Erevan for ever (30)

La confusion règne à Erevan. C'est une confusion dans les esprits savamment orchestrée par le pouvoir en place. Les autorités usent et abusent de la télévision sans jamais donner la parole à celui qu'elles accusent de vouloir détruire le pays, en lui préférant l'homme de la rue qu'on choisit pour propager la bonne parole, celle de l'indignation ou du rejet. Lévon Ter-Petrossian ne peut s'exprimer qu'au travers des médias internationaux. Mais l'Arménien moyen, ankylosé par des années de peur et d'espoir rentrés, qui craint de parler librement au téléphone, allergique aux désordres, alimente l'argumentaire de son conservatisme en s'abreuvant d'images que la télévision officielle soumet à sa " réflexion ". Or, le machiavélisme du pouvoir consiste à masquer ses violations de la loi en faisant passer ceux qui les dénoncent comme de dangereux énergumènes voulant porter atteinte à la paix civile. La conférence de presse donnée par le président au soir du 1er mars s'apparentait pour le moins à une manipulation destinée à stigmatiser les manipulations de ses propres adversaires durant les meetings de la Place de la Liberté.

Pour autant, l'exaspération accumulée depuis dix ans aura contribué à développer la conscience politique d'une partie non négligeable de la population arménienne. Ceux que j'ai vus Place de la Liberté et surtout hier, 1er mars, devant l'ambassade de France, n'étaient pas des casseurs. Pas seulement et uniquement des étudiants comme on le croit. Toutes les couches de la population étaient représentées, est-il souligné en première page du numéro de " Haykakan Jamanak " daté du samedi 1er mars 2008. Certes beaucoup de jeunes, mais aussi des hommes de tous âges, des femmes de toutes catégories, combatifs, vaillants et pacifiques. Comme celle qui m'a interpellé, ce 1er mars en me criant qu'elle était institutrice et que ses enfants étaient sur écoute comme aux pires moments du KGB. À regarder les visages de ces Arméniens, vivants, tendus, " espérants ", j'ai reconnu que le sentiment qu'ils avaient été floués lors des deux dernières élections semblait avoir décuplé leur besoin de justice.

Mais que ces jusqu'au-boutistes m'aient donné l'impression d'être à cran ne me permet pas de croire que tous aient opté pour la violence. Lévon Ter-Petrossian a toujours prôné une révolution pacifiste, non-violente et sans compromis avec le pouvoir. Par ailleurs, au cours de ce rassemblement devant l'ambassade, en début d'après-midi, j'ai vu un manifestant demander à un " gueulard " de se retenir de crier " Serjik assassin ! ", tandis que l'autre, visiblement éméché, poussait son slogan comme un cri de vérité et de ralliement. Et comme je l'ai déjà dit, des femmes et des hommes ont établi un cordon avec leur corps entre la police et les manifestants pour éviter tout débordement et tout affrontement.

Dès lors, comment expliquer les exactions qui ont eu lieu au cours de la nuit du 1er au 2 mars ? Le millier de personnes chassées à coups de matraques de la Place de la Liberté étaient pour la plupart des gens originaires des provinces de l'Arménie. Nul doute qu'ils éprouvaient assez de haine pour souhaiter en découdre avec ceux qui avaient brisé leurs corps et leurs espoirs. Sous l'emprise de l'alcool et n'ayant plus rien à perdre, ils ont brûlé des voitures, brisé des vitrines, pillé des magasins… Quand on connaît la désespérance dans laquelle se trouve la paysannerie en Arménie, on peut imaginer qu'elle ait un goût prononcé de vengeance et qu'elle choisisse pour l'exercer les symboles de richesse, de réussite et surtout de ces " ententes " qui paralysent le marché. Par ailleurs, la complaisance avec laquelle la télévision officielle a montré ces images de destruction conduit à penser que la tactique du pouvoir consiste à discréditer Lévon Ter-Petrossian en montrant que son programme conduirait le pays à la ruine. Quelle preuve plus vivante que le spectacle passé en boucle de l'avenue Machtots jonchée des restes de vandalisme. Il s'agit d'offusquer l'Arménien moyen et de le tirer du côté de la répression. Enfin, même si les preuves manquent, on est en droit de se demander si parmi les manifestants ne se trouvaient pas des provocateurs appartenant au clan du pouvoir et qui auraient, sinon prêté main forte aux casseurs, du moins donné l'exemple de ce qu'il fallait faire.
Pendant que certains intellectuels intellectualisent les événements majeurs qui se passent en Arménie sans jamais vouloir descendre dans la fosse aux lions de crainte qu'ils ne salissent leur esprit critique, l'esprit d'insurrection-résurrection fait son chemin, avec les bavures, les incongruités, l'irrationnel, les confusions, les manipulations qui accompagnent tout mouvement social orientant les gens vers une nouvelle espérance.

Oui, ce mouvement est dangereux car l'instabilité intérieure peut être mise à profit par les ennemis naturels des Arméniens. Oui, ces formes de protestation ont toutes les apparences d'une révolution qui se cherche et qui tente d'inventer une nouvelle société. Elle aura été engendrée par l'accumulation des manifestations qui ont eu lieu durant ces dernières années et qui ont échoué faute de rassemblement et de leader. Mais sur qui pourrait-elle s'appuyer, sinon sur les étudiants, tandis que la classe ouvrière n'existe pas, que la paysannerie a été réduite à néant, que les intellectuels sont pour la plupart à l'étranger, ou réfugiés dans un ailleurs qui n'a aucun lien avec le réel ? Oui, Lévon Ter-Petrossian n'est ni saint, ni blanc, ni meilleur que les autres. Mais en dépit de ces mauvaises références historiques on devrait se demander pourquoi tant de gens lui confient leur espérance de changement, pour ne pas dire une vision de l'Arménie fondée sur l'équité et le respect mutuel. Oui, on ne peut lui nier la volonté d'avoir raison contre ceux qui lui ont volé le pouvoir. Oui, l'homme est narcissique. Mais qu'avait-il à gagner dans cette histoire quand son confort matériel, sa vie familiale, ses études lui ont donné des satisfactions morales et intellectuelles qu'aucun homme sensé n'aurait hésité à mettre dans la balance. Oui, le candidat n'a pas été l'homme du rassemblement. C'est qu'il n'était pas non plus homme de compromis. Or, tout laisse à penser que le combat qu'il mène actuellement dépasse sa propre personne. Il est permis de croire aussi que son message n'a pas été reçu par tout le monde pour la raison qu'on ne lui aura pas laissé l'occasion de s'exprimer équitablement par rapport à ses détracteurs. Il aura dû faire ses déclarations au cours des meetings, quitte à voir ses messages réduits à la portion congrue par une télévision aux ordres, obligé de faire distribuer des DVD par ses militants pour montrer qui il est et pour dire ce qu'il a vraiment à dire.

Reste à savoir ce qui vaut pour le pays. Est-il encore temps de choisir entre, d'une part, une destruction rampante et inexorable des libertés et de la société par un pouvoir qui concentre entre ses mains tous les modes de décision, et d'autre part une explosion de colère de tous les damnés de ce régime appelant l'Arménie à un sursaut moral pour une démocratie fraternelle, égalitaire, transparente ? Or, en revêtant toutes les apparences de la légalité, le régime actuel aveugle les Arméniens et les rend inaptes à réussir leur maturation démocratique. Mais en prenant conscience de ce système invisible de destruction, les Arméniens peuvent espérer se convertir en citoyens.

PS.
1) Histoire de fournir de l'eau au moulin de mes détracteurs, il me plaît de remarquer que mon livre " Un Nôtre Pays ", traduit en arménien sous le titre de " Ayl Yergire Mer ", et qui se trouve dans les trois dernières librairies d'Erevan, porte en couverture la reproduction d'une de mes aquarelles qui raconte à elle seule les événements qui ont eu lieu au matin du 1er mars. De fait, cette image, qui se rapporte à l'époque où Arcady Vartanian tenait meeting ouvert, montre que la Place de la Liberté a toujours été le cauchemar de Kotcharian et que ses méthodes d'hier n'ont aucunement différé de celles d'aujourd'hui. Je remarque que le libraire de Noyan Tapan n'a pas tenu à l'exposer ouvertement et qu'il a pris soin de le dissimuler sous d'autres livres. Chaque fois que je me rends dans cette librairie, je m'empresse de le mettre bien en vue.

Autre sujet d'autosatisfaction, mon essai " Nomadisme et sédentarité " qui évoque de près ou de loin ce qui se passe aujourd'hui à Erevan.

2) Et pour finir une histoire qu'on se raconte comme au bon vieux temps de Radio-Erevan. Kotcharian est enceint et porte dans son ventre Arthur Bagdassarian. Comme il s'ennuie un peu, Arthur commence à regarder autour de lui, quand tout à coup il aperçoit Artashès Geghamian. " Comment, tu es là toi aussi ? - Oui, dit Artashès, mais si toi tu es rentré par devant, moi, c'est par derrière."

 

 

 

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