!

L'aveu sur l'élargissement à la Turquie, de Monsieur Giscard d'Estaing, résonne aujourd'hui plus vrai qu'hier : " Je donne mon opinion, c'est la fin de l'Union européenne ! " (1)

Leur expérience de l'histoire confère aux Arméniens un sens qui leur permet mieux que quiconque de percer à jour cette équation turque que les Européens de cœur prétendent résoudre par le seul recours à la démocratie. Si la démocratie rend aveugle, l'humanisme quant à lui rend sourd. Car ces mêmes Arméniens qui devraient être les premiers à être entendus sont devenus les témoins de la dernière heure. Et s'ils sont écoutés, c'est avec toutes les réticences et les précautions qu'on manifeste à l'égard de ceux qui ont été dépouillés hier de leur pays et qu'on veut dépouiller aujourd'hui de leur mémoire. À peine deux ou trois personnalités d'origine arménienne interrogées par les parlementaires français, une autre par une radio (2). Ainsi, tout laisse à penser que pour les médias, le bourreau est devenu plus honorable que la victime. Quand un pays se plaît à accorder la parole à des bourreaux qui impunément promènent partout leur arrogance et qu'il la refuse aux victimes déshéritées qui la réclament à cor et à cris, c'est bien que, non content d'avoir perdu le sens des choses, ce pays est devenu la proie de ses maladies démocratiques.

S'il ne s'agissait encore que de cela. Les victimes en sont réduites à quémander un droit à la parole, pour témoigner de l'incontestable, et ne l'obtiennent jamais en proportion de leurs bourreaux et de ceux qui les défendent, qui ont plateaux de télévision ouverts et temps d'intervention illimité. Pour se faire entendre, dans leur propre pays, pays d'accueil et de surcroît pays démocratique, les victimes doivent prendre sur leur temps de travail, affronter la police, quand les bourreaux, invités au paradis de la tolérance mais étrangers quand même, n'ont qu'à s'asseoir à une table pour voir venir à eux caméras et micros (3). Et voilà qu'aujourd'hui les enfants et les petits-enfants des victimes de la barbarie turque sont révulsés à l'idée que demain, avec l'arrivée de la Turquie dans l'Europe, ils devront contribuer par leurs impôts à aider à la restructuration d'un pays dont ils ont été chassés par le sang.

" Or, sur toutes ces questions brûlantes, le débat est comme étouffé dans l'Union européenne, et notamment en France ", écrit Robert Badinter (4).

Si les victimes parlent vrai, elles lassent, elles exaspèrent les tenants d'une histoire en marche. Que les bourreaux mentent, et on leur fait crédit. Mieux, on leur accorde une prime, celle d'entrer dans le club européen des mystificateurs. Europe des copains, Europe des coquins, tel est le théâtre qui s'offre aux yeux des citoyens d'Europe. Le spectacle de nos politiques fait les bernés de la démocratie. Nous autres, petits peuples des petites gens, nous savons que nous sommes poussières sous le balai des prestidigitateurs au pouvoir, élus sur paroles. Le sentiment qu'éprouve l'ensemble des Français aujourd'hui, c'est que la parole politique est fausse et que la parole européenne de la France ment aux Français en mal d'Europe. L'échéance du 17 décembre, date à laquelle sera engagé le processus d'intégration de la Turquie, n'est pas une date où le OUI sera mis en balance avec le NON. Le 17 décembre toute la mystique d'une Europe humaniste, précédée de débats fictifs et de troubles palabres, sera infectée par la soumission de ses bigots à un État prédateur.

Il ne suffit pas, pour les Arméniens, d'avoir l'histoire de leur côté pour obtenir réparations du mal absolu qui leur a été fait. Plus les livres s'accumulent contre les dénégations de la Turquie, plus la Turquie s'arc-boute sur son déni. La preuve qu'elle n'est pas européenne, c'est qu'elle n'éprouve aucune honte à afficher ses mensonges. La preuve que l'Europe n'est plus européenne, c'est qu'elle s'affiche sans honte avec les menteurs. Pire encore, non seulement l'Europe n'est plus à l'écoute de ses propres valeurs, mais elle suit ses peurs, cède au chantage et se donne le droit de transgresser ses propres règles.

À commencer par celle qui stipule que chaque membre de l'Union européenne doit pour le moins admettre l'existence de tous les autres. Or, la Turquie a dernièrement été mise en demeure de reconnaître la République de Chypre, membre de l'Union européenne, seule entité légale aux yeux de la communauté internationale, par le secrétaire d'État britannique aux affaires européennes Denis MacShane, en visite à Nicosie, déclarant le 22 octobre dernier : " La Turquie ne peut pas rejoindre l'Union européenne alors qu'elle ne reconnaît pas l'un de ses États membres, c'est une impossibilité juridique. " (5)

Ne parlons pas du fait que la Turquie est considérée comme un État envahisseur occupant illégalement la partie nord de Chypre, laquelle n'a jamais été reconnue par aucune nation du monde. Ni de l'embargo qu'elle fait subir à l'Arménie contre les intérêts et la volonté de son propre peuple, puisque ces mesures, contraires à la charte européenne concernant les règles de bon voisinage, plonge depuis 1993 les régions de Kars et Ardahan dans un chômage qui atteint 50% de la population.

Les caves d'une Turquie type Midnight express puent l'urine de la peur et le sang des tortures, mais il y aurait moins de tortures. Les femmes y ont acquis le droit de voter, mais pas celui de changer leur condition, ni de disposer de leur corps. L'Europe est un club chrétien, mais l'appartenance de la Turquie à l'Organisation internationale des États islamiques n'en ferait pas un club musulman. Les archives turques de l'histoire sont ouvertes à tous les historiens, même celles qu'on a pris soin d'éliminer. La Turquie est laïque, mais l'armée veille sur ses vieux démons religieux. Honneur donc à la Turquie d'aujourd'hui qui rend grâce comme il se doit à ses grands hommes en érigeant des statues à leur gloire, à commencer par le père de la barbarie moderne réincarné dans sa descendance politique, présidents, ministres ou sous-ministres, tous aussi fidèles à sa mémoire qu'ils sont soucieux d'effacer celle des peuples exterminés en faisant de leurs souillures historiques une virginité européenne.

Car c'est offenser la promise que de réveiller l'histoire trouble de son passé sanguinaire et de ses goûts interlopes. Voici que l'Europe a des politesses diplomatiques et commerciales envers une nation qui a toujours pris les autres pour des proies. Comme il a été fait pour les Arméniens, il sera fait pour les nations européennes à force de ruses, de fausses promesses, d'offenses et d'assimilations. La Turquie qui n'a jamais rien donné à l'Europe veut tout lui prendre. Sa seule contribution à la civilisation européenne des droits de l'homme, c'est de lui avoir donné la triste occasion de prendre modèle sur les événements de 1915 pour que soit forgé le concept de génocide. Et si l'Europe est devenue consciente d'elle-même, c'est aussi à ses guerres contre les poussées ottomanes qu'elle le doit. La Turquie n'est européenne que d'occupation, non par la culture. Faute de pouvoir concevoir les plans de Sainte-Sophie sur un cheval au galop, on en prend possession une fois ces plans réalisés par d'authentiques bâtisseurs et on convertit la basilique à la foi conquérante. Transformer le Parthénon en garnison ne fait pas de vous un héritier du monde grec. Car les civilisations se fondent par la sédentarisation tandis que les nomades restent habités par l'impatience de vouloir devenir les maîtres de l'espace et du temps.

" Organiser, conquérir, diriger… à travers les siècles, les Turcs se montrent persuadés de leur vocation à dominer le monde. Au XVIe siècle, le grand vizir de Soliman le Magnifique l'exprimera en ces termes : " Il ne doit y avoir qu'un seul empereur sur Terre comme il y a un seul Dieu dans le ciel. " " (6)

Le désir d'Europe est un mal dasiate qui ne s'arrêtera qu'à l'Océan où ne saurait aller le sabot de son cheval. Les Turcs ne sont pas européens, ils se veulent européens. Dès 1925, Ataturk, qui a doté la Turquie moderne d'un Code pénal inspiré par la Suisse et l'Allemagne, fait habiller tout Istanbul à l'européenne. Pour autant, introduire dans ce même Code pénal, à la veille de son entrée dans l'Europe un article punissant de 10 ans d'emprisonnement quiconque aura évoqué le concept de génocide, transforme ce mal d'Europe éprouvé par l'État turc en malaise, sinon en indignation chez les Européens qui font encore de l'humanisme la plus belle conquête de l'homme.

De toute évidence, la Turquie reste l'homme malade de l'Europe en ce qu'elle porte en elle mille et une culpabilités non reconnues, à commencer par le génocide des Arméniens. Ces délits et ces impunités que certains mettent à l'actif de sa vocation européenne donnent plutôt l'impression de coups de feu tirés au beau milieu d'un concert symphonique. Or, les dirigeants européens, dans leur grande largesse, ne désespèrent pas d'apprendre à la Turquie à jouer ou chanter juste l'Hymne à la Joie. Ils voudraient donner tort à leurs opinions de croire qu'ils prennent leur Europe pour un hôpital démocratique prêt à accueillir aux urgences un pays qui ne se croit atteint d'aucun mal mais qui voudrait tirer profit de notre assurance maladie.

Toute maison close qui se fera auberge espagnole finira par mettre la clé sous la porte. C'est ainsi que l'esprit libéral confine un jour ou l'autre à la luxure, et la luxure, fatiguée d'elle-même et curieuse d'hommes nouveaux, se laisse renverser par ces invités de la dernière heure venus pour instaurer une culture de la force, hégémonique ou religieuse, de l'austérité et du moralisme. Il est temps de comprendre que l'Europe vit aujourd'hui le plus troublant avatar de ses conquêtes démocratiques et qu'elle fera entrer demain par la faille de son "esprit d'ouverture", ceux qui répandront insensiblement l'affrontement idéologique et les guerres civiles. À qui la faute ? À la démocratie qui entretient en elle-même son propre mal pour éviter le pire, comme tout ce que l'homme a inventé de bien pour vivre mieux.

(1) Le Monde du 9 novembre 2002.
(2) Mourad Papazian, Jean-Claude Kebabdjian, Jean Sirapian consultés par les parlementaires, Alexis Gociyan interrogés par Catherine Nay sur Europe 1.
(3) Voir l'action du COLLECTF VAN devant l'OCDE. Pour information, signalons que le commentaire accompagnant le reportage télévisé qu'en a fait la chaîne turque ILHAS HABER AJANSI étant mensonger (manifestation antiturque, manifestants emprisonnés par la police) et le Collectif ayant demandé une explication, il lui a été répondu : " Je vous informe que le commentaire concernant votre manifestation a été rédigé par l'équipe d'Ankara accompagnant le Premier Ministre Erdogan. " (sic)
(4)Avant-propos au livre de Sylvie Goulard : "Le Grand Turc et la République de Venise" (Fayard, 2004), page13.
(5) Le Monde.fr du 22.10.2004.
(6) Jean-Paul Roux (directeur de recherche au CNRS, spécialiste du monde turc), in L'Express, du 12 décembre 2002.
Octobre 2004

 

 

 

 

 

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