareille au caillou qu'on trouve en bord de mer et qui tout à coup renvoie à l'innommé. Le Beau sans créateur. Une enfance du temps. Comme notre enfance avant les mots. Lieu auquel aspire toute poésie mais que les mots rendent inaccessible. De là cette nostalgie qui montre que toute poésie écrite est figuration apatride, plus peut-être que toute autre forme d'art où la primitivité requiert un matériau issu de la terre, d'une terre avant les hommes ( Balzac). Dans cette perspective, les écoles, instruments de culture, lieux des cultures culturantes, des représentations dénaturantes, où l'on apprend ce qui est déjà donné, où l'on cache ce qui est déjà révélé, ainsi que tous les dogmatismes qui prennent dans les esprits la place du monde, tous ces jeux de jouissance artificielle qui s'interposent horriblement entre la montagne et moi, méritent qu'on les traite au couteau. La naïveté esthétique n'est-elle pas à ce prix ?

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Doué d'erreur, d'appétit vrai - bonheur tardivement organisé - l'homme avance peu à peu dans la force d'une volonté surgie en soi. Sorte d'antinomie.

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Primitivité du fragment pour dire aussi que cette chose, survenue étrangère, ne m'appartient pas. Etrangère à mon histoire, elle correspond à un en-deçà, relève d'une origine impersonnelle autant que d'un lointain impossible à concevoir. L'art des primitifs rend indéfinie la notion même d'artiste. Quand j'écris, j 'écris que je n'ai plus de nom. Mais l'usage m'impose de me déclarer. Or, sans le nom de celui qui l'a produite, l'oeuvre aurait le bonheur d'échapper aux tribulations de l'histoire culturelle ; elle s'offrirait toute pure à la délectation mentale du regardeur. La présence de l'auteur ne déborderait pas l'oeuvre elle-même au point d'investir l'oeil ou l'esprit et d'empêcher toute communication avec le sans-nom étrange et atemporel. Combien les oeuvres de tel ou tel gagneraient ainsi à oublier la trace de qui les a faites ! Les primitifs ont naturellement réussi cette ambition : réduire à rien l'identité créatrice pour laisser seule l'oeuvre advenir, jouer son rôle, puis dépérir au rythme de la matière et du temps.


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Tout ce qui a été dit du fragment s'appliquerait plus précisément encore aux arts plastiques dans le sens où la voie naturelle de la primitivité s'exprime avant tout - c'est-à-dire avant les mots - à travers les formes développées à même la matière vivante. Certains hommes d'écriture en ce siècle ont d'ailleurs senti comme une nécessité alternative le recours à un matériau non verbal, comme une sorte de pulsion susceptible de faire émerger l'inconnu. " Ce n'est pas ce que je veux qui doit m'arriver, mais ce qui tente d'arriver malgré moi" ( H. Michaux). On connaît l'africanité toute personnelle qui anime l'oeuvre plastique de Pierre Bettencourt. C'est dire, et on l'a dit, qu'il existe un primitivisme dans l'art contemporain. ( Foin des écoles, des maîtres universitaires ou des critiques journalistes qui vous mesurent à l'aune du genre adopté, selon le cours du moment ! ) C'est dire aussi que, sans doute, la civilisation technolâtre, en multipliant artifices mécaniques, interprétations scientifiques et autres normalisations, a incité à la nostalgie d'une spiritualité brute et première. Sorte de métaphysique abstraite dont certains artistes se sont emparés comme la bannière d'une nouvelle école. "Art brut", " création franche", " art des marges", ou " art magique", le primitif dans l'art moderne serait appel vers le vierge et l'inexplicable ; ses oeuvres relèveraient alors d'une figuration apatride puisqu'on peut y voir le témoignage selon lequel devient de plus en plus insupportable l'éloignement des hommes par rapport à l'inintelligible dans l'intelligence qui fait mouvement au sein de l'univers, au même titre que cette "impression de force originelle" éprouvée par l'homme primitif - ne disons pas artiste - soucieux de "rendre présente la puissance divine" par ses ouvrages ( Alfred Bühler ). C'est que, le fragment, comme nous le concevons, serait dans son contenu, une manière d'art primitif avec les mots. Comme si la langue que je parle, dans laquelle je m'exprime ici-et-maintenant, pareille à ces choses surnuméraires que j'ajoute comme des oeuvres à l'oeuvre générale de la nature, n'était que traduction d'une langue maternelle perdue à jamais, traduction d'une perte, d'un langage premier. Comme si en d'autres termes j'étais condamné, dans un lieu étrange, en porte à faux avec le monde, à parler une langue étrangère à l'aide de laquelle je tente de restituer un intraduisible qui échappera toujours et toujours aux filets de la création.

 

table des matières

1 - figures et commentaires
2 - autour d'un pays abandonné
3 - fragments apatrides
pour une figuration apatride


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Extraits : Voyages égarés

Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6

Le Peuple Haï 1 2 3 4 5 6 7

Une année mots pour maux Octobre 1 Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre 2 Couverture

 

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