Yevrobatsitintello (2)

Car enfin, qu'est-ce qu'un intellectuel ? Ce mot est l'objet de toutes les confusions de la part de ceux qui se croient rejetés pour la raison qu'ils n'auraient pas eu la bonne fortune de faire de hautes études, ni d'appartenir à la classe des gens qui pensent, qui écrivent, qui intellectualisent le réel. Que nenni ! Je ne décrirai pas par le menu l'origine sociale des membres qui constituent l'équipe de Yevrobatsi. Et s'il en est effectivement qui écrivent, d'autres n'ont pas besoin de cette pratique pour donner à Yevrobatsi le ton d'un site qualifié d'intellectuel. Je dirais même que ceux-ci ont parfois une démarche bien plus intellectuelle que ceux-là dans la mesure où leur profonde connaissance de la société civile autant que leur expérience de l'engagement leur permettent de pointer du doigt les anomalies d'une communauté productrice de souffrances, de manquements aux principes démocratiques, de formes immorales de comportement. En ce sens, les femmes de l'équipe ont la sagesse de rappeler à l'ordre les autres membres à l'instant même où les idées commencent à prendre le pas sur la vie. La guerre du Liban a illustré ce principe qui nous tient à cœur de toujours donner la prééminence à la défense des êtres humains contre la bêtise des va-t-en-guerre ou les agissements visant à humilier les personnes, quelles qu'elles soient. C'est qu'il n'est pas besoin d'avoir fait des études pour être un " intellectuel ". Ouvrier, paysan ou autres, qu'importe ! Pourvu que la faculté d'indignation et la vigilance d'une conscience ouverte restent intactes pour combattre les dogmatismes à la peau dure et les cultures qui tuent. Les spécialistes d'une pensée qui sent le renfermé de leur cabinet ne sont pas forcément des intellectuels tant ils miment les tics et les tocs d'une communauté ronronnante à souhait. Partout où les Arméniens accusent un déficit d'humanité, qu'ils en soient victimes ou qu'ils en soient acteurs, Yevrobatsi a choisi de le dénoncer. Au lieu de s'en tenir à des ratiocinations esthétisantes ou politiciennes destinées à épargner à la vue des autres les plaies de la moderne Arménie, nous avons préféré les montrer du doigt. Site d'intellos, oui, dans la mesure où ses lecteurs ont à cœur de partager les mêmes indignations en osant cheminer avec lui sur les mêmes voies d'une critique sans concession.

Tout laisse à penser que l'indignation ne soit pas le monopole des seuls praticiens de la cérébralité. On a vu des penseurs servir au meilleur de leur intelligence une idéologie du bonheur humain qui réduisait les hommes à des bêtes destinées à l'abattoir. Dès lors qu'on s'érige en défenseur radical d'une cause, fût-elle généreuse, humaniste, noble et tout ce qu'on voudra, on est sûr de verser un jour ou l'autre dans la terreur. Si le meurtre en masse des Arméniens a eu pour fondement l'instauration du bonheur turc, les survivants, même les plus démocrates d'entre eux, forts de leur juste revendication, encourent à tout moment le risque de transformer à leur insu la reconnaissance du génocide en un dogmatisme de la nation ayant ses prêtres et ses traîtres, séparant le bon grain arménien de l'ivraie qu'on dira turque. Les discours qui réclament à grands cris le droit des Arméniens à la reconnaissance de leur dignité au point d'établir un code d'honneur quasi totalitaire sont-ils encore dans le droit qui doit consister à reconnaître à chacun la liberté de s'exprimer autrement ? C'est que la cause défendue par les Arméniens est en passe de développer une pensée collective avec ses lignes rouges et ses portes étroites qu'on interdit à chacun de franchir sous peine de trahir l'âme de l'arménité. Cette âme forgée à coups de cris et de fureurs conduisant à la diabolisation des Arméniens qui ont décidé d'agir selon leur propre conscience, à savoir cette volonté de garder intacte une certaine idée de l'homme. Certes, c'est l'humanité que les Arméniens défendent en réclamant la reconnaissance du génocide de 1915. Par elle, ils exigent le droit de se réapproprier ce visage humain qu'on leur déniait hier en les qualifiant de " guiavour " et qu'on leur dénie encore aujourd'hui à coups de mensonges. Et de l'humanité retrouvée des Arméniens dépendra le degré d'humanité des hommes d'aujourd'hui. Mais si les Arméniens faisaient de leur génocide une affaire de politique revancharde, ils n'en finiraient pas d'empoisonner l'avenir de la paix en réamorçant la spirale des terreurs et des crimes.

Ce site - votre site - est modestement un site intellectuel dans cette mesure où il va au plus vrai, dénonçant si nécessaires nos démocrates de la censure feutrée, nos racismes d'humanistes chrétiens, notre sens masculin de la famille, nos absurdités de peuple aussi génial que narcissique, nos exploitations du frère par le frère... Nous l'avons dit. Mais d'autant plus intellectuel que notre site a sollicité nos universitaires les plus en pointe dans les domaines qui intéressent l'arménité, tant dans sa dimension historique que dans ses modes de fonctionnement actuel. Certains s'acquittent fort bien de leur vocation à informer au plus vite qui a besoin de l'être en redistribuant les nouvelles cueillies ici ou là dans la presse nationale ou internationale grâce aux moyens offerts par Internet. Des analyses, des interviews viennent éclairer les gens qu'intéresse le fait arménien. Ils veillent, ils alertent, ils agissent au plus près de l'actualité. Pour notre part, nous avons préféré la profondeur au ponctuel, l'autocritique, sinon l'autodérision à l'autodéfense, en portant si besoin est l'attaque à l'intérieur des réalités arméniennes plutôt qu'à se braquer dans ces querelles imaginaires qui sont le lot des combats d'une idéologie contre une autre. Nous avons sans cesse souhaité regarder les Arméniens en relation avec les hommes, et plus précisément avec les peuples immédiats de son histoire plutôt que pris en eux-mêmes comme objets de culte. Mais surtout, nous avons eu la passion de nous comprendre en nous portant au cœur de la chose identitaire. Dès lors, nous n'avons pas craint de faire appel à des spécialistes tant d'origine arménienne qu'appartenant à d'autres nationalités, avec l'impression que certains d'entre eux trouvaient en Yevrobatsi un lieu où leurs travaux pouvaient être consultés en permanence et tout à coup diffusés partout dans le monde. Fidèle à sa vocation, Yevrobatsi a été au service de ces chercheurs de l'ombre, n'hésitant pas à alimenter le jugement de ses lecteurs en leur offrant les avancées les plus fraîches et les plus autorisées dans tel ou tel domaine, en accordant à leur texte le meilleur accueil, en respectant la moindre de leurs exigences. En ce sens, le Colloque de Cerisy qui aura lieu à la fin du mois d'août, et qui réunira des chercheurs arméniens et non arméniens sur un thème où l'Arménie servira de paradigme, constitue la preuve que notre site ne ronronne pas, mais se situe dans une quête constante de réalité.

Notre site est d'autant moins un site intello qu'il a promu d'authentiques démarches intellectuelles, en donnant vie à ses colères comme à ses principes, quitte à le faire avec plus ou moins de bonheur. Faute de moyens, il ne nous pas toujours été permis de travailler sur le problème des femmes en Arménie au-delà des simples informations les concernant. Mais pour avoir constamment prôné l'ouverture vers la société civile turque et principalement ce dialogue avec l'autre, Yevrobatsi a non seulement été le premier site à afficher des textes en turc, mais aussi à avoir fait preuve d'assez de prudence, de modération et d'objectivité dans ses critiques et son ressentiment pour avoir été perçu comme un point où l'ancrage d'un "vivre ensemble ", selon mot de Hrant Dink, était devenu possible. En ce sens, le dépôt de gerbes comprenant des Arméniens et des Turcs d'origine le 22 avril dernier a démontré que Yevrobatsi a réussi modestement en France ce que toutes nos commémorations, nos associations, nos discours et nos livres souhaitaient en secret avant d'espérer d'autres gestes plus forts et officiellement accomplis.

Ainsi la distinction est faite entre intello et intellectuel, même si nos ennemis, aussi castrés du cerveau qu'est active leur démangeaison jalouse et partisane, ne la comprendront jamais. Reste à savoir qui fait le monde, qui le fait bouger, qui le fait vivre, qui le fait être. Réponse qu'il ne me paraît pas utile de souffler à l'oreille de nos lecteurs…

Juin 2007

 

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