La santé ou la mort

La santé n'a jamais sauvé personne. Et comme disait Prévert qui fumait comme un paquebot : " On a beau avoir une santé de fer, on finit toujours par rouiller. "

S'il est vrai que certains pays ont mis en place des systèmes de santé pour pallier les injustices de la nature, d'autres semblent abandonner leurs citoyens à la fatalité. En Arménie, les acteurs du système de santé qui travaillent en contact direct avec le patient sont en lutte constante avec des fléaux qui pointent leur nez de toutes parts. Mais on a les fléaux qu'on ne veut pas et les fléaux qu'on a cherchés.

Si je recense les maladies ou les disparitions qui ont affecté mes proches tant sous le régime soviétique que durant ces années d'indépendance, j'ai l'impression de décrire un système de santé fondé sur l'ignorance, l'impuissance ou la résignation.

En 1988, Takouhie, la femme de mon oncle, succombera à un diabète, elle n'avait pas soixante ans. Trois ans plus tard, opéré pour une appendicite, mon cousin Sarkis, père de deux jeunes filles, meurt à moins de cinquante ans d'une anesthésie mal contrôlée. On m'a dit de Hagop, quarantaine célibataire, qu'il avait été terrassé par une crise cardiaque en 94 pour avoir dû chaque jour rejoindre son travail et retourner chez lui en traversant à pied toute la ville en ces temps durs où l'électricité " manquait " par la faute d'un ministre qui ne manquait pas, quant à lui, à ses intérêts personnels. Sa mère Angik, rousse à peau blanche, mourut de solitude et d'obésité : vivante, elle ne passait plus par la porte, morte on dut l'évacuer par la fenêtre. Varoujan était un soucieux de nature qui avait tout échoué et qu'on surnommait " tsakhort Panos ", son cœur finit par céder en 2003. Il fut suivi trois ans plus tard d'une autre cousine, Archalouyss, qui haletait après avoir grimpé quelques marches et vous disait, le souffle court : " Demain, je vous le dis, vous me regretterez. " Parmi les survivants, il y a Stepan, tailleur de profession, qui s'est mis à trembler comme un vieux à moins de soixante ans et qui, les yeux petits, va répétant qu'il s'est esquinté la vue et la vie durant ces mêmes années de frauduleuse pénurie tandis qu'il s'échinait sur ses boutonnières. Il y a Harout, le mari de Chouchanig, taillé à la serpe, tout en peau et en os, qui se goudronnait les bronches à coups de cigarettes. Il y a ma cousine Louise, si ronde, qu'elle s'essouffle rien qu'à tourner chez elle, et son mari si maigre, qu'il s'essouffle aussi en se tenant la poitrine et en fermant les yeux pour ne pas voir son mal lui ronger la tête. Les vieux savent où est leur couperet : l'hôpital.

Quand un jeune père vous demande de lui trouver en France une potion chinoise dont il dit qu'elle est capable de requinquer son fils affaibli, vous ne répondez pas non. Mais comme à Paris même, une boutique ancienne de la rue Monsieur-Le-Prince vous certifie ne pas connaître le sésame, vous vous prenez à douter des croyances auxquelles ont recours les gens d'Arménie pour sauver leur peau en dehors des remèdes reconnus.

Pour montrer qu'elle va mieux, l'Arménie fait du chiffre, pas du sens. Nous savons tous qu'aucune société développée n'a encore résolu l'équation cruciale de l'économie et de l'écologie, qu'un monde " écolonomique " est ce genre d'aporie qui aujourd'hui tue en masse le vivant en signe d'avertissement pour les hommes. Dès lors, pourquoi demander à l'Arménie de réussir ce que les pays ayant une longueur d'avance dans le désir d'assagir les éléments de ce ménage infernal ne sont pas parvenus eux-mêmes à réaliser pleinement chez eux ? Du moins aurait-on pu espérer que les erreurs de ces pays économaniaques lui auraient servi de leçon pour devenir un peuple laboratoire dans la recherche de voies nouvelles. Que nenni ! L'Arménie a préféré parier sur la course aveugle au quantitatif dans l'espoir que le qualitatif suivra. Or, si cet espoir est atteint pour ces hommes qui font du business en manière d'exemple à suivre, pour qui tout est " luxe, calme et volupté ", les autres devront se contenter d'un quotidien écrasé par un enfer de résignation. On a cru qu'en créant des poches de richesse, celle-ci finirait par atteindre forcément les zones de paupérisme les plus criantes, la bonne conscience des acteurs politiques étant de croire en une sorte d'idéologie du chaos constructif. Comme si l'installation d'un capitalisme aussi barbare qu'arrogant ne devait pas conduire les victimes à désespérer de l'Arménie et du monde. C'est que le système d'ententes sur lequel repose le pays et qui s'exerce hors des frontières de l'organisation sociale bénéficie à ceux qui l'entretiennent pour augmenter leurs bénéfices... Ainsi, et pour faire court, ce " désordre métastatique " (comme le nommerait Jean Baudrillard) n'aura de cesse de placer en vitrine la santé économique du pays pour mieux dissimuler les dommages sanitaires, parfois irréversibles, dans lesquels sont plongées les populations directement exposées. L'érotisme marchand des uns (qu'en Arménie on résume du mot d'oligarchie), fondé sur l'accumulation narcissique des biens matériels, ne pouvait avoir d'autres contrepartie que des formes de " prolifération cancéreuse " (J. B. encore) dès lors que les valeurs immatérielles étaient cyniquement remisées dans les églises ou circonscrites aux mythologies nationales d'une culture kitsch ou folklorisée. Comme si les Arméniens ne méritaient pas mieux que de se cannibaliser mutuellement dans un contexte de pluralisme terroriste tel qu'on peut le rencontrer en Arménie, ou de pluralisme exclusiviste qui sévit sourdement en notre chère diaspora, chez nos acteurs communautaires qui nous jouent la comédie démocratique à tout bout de chant national socialiste.
Le touriste de passage qui s'extasie des beautés du Lori peut encore s'émerveiller au constat d'une industrie du cuivre faisant vivre Allaverdi. Mais que doivent penser les Arméniennes enracinées dans leur région comme leur arménité les y oblige, qui respirent à longueur de jour comme l'exige leur corps, et s'empoisonnent le sang aux fumées qui hantent leur ciel, comme en a décidé l'économie de leur pays, et payent pour les autres en engendrant des monstres ?

Je me demande quelles influences bénéfiques les arrogants immeubles du centre d'Erevan auront jamais sur ces quartiers en cours de tiers-mondisation où l'insalubrité, l'inconfort, l'impéritie le disputent au délabrement et à l'imperfection. On me dira que le centre-ville était lui-même une verrue insalubre, qu'il fallait en sauver les habitants et qu'on ne peut pas tout faire partout en même temps. Qui veut croire que c'était là la vraie motivation des nouveaux planificateurs de la capitale.

Dans les années 2000, j'avais dénoncé comme scandaleux que Grand Kandy, usine à bonbons, n'ait pas trouvé mieux que de mettre au monde Grand Tobacco, usine à cigarettes. Après les sucreries, la nicotine… Quoi de plus astucieux que de créer des emplois sur l'infantilisation des citoyens en les réduisant à des machines accoutumantes devenues de machines à sous où l'on gagne à tous coups. L'année dernière nous avons ici même dénoncé comme choquante la publicité pour cigarettes qui s'étalait dans le ciel des rues de la capitale. Aujourd'hui, les Arméniens paient de plusieurs manières : en ayant créé des croyances fallacieuses en faveur de la cigarette (la fumée tue les microbes), en introduisant la cigarette chez les jeunes (on n'entre pas dans un cyber-café sans être enfumé par des adolescents accro aux jeux video), en faisant de l'Arménie un des pays au monde où l'on fume le plus. L'information contre le tabagisme s'est réveillée trop tard pour qu'on espère un renversement de situation.

Par ailleurs, la santé économique du pays ne peut pas masquer l'apparition de la tuberculose qui est une maladie des contrées pauvres. Or, la transmission des microbes ne connaît pas de barrières sociales. Les riches peuvent ignorer les pauvres, mais le mal des pauvres peut les atteindre n'importe où. En franchissant les limites du cloisonnement social du pays, le microbe rétablit cette vérité selon laquelle tout est dans tout.

À la réflexion, il n'est pas excessif de dire que l'État arménien est un État criminel pour non assistance à citoyens en danger dans la mesure où il prépare des lendemains d'hécatombes, tant par les cancers qui toucheront immanquablement des milliers de fumeurs, que par un système de santé privatisé à outrance et des campagnes de préventions dans tous les domaines sensibles largement négligées.

Après un séisme dévastateur, une hémorragie démographique irréversible, des années de pénurie criminelle, on est en droit de se demander si un petit pays possédant moins de quatre millions d'habitants peut se permettre de compromettre le renouvellement de ses générations en encourageant une forme de course à l'abîme au nom d'une économie du genre " tous pour un ", qui laisse le champ libre au suicide sanitaire.

mars 2007

 

 

Yevrobatsi

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