Glissement de terrain de Vahram Mardirossian
Traduit par Denis Donikian

 


Glissement de terrain : un roman sens dessus dessous
(ce texte figure dans le dernier livre de D. Donikian :Un Nôtre Pays)

Quelle belle matière de livre, ce pays-là ! On le savait. Dix années de foutoir à faire tenir dans une centaine de pages. Il suffirait de marier dans les mots l'hystérie géologique du sol et son dévergondage politico-mafieux. Mais aussi l'obsession de sauve-qui-peut qui habite les têtes. Un livre que seul un auteur à cheval sur les deux temps de l'histoire pouvait sortir. Un gars du cru qui taperait sur sa machine du texte à rire, tellement il saurait viser juste, en plein dans les articulations d'une culture qui donne au pays une démarche sinistrée.
Où sont les écrivains, je m'étais dit, en débarquant dans le bourbier un jour de l'an 2000 ? C'est à eux que revient de traîner le miroir romancier le long des rues. Je désespérais d'en trouver un que l'engourdissement n'aurait pas submergé, un lucide, un éclairant, un ironique, un courageux, un simple, un libre, un transparent, subtil, fictionniste en diable, faisant de la réalité un monde pathétiquement virtuel. En somme, un type qui décrirait un petit arpent du monde et sa petite portion d'humanité aux prises avec des catastrophes permanentes ou brutales.
Et l'on me dit que ce type existe, qu'un livre a été écrit. J'ai demandé Glissement de terrain dans la libraire de l'ancienne avenue Lénine. Premières phrases, premières lignes, le chaos, une impression de vie trop nouvelle, je marche à la voix d'un hâbleur. Et puis voici que je rame, je n'entends plus les mots. L'auteur, en quatrième de couverture, tout du hibou habitué aux virées labyrinthiques, sur fond de murs en plein délabrement. Péniblement, je passe un chapitre, puis deux, et déjà je suis fatigué. À l'occasion d'un salon littéraire, me voici à discuter avec l'auteur. Et de nouveau en route pour une lecture. Mais, rien à faire, le glissement ne glisse pas. N'étant pas homme à renoncer, je fonce dans la langue tête en bas, dictionnaire à portée, cherchant mes propres phrases derrière les phrases du satané bouquin. Une chute sur le genou, m'obligeant à garder le bureau soixante jours, m'a donné l'idée de m'y mettre. J'ai ressorti mes vieux lexiques. Et me voici attelé du matin jusqu'au soir à tourner page sur page pour retrouver un mot qui n'était pas en moi et lui donner une équivalence française. Et c'est ainsi que, ligne après ligne, allant de larme en rire, j'ai pénétré la bête rétive, j'ai suivi la voix qui parle dans les dédales et les dessous de la cité.
Glissement de terrain, c'est Radio-Erevan à la sauce Camus, une brochette de quarante textes, des gras, des grillés comme du charbon, et d'autres qu'on mâchonne après l'alcool, qui donnent le goût puissant du pays. Roman qui totalise des temps, des événements et des hommes, comme une saucisse enferme des chairs torturées en machine et traversées de mille diableries épicées dans ses quelques centimètres de boyau préalablement rendu propre. C'est qu'il fallait trouver une tonalité psychologique pour entrer comme un fer dans cette foire aux micmacs qu'est devenu le pays. Et le fourmillement des contradictions, il fallait l'embrocher aussi. Un lecteur autochtone reconnaîtra au fil des mots ces petits riens qu'aucun organe de presse ne saurait dire mieux tellement ils appartiennent de près à la trame subtile de son existence. Car, c'est vrai que tout est faux dans ce livre, et faux de croire que rien n'est vrai. Un tout qui palpite sans défaillir. Des muscles qui se mastiquent, l'os qu'on attaque avec les dents. Mis en boîte, les éléments du récit s'entrechoquent pour que le sens des choses éclate en vous, plus sûrement que si ces choses-là étaient vues, ressenties ou entendues directement. Ainsi, et comme des fous, les mots circulent à toute vitesse, de chapitre en chapitre. Et ils surgissent au moment où la lecture ne les attendait pas, certains comme des refrains effrayants, d'autres comme les dénominateurs communs d'un climat pathologique.
Climat de plomb, car le naufrage menace partout, planqué à tous les coins du récit. D'abord ce glissement de terrain (nom romanesque du tremblement de terre, c'est-à-dire beaucoup plus mythe que réalité géologique), qui vous arrache un homme à la vue sans crier gare. Ici ou là, la terre s'effondre, tellement ce pays, pourri par la vermine politique, est caverné en dessous. On passe comme ça, de l'existence visible à la totale occultation, dans la part obscure du pays, au sein d'une humanité qui échappe aux vivants.
Mais là-haut, un dur sentiment de déroute hante les têtes. Ça les mine, ça les anime aussi, ça les rend plus diaboliques que jamais. Les temps se cassent la gueule. Et dès lors, dans cette foire aux promesses, les citoyens ne savent plus à quel sens vouer leur corps et leur esprit. La mèche est allumée et tout le monde a le feu au derrière. Pas d'autre morale, pas d'autre lutte, pas d'autre foi, pas d'autre parole, pas d'autre souci, quand ça vous saisit au ventre, que d'échapper à l'étranglement. On veut réussir à partir, quitte à prendre le risque de voir mourir en soi la mémoire de ses origines. Les moins chanceux magouillent pour trouver une faille au système et pour mettre les bouts. Les vieux restent au pays comme les déchets d'une société en perdition. Même le mendigot, dernier bout de viande qui apparaît au dernier chapitre, brûle de dégager. Une maladie qui n'épargne personne. La peste que cet appel vers tous les possibles. C'est dire combien les Haïs n'habitent plus mentalement leur pays, ils sont obsédés par l'ailleurs et ils se sentent à la merci d'une lame de fond géologique qui les avalerait. Car la terre, la terre haïe, est vraiment devenue terre de toutes les haines. Ce livre est un livre d'initiation à l'envers. L'enfant haï, qu'on avait dopé à coups de mille petites mythologies mystiques, s'aperçoit brusquement que la terre est d'abord une géologie en mouvement. Ni ogre qui aurait la bougeotte, ni merveille des merveilles. Une croûte qui craque au gré des écrasements souterrains. Le déboulonnage des épiques personnages de l'histoire s'est doublé d'une vaste dégringolade des architectures, tremblement de terre et révolution démocratique obligent. Et voici que le pays politique vient trahir la puissance absolue du sol. L'État édifie sa pourriture et le pays glisse vers le bas. Mais plus que cela, la terre est réduite à la fonction qui vient au terme de toutes les autres, elle est une terre d'enterrements. Ceux-ci n'arrêtent pas. Ça défile à la queue leu leu. Les mafieux, les généraux, les simples, on marche funèbre en musique. Le parleur, qui n'agit qu'à l'instinct de survie, se délecte au spectacle somptueux des deuils froids comme du rituel. Il y a des villes en état d'alerte, d'autres en état d'insurrection, d'autres en état de siège. Celle du livre montre un état de décomposition avancée. Un roman où ne figurent ni mariage ni naissance. Une terre qui ne produit plus la vie. Mais une répulsion.
Le sans-nom qui se raconte au cours des quarante chapitres, c'est un type du genre poisson-chat, habile à barboter dans le saumâtre. Que faire pour se désennuyer dans un pays de fous ? Comment distraire sa mélancolie ? Par l'argent, les femmes, la politique. L'instinct raffole de ces choses-là. Cette voix, c'est la voix d'un pays voyou. Mais qu'on s'entende. Rupture avec le héros positif des années soviétiques, certes. Et retour au héros sans héroïsme. Mieux : personnage central portraituré par le seul truchement de ses réactions, un type au tempérament kitsch, qui négocie les tournants de la réalité. L'égonarrateur ne montre aucune ambition d'infamie. C'est un produit d'époque. Ça n'a pas de vices, mais ça saisit les occasions ou bien ça les déniche là où elles sont, pourvu qu'on se trouve une minuscule extase physique, l'espoir d'un avancement social, en somme un trou pour respirer. Le rusé galvaudeux vampirise tout ce qui passe à sa portée, il n'oublie jamais son devoir de jouir. Il n'a pas de beaux ni de bas principes, il n'a pas d'autre souci que son désir de saisir le meilleur. Pas du genre à faire du sentiment. Regardez les femmes dans ce livre, une espèce totalement dépersonnalisée. La sienne, c'est de l'objet hygiénique, une fonction, un confort, certes plus vivant qu'un ascenseur ou un tube de dentifrice, mais presque aussi nécessaire qu'une cigarette. Elle s'appelle Poupée et comporte un numéro de série. Les féministes peuvent cracher sur l'auteur, Poupée se pomponne, mais ne milite pas dans leurs rangs. Et puis, ses femmes, le parleur les recrute dans un journal, il tente sa chance, une sorte d'appel commercial avec un affreux côté pragmatique, on y ment, on y décline des exigences objectives, une systématisation de la petite annonce rose, mais commuée en passeport. Je t'aimerai à condition que tu m'envoies en l'air vers le pays de toutes les amnésies. L'amour est devenu un vrai contrat d'affaire. Une vraie caricature de toutes les amours capitalistes, matérialistes et intéressées. Une histoire de troc, en fin de compte. Comme toujours et comme partout, vous me direz. Mais là, cette fois-ci, le romantisme n'a plus voix aux chapitres de ce roman qui vous jette à la gueule toutes les recettes susceptibles de faire illusion.
Tout à coup, au milieu du livre, on est plongé dans une humanité fossoyée, vouée aux ergastules, les hommes ont remplacé les rats. Avant ça, du fond de sa fosse, le Gardien de la Statue nous avait donné un avant-goût de la racaillerie universelle. Là-haut, les vivants grouillent dans leur jus. Sous terre, les ensevelis sont condamnés à incarner leurs vices. Homme de l'entre-deux que ce gardien qui ne garde plus rien, mais qui s'accroche à son trou. Dénominateur commun de deux humanités qui s'ignorent, c'est un dépossédé, privé de son capital. Cette Statue qui faisait un sacré phallus d'ogre ! On pourrait s'en souvenir, tellement la fiction stimule les images passées. Du bronze noir dressé au-dessus des foules quand elles défilaient sur la Grand-Place. Seulement voilà. Paradoxe des paradoxes, si le système ancien déshumanisait, c'est qu'il tablait sur une fraternisation des travailleurs. Et maintenant, rien de tout cela. L'ère libre. Or, en faisant dégringoler leur statue, les citoyens du livre ont fait surgir de leur crâne toutes sortes de ruses égocentriques et anthropophages. Les temps nouveaux ont mis au jour le fond permanent des caractères. Et plus jamais les hommes n'arriveront à regagner leur propre humanité. Voilà ce qui est irrémédiablement perdu. Il peut lever son verre, le Gardien, avec sa nostalgie de petit vieux conservateur, il sait bien quel trou travaille la société d'aujourd'hui. Mais les temps sont là. Et des gens qui déambulaient sur la Place, un beau jour, ont fait naufrage corps et biens. La terre se moque bien des hommes qui la glorifient. C'est tout naturel. Sens dessus dessous, enragé et brutal, qui a lupanarisé les victimes (de lupus, qui veut dire loup), brassant les mondes, les sexes, les espèces. Une sorte d'humanité en sous-sol aussi pur qu'un magnifique fragment dantesque. Une vie souterraine, où les perversions de là-haut s'expriment sur l'air du châtiment éternel. Et l'auteur semble bien nous dire ça, que, l'autre côté des hommes, les hommes habiteront à jamais un corps comme l'équivalent physique de leur vie morale. Car partout, dans ce livre, l'humanité s'affole et part à la recherche d'elle-même. Elle ne sait d'ailleurs plus qui elle est. Comme les mots sont à la recherche de leur sens, les hommes sont perpétuellement dévoyés. Exemple, cet égonarrateur, ça vous dirige une association humanitaire pour les types de 38 ans, mais au lieu de diffuser, rayonner, partager, on compte sur une distribution centripétée des aides, c'est-à-dire orientée sur sa propre personne. À moi ! À moi ! À moi ! Dès lors, comment trouver une parcelle d'humanisme dans ce système déboussolé du monde ? Les gens courent dans tous les sens en quête de sens. L'aéroport est leur église. On lui attribue le possible miracle d'une transcendance matérielle. Partira ? Partira pas ? C'est Lourdes, la bourse au salut, dans une frénésie qui pousse à l'épuisement. Derniers chapitres du livre, l'autoroute vers l'aéroport vous a un air de stade olympique, chaque citoyen marathone à toute puissance. Histoire de partir en grâce. Mais on y perd son souffle, on crache tout ce qu'on est, et puis on remet ça. Espoir pas mort. Le casse-tête du Haï sera toujours d'aimer sa terre et toujours de vouloir vivre ailleurs. La diaspora est une patrie. Toujours cette même ambiguïté qui fait du Haï un routinier de la déroute.


GLISSEMENT DE TERRAIN : extraits.


1


J'ai pris le journal " Jeûne " qui se trouvait sur le piano, avant de quitter la maison, je voulais relire la petite annonce qui me plaisait tant :

" En vue de fonder une famille, je ferais connaissance avec un homme de 35 ans au plus, grand, beau, honnête, sans complexes, formation supérieure en langues étrangères, sans souci matériel, sans problèmes de travail et de logement.
J'ai 21 ans, je suis charmante, svelte, pas grosse, 1,70 mètre, formation supérieure en langues étrangères, j'habite chez mes parents. Hommes pas sérieux, sans possibilité de partir pour la Cité des Anges, s'abstenir ".

La petite annonce se trouvait dans la partie " Connaissances, fréquentations " de la page " Minimarché ", j'ai fermé les yeux pour retenir par cœur tous ces titres. Une fois, il m'est arrivé de marmonner " Minimarché ", " Minimarché ", " Minimarché ", " Connaissances, fréquentations, anecdotes ", " Connaissances, fréquentations, anecdotes "... et quand j'ai ouvert les yeux, je me suis rendu compte que le mot " anecdotes " n'y était pas. Mais ça n'avait pas d'importance pour moi, parce que sur la même page, il y avait ma petite annonce. Et tu vois pas que la fille de l'annonce qui me plaisait s'y intéresse à son tour ?

" Je recherche une compagne de vie, 23 ans au plus, taille 165-170 cm, modeste, jolie, formation en langues étrangères obligatoire, femme d'intérieur, apte à faire des enfants et désireuse d'en avoir, parents ayant formation supérieure en langues étrangères.
Je suis sympathique, je mesure 1,85 mètre, j'ai la possibilité de partir pour la Cité des Anges. J'ai une formation supérieure en langues étrangères, vaste champ d'intérêts, bon caractère, je réussis dans mon travail. Je n'ai ni parents, ni frère, ni sœur, aucune maladie transmise par hérédité. Je ne suis pas marié. J'ai 25-40 ans ".

Cette façon d'hésiter sur mon âge, de ne pas en dire un mot, ça gâtait mon affaire, mais dans le fond, ça pourrait aussi bien passer pour une faute d'impression aux yeux de beaucoup de gens. En fait, je n'arrivais pas à me décider sur l'âge que je devrais me donner, et comme ça, j'étais tellement distrait, que je n'ai effacé aucun chiffre.
Il devait être 10 ou 11 heures du matin. Il était encore trop tôt. À la maison, tout le monde dormait. Mais il fallait que je sorte pour m'occuper de mes affaires et aller au journal " Jeûne " chercher les réponses à mon annonce. J'étais arrivé au milieu du couloir, quand mes yeux ont été attirés par une annonce curieuse qui se trouvait dans un coin de la toute première page.

" Je cherche des parents de 35-40 ans, habiles en affaires, pour les amener avec moi à l'étranger. Les candidats doivent être sains de corps, avoir une expérience conjugale d'au moins cinq ans. Je suis un garçon de 10 ans, je ne fume pas, je ne suis pas malade, j'ai des premières places dans les files d'attente de plusieurs consulats.
Laissez vos coordonnées à la rédaction du journal " Jeûne ".

2


Question d'instinct, je ne sais pas, mais je n'ai pas pris l'ascenseur. Pourtant, la veille, il fonctionnait, il n'y avait aucune raison de s'en méfier. J'avais eu beau voir ça à la télévision et même si on m'en avait déjà parlé, mais j'ai senti quelque chose de terriblement insolite quand du premier étage j'ai mis directement le pied dans la rue.
Le rez-de-chaussée de notre grand immeuble s'était complètement enfoncé. Plus d'épicerie, plus de magasin pour pièces de voiture. Le local des ordures, l'appartement avec son entrée privée, disparu aussi. Disparu également la Société de Géologie qui avait déménagé du centre ville pour venir chez nous.
Bizarrement, personne, à la maison, ne s'en était rendu compte. C'était donc que le glissement avait eu lieu juste au moment où les voisins faisaient leur boucan en famille. Et nous, on avait augmenté la puissance de la télévision pour ne pas entendre leurs gueulantes, et on avait peut-être cru que si les murs tremblaient, c'était à cause de leurs disputes, et qu'ensuite ils en étaient venus aux mains.
Et comme par hasard, aux fenêtres du rez-de-chaussée des immeubles voisins, on a vu apparaître des denrées alimentaires et des pièces de voiture. Et comme par hasard aussi, on a vu le flic du quartier, le patron des voleurs et le chef des détournements fiscaux se promener dans le coin. Sur les affichettes qu'on collait aux fenêtres des autres maisons pour annoncer qu'on les vendait, on avait effacé les anciens prix et inscrit au-dessus des prix plus élevés.
J'avais décidé de laisser tomber pour l'instant mes autres affaires pour me rendre au Marché de la maison et transformer mon annonce.
Vends appartement non plus au " 9/14 ' e étage, ce qui voulait dire au neuvième étage d'un immeuble qui en comprend quatorze, mais au huitième d'un immeuble de treize. Je devais baisser mon prix de quarante pour cent et notifier que le bâtiment avait commencé à s'enfoncer.
Il faisait froid, mais je n'ai pas voulu sortir la voiture. Mon garage était aussi éloigné que l'était le Marché de la maison, et puis, mon moteur avait très mal démarré la dernière fois. Soit il fallait que je tombe sur un tramway, même si je n'aimais pas m'asseoir dans un tramway, soit, dans le cas contraire, j'en avais pour trente minutes à pied.
Arrivé au carrefour, j'ai jeté un coup d'œil à la station. Je n'ai pas vu des gens attendre, histoire de me joindre à eux. Possible que le tramway venait juste de partir. Restait à savoir quand arriverait le prochain. Possible aussi que le maire dormait, vu qu'il était onze heures et demie, et que tout tramway passant devant la mairie, était tenu de rester arrêté jusqu'à seize heures.
Pour le moment, dehors, il n'y avait aucun signe de vie, sinon quelques passants qui marchaient tous du même côté, comme moi. Il y avait un immeuble tout près, et derrière une lucarne restée ouverte, quelqu'un jouait l'air

Rien sous tes pas ne s'arrête
Mange, bois et fais toujours la fête

sur son piano. On ne savait pas trop si c'était le piano qui était déréglé ou le pianiste qui jouait mal, mais il manquait constamment une note à la mélodie.
J'ai allumé une cigarette en me demandant quelle distance j'aurai parcourue avant de l'avoir totalement consumée, j'étais content car il n'y avait pas de neige et que le sol n'était pas gelé, et j'ai commencé à compter mes pas. Sur le chemin, j'ai entendu la chanson Rien sous tes pas ne s'arrête dans la bouche d'un enfant, et puis, deux fois dans celle d'une femme âgée, et le reste du temps, machinalement, c'est moi qui la chantonnais. J'avais compté exactement 1453 pas jusqu'à la fin des immeubles à droite de la rue, au moment où je me suis trouvé devant le Marché de la maison.
Le Marché se situait pont de la Victoire, c'est-à-dire à l'endroit le plus juste pour un marché, près du centre ville et à égale distance de toutes les banlieues. Et comme le pont était très bas, on pouvait voir aussi bien le lit à sec de la rivière que les falaises des gorges.
C'était très important, car certains habitants de la ville qui avaient vu s'enfoncer leur maison, n'avaient, par chance, pas tout perdu. Une partie des glissements de terrain qui avaient eu lieu près de la rivière ressurgissait à l'air libre dans les gorges. Des murs complets ou à moitié détruits, des meubles intacts ou bien en mille morceaux, des assiettes, des vêtements, des pièces et parfois même des appartements tout entiers, tout ça glissait lentement vers le bas, hors des flancs, et sans jamais s'arrêter. Et puis, toutes ces choses finissaient par se bousculer et suivre le lit de la rivière, tandis que les clients, depuis le Marché de la maison, sans pour autant interrompre leurs courses, les surveillaient du coin de l'œil pour voir qu'est-ce qui tombait des versants, qu'est-ce qui descendait sous le pont de la Victoire.
Mais il fallait garder tout son sang-froid en voyant les gorges toujours pleines de monde. Ceux qui n'avaient pas glissé avec leurs maisons recherchaient leurs bijoux, leurs proches ou leurs biens, parfois même d'autres types fouillaient carrément dans les tas et s'appropriaient tout ce qu'ils trouvaient d'utile.
Bien sûr, tout le monde était mécontent de voir qu'on ne débarrassait pas le lit de la rivière des choses qui l'encombraient. Des milliers de pianos et des centaines de milliers de livres s'accumulaient dans les gorges. Mais il arrivait à quelques veinards de découvrir tout à coup un bien personnel. D'autres, plus chanceux encore, reconnaissaient les premiers leurs appartements et se les réappropriaient. Mais les plus heureux étaient ceux dont les appartements ressortaient à moitié hors des flancs, et comme ça ils habitaient des maisons suspendues au-dessus des gorges, c'est-à-dire comme s'ils avaient déménagé pour un quartier plus recherché, jusqu'à, parfois, agrandir leur demeure aux dépens de la vallée.
Les gens qui vivaient dans le lit de la rivière n'étaient que provisoirement propriétaires de leurs maisons, puisque, à force d'être entraînés par le courant, ils se retrouvaient tout près des frontières du Pays. Après ça, on les obligeait à revenir, et comme tous les sans abris, ils se construisaient un cabanon avec des pianos sur les flancs restés libres de la vallée.

3


Devant le Marché de la maison, on vendait de grandes bouteilles de gaz, et tout près de l'entrée, des graines de tournesol et des beignets de pommes de terre. Ces beignets dégageaient une forte odeur d'huile bon marché, c'était si chaud que ça vous requinquait un homme transi de froid. Pour autant, ça ne me tentait pas d'en goûter un, je n'aimais pas m'essuyer les mains au tronc d'un arbre. Un autre moment j'aurais bien aimé, au contraire, grignoter des graines de tournesol, seulement je n'avais pas le moral à cause de mon immeuble qui s'était enfoncé.
Je commençais à me mêler aux gens qui faisaient leur marché, quand un type d'environ vingt-cinq ans m'a coupé la route. Pelisse de femme en peau de loutre jetée sur les épaules et grosses bagues en or.
- Je peux t'accompagner si tu veux, au cas où on te chercherait des noises. Il m'avait fait cette proposition sans ciller des yeux.
- C'était pas ton tour, mais le mien ! Un gars mal rasé entrait dans la danse. Il portait un manteau d'astrakan pour femme et jouait avec un paquet de lettres d'occasion dans la main.
À ce moment-là, quatre ou cinq loubards qui étaient avec lui se sont approchés, ils prenaient des airs absents et regardaient dans une autre direction.
- Vous m'avertissez si on vous fait des ennuis, j'ai répondu, en les fixant et sans ciller des yeux.
J'étais tout seul, c'est vrai, mais je savais que ces gugusses qui jouaient aux gardes du corps vendaient des fourrures.
- Cherche pas à te mesurer à nous, a dit le type de vingt-cinq ans, mais si c'est pas ce que tu veux, on a aussi de belles bagues avec de vraies pierres.
- On a aussi des lettres d'occasion, prends-les, je te ferai un bon prix. Le mal rasé m'a alors tendu un paquet de lettres.
- J'en avais justement besoin. Je les prends si elles sont encore fraîches, j'ai fait.
- Des lettres de première main, s'est enthousiasmé le mal rasé. Personne ne s'est jamais plaint de mes lettres.
Je lui ai remis toute la monnaie que j'avais dans la poche, j'ai pris quelques annonces pour lier connaissance et des lettres d'amour un peu froissées, je n'avais pas envie qu'ils envoient leurs loubards à mes trousses pour me foutre une raclée. Bizarrement, je venais de faire une vingtaine de pas quand j'ai senti qu'un garde du corps marchait devant pour me guider. Sans doute un de ces types qui avaient perdu leur patron parti dare-dare pour Amnésia avec la promesse que n'importe comment il ferait appel à son garde du corps. Partout où il y avait foule, ces types défendaient gratuitement les gens pour ne pas perdre la main jusqu'à leur départ pour l'étranger.
J'avais avancé tant bien que mal d'une trentaine de pas, et puis, comme par hasard, mes yeux sont tombés sur un groupe, des gens tellement nombreux qu'ils ne pouvaient pas tenir sur le trottoir du pont.
- On vend pas cher une très belle maison en plein centre ville, me fait un gars.
On mettait le grappin sur des naïfs, surtout des paysans, et on les conduisait de force jusqu'à une maison délabrée, parfois même on allait jusqu'à leur donner des coups et on les obligeait à l'acheter à un prix élevé, ou bien on en venait aux mains, comme quoi qu'est-ce qu'elle a cette maison ? tu ne l'aimes pas ?
- Allez viens, achète-la moi cette maison, on se fait un bon gueuleton, on boit un coup et on fait l'affaire, hein !
Mon guide m'a épargné pas mal d'ennuis en me cachant derrière son corps pour que les autres ne me voient pas, et moi, je faisais semblant de regarder attentivement du côté d'une annonce, et c'est à cause de ça qu'on s'est trouvés loin l'un de l'autre. Mais le plus curieux, c'est que l'annonce n'était pas ordinaire. Une annonce en quatre parties qui se suivaient, chacune pendue sur la poitrine d'un couple et de leurs deux enfants. Sur la pancarte de l'homme, il y avait l'adresse détaillée de la maison, celle du plan était tenue par la femme, celle des rénovations par un des enfants, à l'autre revenait la description des meubles. Sans doute que les informations complémentaires attiraient beaucoup de clients auprès de cette famille, car le pickpocket du Marché rôdait autour d'eux.
Il était facile de trouver la colonne sur laquelle j'avais collé mon annonce, elle était un peu tordue côté rue. C'est pour cette raison que beaucoup la choisissaient et que de nombreuses annonces collées à la va-vite se recouvraient les unes les autres.
J'avais collé la mienne assez haut, pourtant des bouts de papiers ne laissaient voir que deux lignes sur quatre.

UN 5 PIÈCES TRANSFORMÉ EN UN 2 PIÈCES
ASCENSEUR, EAU, PORTES EN FER, 9 /14

Debout sur la pointe des pieds, j'ai changé le 9/14 en 8/13. Et puis, en petites lettres, j'ai ajouté la ligne qui avait été effacée " 2 caves, balcon fermé, potager 2 x 3 m " sur la partie libre d'une autre annonce. J'ai pu trouver une place pour le nouveau prix de mon appartement et pour le numéro de téléphone. J'ai effacé le mot " ascenseur ". Mais à ce moment-là, je me suis tout à coup souvenu que je devais vite téléphoner à la maison pour qu'ils ne le prennent pas, l'ascenseur, sinon ils descendraient tout droit dans le Glissement de terrain. Mais impossible de téléphoner aussi vite que je l'aurais voulu, les voyous avaient vidé les téléphones publics de tous leurs éléments en cuivre ; quant à mon portable, il recevait bien les appels, mais il ne pouvait pas en donner, je n'avais pas payé mon forfait.
Je me suis tourné et j'ai vu que mon garde du corps n'était plus là. J'ai pensé que je l'avais déçu avec mon histoire d'appartement qui s'était enfoncé. En fait, il se réchauffait près du feu qu'on alimentait avec des bouts de pianos, et à côté, il y avait une petite vieille qui proposait de grosses chaussettes aux clients frileux du Marché.
Pour l'instant, ce qui était important pour moi, c'était de rejoindre l'autre extrémité du pont, là où étaient les petites annonces des pavillons en cours de construction. Je n'aurais pas pu m'acheter une maison, même en vendant mon appartement, mais il était encore possible de l'échanger.
Plus l'heure avançait, plus il devenait difficile de marcher avec la foule qui augmentait à mesure. Sur le bord du trottoir, les clients et les vendeurs se déplaçaient face à face en se frottant les uns contre les autres. Pour ma part, je marchais librement sur une bande étroite de trottoir grâce à mon garde du corps, et comme ça, je suis vite arrivé à l'endroit désiré. J'ai arraché quelques languettes collées sur les colonnes, avec leur numéro de téléphone écrit dessus, j'ai même recopié une annonce qui pendait sur la poitrine d'un type à grosse bedaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Paru aux Editions Les 400 coups

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