On parle de
figuration, on parle dabstraction
Jamais, semble-t-il, on na
songé à mêler les deux, ni parlé dabstraction
figurative, ni de figuration abstraite. Et si la nature nous offrait encore
ça : des formes appartenant au monde vivant quil serait impossible
de nommer tant elles échappent à lordinaire des objets
offerts à nos yeux. Photographies décorce (comme celle
dun vieux palmier Livistonia), sinuosités que dessine la mer
en se retirant autour du Mont-Saint-Michel, manteaux de laves au sortir dun
volcan, Grand Prismatic Spring du Parc Yellowstone vu du ciel, clichés
pris par la sonde Hubble... autant de tableaux vivants proches dune
peinture abstraite.
De fait, le
monde obéit à une énergie que certains ont résumée
dans une théorie dite du Chaos (turbulences, fluctuations, phénomènes
naturels instables...), dautres dans un système dit de criticalité
auto-organisée (avalanches, tremblements de terre, embouteillages...).
En peinture, imiter ces phénomènes consisterait à procéder
par oscillations aléatoires, à respecter la dynamique des fluides,
à laisser sexprimer la matière.
Considérée
de la sorte, la surface du tableau devient le champ clos dune manipulation
productrice de chaos et créatrice de figures mollement délirantes
et faussement maîtrisées. Lécoulement des couleurs
provoqué par le tangage de la toile entraîne des avalanches,
fait varier les tropismes et restitue des graphismes géologiques ou
des fonds de cosmos ( on pourrait alors parler dabstraction cosmonirique).
Mais le tableau nest pas terminé pour autant. Abandonné
à lui-même, et tant quil naura pas séché,
il travaille encore au gré des seules combinaisons chimiques qui composent
sa matière.
Matière
dont nous sommes faits. Cest que le regardeur partage avec
le tableau une même fraternité organique tant par la forme que
par la composition. En lui, forcément, il se reconnaît, comme
sil lisait au gré dune écriture familière,
née du mariage des chromatismes, ses vertiges (fièvres, jouissances,
douleurs, incertitudes) aussi bien que des morceaux dunivers en mouvement.
Ainsi, ces écoulements
chaotiques parvenus à leurs fins, loin de rester figés
en une forme définitive et voulue, saniment au contraire du seul
fait que le spectateur sent léveil en lui de ses propres facultés
oniriques. Labstraction a la vertu de lindéfini, comme
la terre prend pour nous la figure de nos rêveries les plus vertigineuses.