Un Nôtre Pays

(trois voyages en troisième Arménie)


Extraits 2

BLEU : LES MERCEDES NOIRES.
(Voyage second. Du 5 au 19 avril 2001).


Dans l’avion

L’Arménie rend fou. La jeune femme qui a pris place près de moi, une comme on en voit rarement circulant dans nos airs lines, teint nordique, des yeux qui sourient à tout être qui passe, va m’agacer en sourdine deux heures durant avec son petit rien de vie énigmatique. J’ai du mal à me défaire de ma voix propre, la noire, l’intime. La proximité d’une personne, quand la situation invite à partager un temps forcément clos, me rend nerveux. Comme si j’allais passer au confessionnal pour raconter mes petites intrigues en les idéalisant. C’est elle qui a lancé les premiers mots. Qu’est-ce que vous venez faire en Arménie ? Une question comme on en pose à un criminel. J’hésite. Je fais mousser les secondes. Mais c’est à toi, ma belle, que je devrais parler comme ça ! Des années que ce morceau de terre m’énerve l’esprit. Une marotte brute qui me pousse à grogner, bondir ou narrer l’impossible. Mais comment enjoliver aux yeux de la voyageuse, et sans trop de narcissisme, le portrait du prédateur parti chasser les signes de malédiction au pays le plus capiteux qui soit ? La femme ne sait pas elle-même que mon esprit l’a mise en mémoire avec l’idée de la ressortir par écrit pour les besoins carnassiers de mon livre. Je suis comme l’araignée qui enveloppe la mouche imprudente, qui la suspend dans un coin de sa toile en attendant de lui sucer son intérieur. Je me lâche, je laisse courir les mots les plus convenus. J’y vais pour manigancer un bouquin. C’est dit avec l’envie de gratter l’autre sur sa curiosité. Un livre sur quoi ? Un livre sur qui ? Un livre comment ? Épique ? Critique ? Poétique ? Rien qu’un livre sur les jours et les nuits des gens, tout simple et monté avec du mordant, du gloussant et de l’aboyant, qui soit assez intrépide pour braver les astucieux gorilles de la politique, et fait pour ébranler les extasiés naïfs, les permanents de la pâmoison patriote. Mais, dites-moi, vous, laquelle de toutes nos haïeries vous accroche ? Je veux parler de celles qui font perdre sa félicité au moindre voyageant capable de s’extrader des bus touristiques et de sortir des rues fringuées à l’européenne, et de tout l’opéra capitaliste qui laisse chanter ses ors le jour et ses lumières le soir ? En clair, je veux savoir son mal. Sûr qu’elle a un défaut dans la tête pour s’être décidée à plonger dans le poisseux des vies qui s’agrippent à la moindre compassion de peur de culbuter. Elle me dira son amour pour les Haïs comme une mystérieuse imitation de sa nativité irlandaise. Ah Irlandaise ! Une année, elle s’y est mise à fond pour apprendre la langue. Dans sa bouche, les mots haïs se donnent des airs de colibri. Car parfois, elle se lance à parler pays. Ça me touche à la base ces mots de nous dits par elle, ça me brise les cloisons. Nous qui perdons la langue, voici que d’autres nous la remontent comme un chant de palais. Pour assister une amie en instance de mariage, elle a pris l’avion. Mais c’est aussi pour mettre en place un programme d’éducation civique à l’usage des petits Haïs. Quoi ? Comment ? Je serais tombé sur une bonne sœur venue pour décrisper des mâchoires ? Je ne brille plus avec mon livre à incendie. Et même je fais un peu zoulou auprès de sa dévotion toute pure et toute simple. C’est-à-dire, un programme d’éducation civique ? Elle me répond que les jeunes Haïs, il faut les fatiguer d’avenir. Comme ça, ils créeront forcément leur pays au lieu de s’aggraver victimes. Elle a tout un laïus de sage-femme à faire grimacer mes diableries catastrophiques rien qu’avec son invention d’une vie à cœur offert. J’ai l’impression que mon siège me presse de tous côtés. Plus je me tasse, plus il avance contre moi. Si je pouvais leur apprendre la tolérance, le respect d’autrui... C’est primordial de leur donner ça... Et c’est terrible d’entendre une personne inconnue vous parler avec votre voix de fond et qui met sans le savoir votre vérité en spectacle. Il faut venir voir ça ! Ça devrait vous intéresser ? Elle a du bonheur en bouche, c’est qu’elle brûle le parfait idéal, celui de ne pas s’épargner, d’aller toujours chercher les autres au-delà de soi-même. Devant pareil morceau de bravoure, j’éprouve comme une monstruosité à m’engouffrer dans le cul des merveilles, à décrire à tout prix le carnage, comme si l’ignominie dans le fond c’était la chose la plus sérieuse pour requérir mon dévouement. Mais d’autres, comme elle, poussent le train vers des Amériques. Mille femmes font ça pour ce pays parti au bout des choses, fourvoyé si loin dans le naufrage qu’on se met à hurler intime plein de colère et de désespoir. Des Haïs de l’extérieur y débarquent aussi avec leur cuisine pour nourrir des frères et des sœurs tordus par l’âge et le foudroiment. Ils vont donner du nécessaire. Une soupe, une viande, un pain noir, un pain blanc. Ils prennent les routes, sans jamais se fatiguer. Ils sourient dans le tragique à ces gens qu’on entraîne vers la crève et la catastrophe. Gloire à eux au plus haut dans les cieux ! Gloire je vous dis ! Ainsi qu’à toi, Haïlandaise !

Mercedes noire

Je passais devant le temple blanc du grand Zeus, un jour comme un autre de déambulation vers le centre ville. J’allais comme ça sur le trottoir, avec une tête en plein dédale, et des yeux qui voltigeaient partout, se faufilaient en zigzag, à l’affût de la moindre douleur. Je me souviens de ce jour-là, doux et tendre, bleu et vert, du blanc lointain (celui de la montagne), du rose debout (celui des immeubles tuffés de pied en cap). Oui, un beau jour qui ne porte pas à se plaindre. Les choses vous avaient un petit air de vie comme elle va, je veux dire qu’aucune angoisse ne semblait écœurer les esprits. Ça roulait, ça marchait, l’égoïsme ne gâtait pas les nerfs. Certes, j’avais eu plus haut mon content de crispations, quelques vieux à faire la manche, des paysages urbains déglingués, toujours la même histoire foutraque depuis trente ans que je viens m’écouter ici...

C’est alors qu’un bruit panique m’a jeté hors de moi. L’avenue en fut toute secouée ; un ouragan pour tout le monde qui lanternait par là, les désœuvrés, les nonchalants, les fils et les filles haïs en file indienne devant l’ambassade amerloque. Ce fut un énorme tire-toi-dare-dare-que-je-passe, foutre sonore jailli d’une Mercedes noire quittant le temple présidentiel, aussi pressée qu’une tornade, avec sa luxueuse carrosserie qui vous claquait aux yeux. Impossible de savoir qui était dans la bagnole. Les vitres teintées empêchaient de distinguer le clown qui s’amusait à faire cracher son alarme. Le regard à peine tourné dans la direction du fuyard qu’il était loin déjà. Parti dans une pirouette avec sa forteresse, il poussait sa gueulante dans le cœur de la ville, histoire de vous mettre l’esprit en bataille.

 

 

Anna A., deuxième

Je l’ai revue, ma vieille chatte en colère. Pleine de tremblements cette fois, plus qu’à mon premier passage. Un air gris, une tête pénétrée de frissons, il arrive que l’esprit soit talonné par l’invincible délire des choses. Elle m’apprend la mort de son petit-fils. Son Vartan’, génie cassé net, d’une maladie qu’espionnaient depuis des années les généreux docteurs de Los Angeles. Alors la vie après ça... On a beau retenir ses larmes, le fond de l’escalier vous aspire, sa vie grignotée à petit pas, car son corps-là, l’état visible de sa conscience, raconte comme lui fait mal ce foudroiement dans sa chair. Maintenant, elle voudrait vendre sa quincaillerie et partir. Elle. Partir. Eh quoi, terminé le gueuloir Place de l’Opéra ? Et ses jacasseries, ses ruées, ses piques, ses mises à mort, ses râpes, ses guerres, ses harangues, ses moqueries, ses flagellations, vociférations à perdre haleine, tirs à vue, hennissements, bouillonnements et passages à tabac des politiques, histoire de transformer l’ennui de vivre, les migraines, l’ignoble concours des cauchemars jour et nuit en quelque chose qui entraîne le cœur de tout le monde ... Au vrai, ses blessures l’hallucinent. Elle disparaît dans sa cuisine pour nous préparer du café. La voir si faiblement marcher fait mal à mon sang. Une vie sacrée qu’on aura violée par dix années de corridas. Des ustensiles sont accumulés sur une table. Elle a demandé aux voisins de prendre ce qui leur plaît, moyennant quelques sous. Elle a le geste persécuté par les caprices d’un sournois déséquilibre. Si lente et retenue et menacée, la bouillante folle d’hier quand elle bramait sur les tripatouilleurs de son pays. Café et biscuits seront posés sur une petite table entre nous, et puis elle s’est assise au milieu de son canapé, son trône, un nid pour ses solitudes, j’imagine, son lit de vertiges, air tragique, le dos maintenu fort pour éviter de couler.

Elle dit : « ...Je voulais revoir mon petit-fils, c’était mon seul désir, le revoir. L’Organe m’a fait aller et venir durant quatre mois, pour savoir qui je recevais, quels voisins, tout ça parce que j’avais demandé à partir pour retrouver mon petit-fils de vingt-trois ans. J’ai toujours été patriote, et j’ai prouvé avec ma vie que je n’ai trempé dans aucune affaire. Ce n’est pas à mon âge que je vais commencer. Alors, dites-moi, n’est-ce pas honteux de m’avoir fait ça à moi ? Et dans l’état où je suis ? Ils m’ont tellement fait attendre que maintenant mon Vartan’est mort, et que je ne le verrai plus jamais. »

Et voilà ma belle, comment ton pays t’a fait payer le droit démocratique de vociférer contre son président, lors des meetings, Place de la Liberté.

« Ce n’est pas pour Clinton ou pour Bush que je veux aller en Amérique, parce qu’ils n’ont qu’une envie, ces présidents, c’est de tuer les petits pays dans l’œuf. Mais l’Amérique est le pays qui a voulu sauver mon Vartan’. Tous ces professeurs qui se sont penchés sur sa maladie et qui ont tout tenté pour le sauver, je veux les remercier d’avoir fait l’impossible pour mon petit-fils. Mais je n’ai pas réussi à partir à temps. J’avais donné toute ma confiance à Krikor, le condisciple de Vartan’, qui avait maintenu des liens épistolaires avec lui. Je pensais qu’il m’aiderait à partir en vendant pour moi mes affaires. Car je n’ai pas des millions, vous savez. Je lui ai confié les clés, et qu’est-ce que j’ai constaté ? des objets de collection avaient disparu. Il n’avait qu’une pensée, dans le fond, qu’est-ce que je peux lui prendre à la vieille ? Sans doute, elle cache du fric sous ses matelas. J’ai porté plainte auprès de l’Organe. Le Krikor en question devait me rendre ce qu’il m’avait pris et me présenter ses excuses. Après quoi, j’aurais pu partir. Mais rien. Le type n’est pas venu. L’Organe n’a jamais rien fait. Ça veut bien dire qu’ils étaient de mèche, tout de même. Maintenant je ne sais plus au juste s’ils ont voulu me posséder ou non, me voler ou pas. Mais alors à quoi sert l’Organe ? C’est bien qu’il cautionne tout ça, non ! Je suis d’autant plus blessée par l’Organe que, dans le fond, il n’y a aucune différence entre lui et ce Krikor. Si au moins, l’Organe lui avait tiré l’oreille en lui disant quoi, tu n’as pas honte, tu as même fouillé dans ses draps, tu as examiné l’appartement sous tous ses angles. Son attitude me choquait au point que je lui aurais demandé à ce Krikor, mais qu’est-ce que tu cherches ? Je ne suis pas millionnaire. N’aurait-il pas mieux valu qu’il se montre digne de la confiance de son ami Vartan’, et que je lui confie mes affaires ? Prends, vends tout, au prix que tu voudras, pourvu que je retrouve mon Vartan’. Voilà le grand mal qu’il m’a fait. Maintenant, les voisins viennent voir ce que j’ai à vendre. Mais tout est démodé. Il ne me reste plus qu’à tout jeter par la fenêtre. Si je n’étais pas dans le besoin, je ne demanderais rien à personne. Mais j’en suis réduite à ça. J’ai ma dignité, vous savez. Je ne me lamente que pour une chose, c’est pour mon Vartan’. Les professeurs américains avaient compris que ce n’était pas un adolescent ordinaire. Il avait commencé l’école à cinq ans et avait fini par maîtriser sept langues. Mais il a dû quitter l’université à cause de sa maladie. C’est cela qui me fait mal. Il a été sacrifié par un pays où l’anarchie pèse non seulement sur l’individu mais sur l’ensemble de la population. Par exemple, le procès du 27 octobre , mais de qui se moque-ton ? c’est une comédie tout ça, ce voyou tourne son peuple en bourrique. On attend que justice soit faite. En définitive, on se demande si un jour il y aura une véritable justice en pays haï. Comment se fait-il que nous soyons en train de détruire comme ça notre pays et que nos foyers soient à ce point anéantis ? En dix ans, toutes les figures du pays ont été liquidées physiquement ou moralement. On critique Staline sur les procès de 37, mais on fait la même chose aujourd’hui. Je ne voulais parler de tout ça, mais c’est plus fort que moi, je suis un être humain, que voulez-vous ?

Il n’y a plus d’amour, le temps s’est ravagé, elle râle, sa cigarette ne fait rien pour apaiser la foule des mots qui montent. Voilà qu’elle est devenue une pleureuse. Les féeries d’hier sont mortes... Nous buvons le café. La honte, la honte, la honte qu’un pays mette en bouillie ses vieux comme ça. On enrage forcément. Elle montre les photos de son petit-fils, bouffi à cause des médicaments. Anna sait qu’il lui faut voir sa fille. Finir près d’elle. Mais son visa coûte plus qu’elle ne peut. Cinquante dollars US. Je lui demande de me laisser faire. Impossible pour elle, ça la dérangerait d’accepter, elle proteste, on a sa dignité, non, ça lui mettrait du noir au cœur. On se décide sur un échange. Deux tasses de porcelaine qu’on dirait chinoise feront l’affaire. Elle enveloppe le tout dans du journal. Soigneusement, de ses mains sèches. Après on va s’embrasser. « Je vois à tes yeux qui pleurent sans faire de larmes que tu es des nôtres. » Ses derniers mots avant de la perdre pour longtemps. Pour toujours qui sait. Et puis, c’est la plongée dans l’escalier, cinq étages à descendre, descendre avant la sortie.

 

Vana Lidj

Le narquois ! Le vilain bonhomme ! Diable cynique ! Beau pied de nez qu'il lance à tous, narguant ses juges, et merde à toute la ribambelle des frustrés qui voudraient bien le voir derrière les barreaux ! Seulement le Vano, c'est un brouillard. Traître flou et buée sur la vitre. Disparu sans laisser de chance à ses poursuiveurs. Je t'embrouille, esquive à droite, esquive à gauche… Et hop ! Envolé le Vano. Tout le monde a sa petite idée là-dessus. Vano, c'est le yéti haï. Certains prétendent qu'il vit en Suisse avec ses dollars détournés. D'autres en Arabie Saoudite, en Iran, sur la côte d'Azur. Les plus subtils pensent qu'il se cache au pays même, dans la capitale, au zoo, avec les ours. Minas D. a confirmé l'y avoir vu. Mais il ne faut pas le dire à tout le monde. On ne sait jamais. Si Vano revenait…

Nous roulons vers son ancien palace. Une merveille ! nous a dit une institutrice qui y passa une soirée, invitée par des élèves désireux de lui faire honneur. C'est quelque chose ! Des lumières partout. Étincelant au point qu'on ne peut imaginer ! La merveille se trouve dans la vallée, mais inutile de franchir le pont d'Achtarak. C'est indiqué. Nous roulons sur une route tracée en terrain glabre. Tous yeux dehors. On se demande où peut bien se dissimuler le site qu'on dit incomparable. Pas un faîte à l'horizon. Les hallucinés sont des gens du coin. Beaucoup de lumière, ça suffit à les ensorceler. Mettez-y de la musique, une ronde de voitures en attente, des danseuses, des grooms, des endimanchés en semaine, et les voici qu'ils tournent la page de leur quotidien. Ils sont en pleine rêverie, les yeux ronds comme des noix d'Ochagan.

Nous roulons, et c'est en plein jour. La nuit bouche les difformités, les lampes piquent ce qu'on voudrait pour éblouir le client. Mais là, terres nues à ciel ouvert. Herbes sèches, pierres à fleur et baraques paysannes. Puis rien. Sinon cette barre de verdure devant et la route qui s'apprête à faire un coude et à plonger dans le verdâtre de cette végétation solitaire.

Tout le monde sait, ou suppose, ou tient pour évident que l'ex-littérateur, l'ex-ministre de l'intérieur a tout vendu. Mais on dit qu'il a conservé quelques parts du gâteau. Qu'importe ! On arrive ici en courant de la capitale. Y passer du bon temps, c'est mesurer les bienfaits de la richesse et sentir le fumet de la corruption.

On se trouve tout à coup devant une colline piquée de gros rochers. Et sur la crête un bel avion blanc. Un vrai. "Vana lidj" écrit dessus. Prêt à décoller, l'avion, ou qui viendrait d'atterrir, on ne sait. Mais il est là. Lui qui évolue dans le lisse, il est posé sur une décharge de rochers. Quand je le disais narquois le Vano, c'était ça. Le condamné par contumace jette à la face de ses détracteurs un instrument de haut vol. Je vais, je viens, comme je veux. Balancez-moi vos gros cailloux à la gueule, je me volatilise.

De fait, beaucoup au pays ont intérêt à sa disparition. Fantômas est un gêneur. Une tête en coffre-fort plein de secrets. Dans l'affaire des crimes du 27 octobre, il aurait possédé certaines clés. Vazguen Sarkissian aurait reçu une lettre de lui. Les karabaghtsis lui en voulaient, Kotcharian en tête. Sarkissian les empêchait de gérer à leur façon le problème du Karabagh. Siradeghian l'aurait mis en garde. Lui éliminé, la terreur allait régner sur l'Arménie.

Vazguen Sarkissian a été éliminé et la terreur règne sur l'Arménie.

À la fin des années 80, les leaders du comité Karabagh réclamaient la restitution de l'Artsakh , terres arméniennes données par Staline à l'Azerbaïdjan. Poings levés, musique à l'appui et foules en chœur. Des jeunes couraient à la boucherie pour gagner ces montagnes mythiques sur l'ennemi turc. Depuis, c'est ni guerre ni paix. Le boulet pèse au pied du pays. Les haïastantsis en veulent à mort aux karabaghtsis. Ça frise le racisme interne. Et c'est loin d'être beau. Les premiers ont du mal à voir leurs fils aller se faire tuer là-bas. (On le fait à contre-cœur, on fuit à l'étranger ou on devient un héros du cimetière militaire de "Iéra plour"). Et certains parmi les seconds demandent l'asile politique à des pays d'Europe, au lieu de s'installer en Arménie. Tout est là. En ce mois d'avril, on verra des karabaghtsis, venus par cars entiers, manifester devant l'Opéra rien que pour dire à leurs frères que l'Artsakh et l'Arménie font un seul peuple . Merci de le rappeler.

Notre voiture tourne en rond dans la cour devant des bâtiments quelconques en demi-cercle. On aperçoit des maisonnettes plongées sous les arbres. Des gens nous regardent tourner et doivent nous trouver l'air suspect. On se croit pris dans une nasse, on a hâte de remonter la côte pour échapper à l'atmosphère bizarre du coin. À croire que l'œil noir de Vano nous a suivis d'une fenêtre.

Dans les années les plus sombres du pays, un auteur de nouvelles mué en politique s'est payé ce luxe. On se demande comment. N'est-ce pas, lecteur ?

"Vana Lidj" veut dire Lac de Van. Mais ici pas de lac ! Lui aussi fantôme.

 

Tous pourris, mais encore !

Le Haï est un sans-loi. Ce n’est pas calomnier que de le dire. On doit reconnaître sa force d’insoumission et son humeur aventurière. Les années communistes n’ont pas assagi ce tempérament patapsychique, car je le vois doté comme un diable de cette ruse raisonnante qui rendrait fou tout cartésien. C’est Mikoïan qui vous aurait vendu des réfrigérateurs aux Esquimaux. La débrouille, la magouille, l’esquive, la resquille, la bosse commerçante, le pragmatisme sourd, ainsi va son âme mal accordée à l’esprit politique. Des grognards, quoi. Et qui poussent des coups de groin en permanence. Question. Soixante-dix années de soumission à la loi soviétique ont-elles modelé le caractère du Haï ? Non. À présent, il est perdu et il se cherche ailleurs. La révolution de velours nous l’a rendu plus nature, c’est tout. Le Haï s’ébroue à tout va. Pas facile pour un Président tout neuf d’accommoder les Haïs à la sauce démocratique. Ça débat de tous côtés, ça tiraille dans tous les sens. On finit par en venir aux coups de poing et coups de feu. Cherchez vous un avenir dans ce carnage. La multiplicité des partis, plus d’une centaine, reflète bien l’esprit d’insubordination qui habite les individus. On dit que chaque Haï est en lui-même une voix politique. Les attroupements sont des foules en tempête. Des idées, ils en ont, mais c’est bloc de pierre contre bloc de pierre quand ils s’affrontent. Ils n’ont pas le sens de la défaite active au nom du bien général. Comme il fallait mater tout ça, un ministre (mais peut-être était-ce le président lui-même) aurait eu l’idée sadique de plonger les gens dans le noir, réellement je veux dire, coupure d’électricité, coupure d’eau, etc. Plus on oblige le citoyen à s’occuper de son corps, mieux on dévie son esprit des affaires publiques. L’astuce des orchestrateurs communistes, c’était du même tabac. Les gens, au sortir du travail, devaient courir les magasins et se mettre en chasse pour trouver de quoi se nourrir. C’était file d’attente sur file d’attente. On ajoutait un épuisement à un autre épuisement. Ainsi on y gagnait en stabilité générale. Qui cherche à enrayer la pauvreté des Haïs ? Réponds, lecteur ! Ton obole n’y peut rien. À l’heure du tremblement de terre, l’argent extérieur coulait à flot. Depuis, ça rentre encore avec ton visa et tes devises. Les pauvres ne sortent toujours pas la tête de l’eau. Qui cherche à donner du travail aux Haïs ? Réponds, lecteur ! On ne sait pas qu’il s’agit là d’une dictature par l’économique. Les péculateurs du régime ont les coudées franches pour engeigner leur monde et s’enrichir, on laisse à la corruption le soin de pourrir la démocratie, on crée ainsi une classe de nobles ignobles, aliénés par des mécanismes marchands frauduleux, et qui refuseront, le cas échéant, toute atteinte à leurs privilèges. Notre prince républicain sait bien que son maintien au pouvoir est de faire des petits qui lui ressemblent, assez pour détraquer les processus de protestation, pas trop pour éviter de voir sa progéniture politique renverser l’État. Qui cherche à enrayer la corruption ? Réponds, lecteur ! Il en va du destin historique des Haïs que les pauvres crèvent de leur pauvreté. La stabilité du monde, c’est le maintien du tiers-monde.

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