La longue marche des Arméniens.

de Laurence Ritter


Publié le : 26-12-2006

Sous-titrant son livre Histoire et devenir d'une diaspora (Paris, Robert Laffont, 2006), fruit d'un travail universitaire et résultat d'une enquête sur le terrain à la mesure de son objet d'étude, Laurence Ritter décrit l'état des lieux actuel des Arméniens dans le monde aussi bien qu'elle cherche à repenser dans les sociétés où ils résident leur manière singulière d'équilibrer les différentes dimensions de leur identité, qu'elle soit territoriale ou extraterritoriale, eux qui sont " passés en moins d'un siècle de l'exil et de l'anéantissement à la construction d'un autre paradigme ". L'auteur propose de montrer comment un peuple vit et évolue entre la fracture d'un génocide et de son déni d'une part, et d'autre part la nécessité de " pacifier son rapport à lui-même, à son passé et à son avenir. ".

De fait, l'espace investi par la diaspora évoque une géographie en perpétuelle mutation, les centres du monde arménien correspondant à la constante nécessité de se préserver, même si, depuis 1991, l'Arménie indépendante, sans être pour autant " la synthèse de toute l'identité arménienne ", occupe une place privilégiée dans l'imaginaire collectif. Partagés entre un Liban où s'essouffle l'arménité en raison d'une dissociation des valeurs de la religion et des partis politiques, une Géorgie où ceux de Tbilissi et ceux du Djavakhk appréhendent différemment leur destin, une Amérique du Nord où les communautés traditionnelles sont confrontées aux récentes migrations, une France où se dessinent de nouvelles formes d'identité, un Karabagh exemplaire, une Russie en proie aux mouvements xénophobes, une Turquie qui les met en situation d'otages, les Arméniens ont évolué, selon le mot de Khatchig Tölöllyan, d'un " nationalisme de l'exil " à un " diasporisme transnational. "

Victime en ses débuts d'une transition d'autant plus brutale qu'elle la plongea dans l'anomie, d'une guerre au Karabagh qui ne se stabilisa qu'au cessez-le-feu de 1994, d'une forte émigration, du blocus turco-azéri, des deux années 1992-1993 les plus terribles de son histoire, d'une agitation sociale qui valut la destitution de son premier président, l'Arménie indépendante en redistribuant les rôles sociaux reconduira les hommes de l'appareil soviétique aux postes clés de son jeune État. Par ailleurs, autant la force des traditions étouffe aujourd'hui leur émancipation acquise sous l'ère soviétique, autant les femmes sont devenues les reproductrices de ces mêmes traditions. Entre la population de l'Arménie et la diaspora les malentendus se sont d'autant plus creusés qu'ils s'inscrivent sur un fond de méfiance mutuelle. De fait, si la nation moderne arménienne est encore en gestation, c'est bien que le rapport État/diaspora reste à définir dans la mesure où les Arméniens ont toujours eu à se reconstituer au cours d'une histoire vécue par eux comme un processus de perpétuelle victimisation.

Mais comment se reconstruire comme victime et surtout comme victime déniée ? La déshumanisation dont ils ont été les objets a suscité chez les Arméniens " un rapport de méfiance à soi et au monde." Dans ce contexte, les attentats terroristes perpétrés par l'Asala (Armée secrète arménienne), la commission de réconciliation arméno-turque (TARC), le Workshop for Armenians and Turkish Scholars (WATS) sont la preuve que les Arméniens, loin de rester les victimes figées de l'histoire, veulent devenir, au-delà de toute reconnaissance, les acteurs de leur propre construction comme sujets. Si l'identité est aussi problématique que lourde à porter, c'est qu'elle appelle " une restauration de la confiance en soi collective ", sachant que ni l'État, ni le pays réel ne peuvent apporter une réponse, ni une constante référence à la perte. Or, Laurence Ritter souligne à juste titre qu' " aucune reconnaissance, quelle qu'en soit la forme, ne permettra de guérir l'amputation qu'a signifiée le génocide. " " Nation atypique ", les Arméniens forment un " couple diaspora-Arménie " en dette " réciproque pour des approches plus participatives " . La solution à la problématique du monde arménien serait de s'accepter comme une nation éclatée et comme ressemblant à n'importe quel autre peuple. C'est à ce prix que peut naître une véritable réconciliation avec soi-même.

Nul doute qu'en s'attaquant à la problématique de l'identité arménienne en proie aux vicissitudes de l'histoire, Laurence Ritter n'ait choisi le sujet le plus beau et le plus ambitieux qui soit. Nul doute que cet ouvrage, qui est le condensé d'une thèse de doctorat en sociologie, n'intéresse les esprits curieux de la " chose arménienne " prise dans ses dimensions à la fois historique, géographique et métaphysique. Ce livre équilibré, aussi profond qu'il est précis, travail universitaire s'il en est (dirigé par Michel Wieviorka), circonscrit à son propre domaine d'étude, et demandant à être jugé comme tel, est un livre qui comptera en ce que les éléments qui composent la mosaïque mentale des Arméniens y sont situés à la place même que leur impose le besoin que les Arméniens eux-mêmes ont de se comprendre et de se construire. Même si la littérature, avec tout ce qu'elle a d'impalpable et d'éclairant, pourrait être considérée comme la grande absente d'un travail sur l'émergence d'une mentalité " à nulle autre pareille ", paradoxale, souffrante et résiliente, gage de son universalité. Comme si, les Arméniens, en leur actualité même, ces crucifiés de l'humanité, perpétuellement en quête de résurrection, démontraient sans cesse au monde qu' " il y a une vie après l'horreur. "

Décembre 2006

 

 

Yevrobatsi

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