On avance, on avance, on avance...


Quelle blague ! Elle circulait comme un grand rire au temps des soviets. C'est un type qui se plaint parce que son tracteur ne peut plus rouler à cause d'une roue complètement morte, tordue, crevée, bonne pour la casse. Ni pessimiste, ni défaitiste, ni saboteur de l'avenir radieux, notre bonhomme n'a d'autre issue que celle de déclarer son tracteur inapte à jouer son rôle de tracteur. N'avance pas. Les autres, je veux dire les optimistes, les acharnés de la victoire prolétarienne, ont tôt fait de lui rétorquer qu'il a quand même trois roues sur quatre qui fonctionnent et qu'il a tort d'être obnubilé par cette véreuse qui pollue le troupeau… Certes, mais pour autant le tracteur, lui, ne veut rien savoir. Il a beau dire ça, le plaintif, le proclamer haut et court, les autres n'en démordent pas. Après avoir fait leur démonstration par le quantitatif (3 sur 4), ils plantent là le coupeur de tif en quatre et retournent à leur jeu idéologique dont la règle numéro 1 est que, depuis l'année zéro de l'indépendance, tout avance, tout avance… Forcément.

L'autre jour, je téléphone en Arménie, là où vivent des Arméniens et survivent les autres. À mon cousin Hovig, Arménien plutôt de la survie, qui habite un quartier appelé Bangladesh, un de ces quartiers où les cars à touristes ne pénètrent jamais, vu qu'ils évitent les arrière-cours, les entrées dantesques, les couloirs caverneux où pendouillent des fils électriques comme des impressions de chairs mises à nu ou de cadavres anatomisés, les ascenseurs vers on ne sait quel échafaud, ni les salons d'appartement où les gens se blottissent, quitte à laisser les autres pièces mourir de froid. Non, les touristes de la victorieuse Arménie ne verront jamais ça. Le pourraient-ils qu'ils ne le verraient pas quand même. Les Arméniens d'Arménie eux-mêmes vivant en Arménie ne le voyant pas, que pourraient voir ceux dont la fonction est de passer ?

Je téléphone… Hovig me répond catastrophe. Comme il y va, le gars ! Catastrophe ! Quoi ? Aghed ? Medz Yeghern ? Simplement, les tuyaux ont gelé, toute l'évacuation des eaux usées arrêtée par un bouchon de glace. Et donc tout remonte. Mais quoi, tout ? Tout. La merde des uns et la merde des autres. Tout sort des toilettes. Faut quitter les lieux. L'évacuation par le haut des eaux usées nous oblige à évacuer par le bas. Ma femme, mes deux petites filles, mon fils qui vient d'avoir un an, à la rue. Où aller ? Chez qui ? Comment ? En plus, l'humidité est partout. Or, les fils électriques sont aussi partout. Donc tout l'immeuble est une véritable chaise électrique. Et c'est ainsi que les Arméniens qui survivaient en Arménie devront aller survivre ailleurs, en Arménie toujours, et plus vite que ça.

Jadis, ceux des lecteurs de mon livre, le bien nommé Un Nôtre Pays , qui ont le nez creux et l'haleine parfumée à la rose, avaient compté qu'une dizaine de fois j'y avais évoqué la merde sous toutes ses formes : politiques, physiques et métaphysiques. Ces extrémistes de l'optimisme arméno-arménien, tous comptables de la victorieuse Arménie, qui chantent en chiffres la qualité de la vie et jamais ne déchantent, au grand jamais, avaient lu la merde que je voyeurisais à l'envi, mais jamais l'amour qui me torturait le cœur. Or, voici qu'aujourd'hui, la merde déborde en métaphore de l'effet capital d'une impéritie généralisée, " détail " catastrophique d'une histoire sociale désespérante, résidu d'une soviétisation non désirée, laquelle expliquerait tout, surtout ce qui va mal, etc. En Arménie, si la vie dégorge sa merde, c'est que la politique est fondée sur le " démerdez-vous ! "
Mais je pense aux deux filles de Hovig, qui sont en âge de comprendre. Je me souviens qu'enfant, j'empruntais seul des escaliers humides et sombres avant de rejoindre ma chambre. J'avais pitié de l'ampoule qui éclairait pauvrement ma peur et qui restait clouée à son plafond. Je me souviens des cafards dans l'évier qui fuyaient à mon approche et qui s'attardaient dans mes rêves… Ces enfants qui auront vu la merde entrer chez eux, je jure qu'ils ne voudront plus jamais la revoir, qu'ils craindront de revenir habiter un appartement où elle pourrait surgir à tout moment. Que dis-je, leur appartement ? Leur pays même. Un père qui aura connu ça lui aussi pourrait-il accepter que la merde, physique, sociale ou métaphysique, soit le seul endroit sur la terre auquel seraient assignés ses enfants ?

Mais en Arménie, tout avance, tout avance. Des palais se construisent à nul autre pareil. Le centre-ville est beau comme un vrai centre-ville et le Bangladesh reste et restera un vrai Bangladesh. Et les Arméniens, que hante plus qu'ils ne l'habitent le Yergir Naïri (le pays de Naïri), atteints de naïrite aiguë, savent que trois bonnes roues méritent plus d'attention que la mauvaise quatrième. Car pour eux, grâce au tracteur Arménie de trois roues sur quatre,

"On avance.
On avance, on avance, on avance.
Tu vois pas tout ce qu'on dépense. On avance.
Faut pas qu'on réfléchisse ni qu'on pense.
Il faut qu'on avance".

OK Alain Souchon. OK !

 

Janvier 2007

 

 

Yevrobatsi

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