Les non-dits arméniens
par Micha Meroujean

L'abcès et la plume

C'était attendu depuis longtemps. Et voilà qu'un événement convoité passe inaperçu, encombré, voilé par un fatras de petits riens de l'actualité littéraire arméno-gauloise. Les respectueuses presses communautaires et républicaines qui se vantent de leurs lignes éditoriales indépendantes, étouffent, sans vergogne, ni scrupule, un événement hors du commun. La première, noie le poisson récalcitrant par crainte de se casser la gueule. L'autre l'ignore par indifférence, car son indépendance est cotée en bourse. Plus haut on est fiché dans " Les Échos ", moins bas on est fichu devant les apôtres fiscaux. Alors, au diable les sujets non rentables, tant pis pour la vérité ! Je défie le hasard, j'écris un article sans la moindre assurance qu'il trouvera son chemin vers vous. J'écris à un lecteur fantôme. Motif ? Un livre. Un témoignage poignardant, un recueil de songes, condamné à un " boycott" silencieux des Arméniens " conservateurs " bien avant que son foetus ne prenne des formes épistolaires. Il faut bien l'avouer. Des conservateurs qui tiennent les brides de cette communauté, il y en a suffisamment. C'est pour cette raison que je défends ce livre qui mérite une couverture autre que celle d'un bouquin underground destiné aux intellos yoyos bavant sur l'exotisme dépaysant. J'espérais naïvement détecter quelques mentions dignes de son contenu révélateur dans la presse généraliste républicaine. Seul France-Inter a réagi en invitant l'auteur dans son émission " Dépaysage ", sans doute, conduit par le devoir pré-commémoratif du génocide des Arméniens. Une triste tradition s'instaure : dès que l'on se souvient des Arméniens on songe au génocide, au pire à Aznavour ! Pourtant le livre dont je vais vous parler se démarque, parmi d'autres, par son opposition à une tradition réductrice et porteuse d'amalgames. Dans une république où l'hypocrisie sédimente l'anti-communautarisme acharné, on ne peut qu'espérer l'aboutissement de la prophétie de Céline. " Conovision " appelait-il la téloche. Comment ne pas donner raison au grand râleur quand on est soumis à une commercialisation abrutissante de la littérature par le biais des véritables télé-achats bouquinistes qui s'Ardissonnent, se Campussent et se Fieldent dans les chiottes en Vol de Nuit PPDA-nisant ? Si la frigidité de la presse républicaine à l'égard des minorités de ce pays ne surprend plus personne, l'attitude d'autruche de la presse minoritaire, quant à elle, condamnant un livre qui la concerne à une omerta étrangement corsée et solidaire, laisse perplexe. Réduire tout cela à la dépendance financière serait une approche simplificatrice et partielle. Il est vrai que les journaux et magazines franco-arméniens sont abandonnés à la générosité de donateurs. Malgré cette contrainte, la presse communautaire demeure aussi hétérogène que la masse de ses lecteurs, représentée par des différentes mouvances politiques s'opposant farouchement les unes aux autres. Hum ! Pourquoi une telle solidarité de résistance, alors ? Ce phénomène s'élucide illico quand on se met à feuilleter le livre. On s'aperçoit très vite qu'il s'agit des non-dits. Des non-dits que chaque communauté porte dans son ventre sans jamais oser l'accouchement. Ceux qui grossissent, mûrissent en un énorme abcès onctueux et que seul l'instrument tranchant qu'est la plume peut libérer.

Le franc-tireur

L'intransigeant Un Nôtre Pays de Denis Donikian fouette, sans réticence, les non-dits arméniens. Paru chez Publisud au mois de février 2004, il est le fruit de trois voyages que l'auteur a entrepris dans les années 2000-2001 en Arménie post-soviétique. Donikian débarque " à tâtons dans le mystère " pour " recueillir des confidences " mais aussi éviter " la haute cuisine politique ". Il y va " tâter de la putréfaction après les vacheries coloniales et l'utopie spirituelle " et décrit le quotidien des citoyens arméniens en leur donnant tribune libre. Personne ne sera épargné, y compris l'auteur, qui confesse son passé du touriste pélerin. En franc-tireur, il dénonce l'indicible : le patriotisme " enragé " des nouveaux démocrates soucieux de la bonne image du pays ; la charité aznavouresque instrumentalisée au profit des gouverneurs incriminés ; l'affirmation du génocide qui éclipse tout débat sur le présent et le devenir ; l'anéantissement de l'intelligentsia; la nationalisation de la foi et les " fausses valeurs " de l'Église arménienne ; la dilapidation des biens publics pendant que la population est livrée à un " sauve-qui-peut généralisé" que l'auteur qualifie de " génocide blanc " organisé par les pouvoirs en place. La qualité des questions soulevées place ce livre sur le piédestal des œuvres exceptionnelles, ne serait-ce que pour sa vocation dénonciatrice.

Le rejet de la métabole et la chute des symboles

C'est en contournant la métabole que l'auteur, visiblement dominé par son côté plasticien, nous livre une œuvre ornée de métaphores audacieuses et virulentes dans un langage d'écriture franche et aiguë. On n'y perçoit guère un soupçon d'inspiration du "Livre des Lamentations " - un classique de la littérature arménienne - écrit il y a tout juste mille ans par Grigor Narekatsi. Mais ce n'est qu'un clin d'œil que nous envoie le narrateur par son style de composition médiévale, juste un camouflage coquin à aborder les sujets dérangeants. Afin de monter la tonalité de ses propos ; il sacrifie le symbolique. Ainsi le Mont " ararat " commence par une minuscule et ne parvient au lecteur que sous forme d'objet. Un objet qui irrite ceux qui " ont leur peau à sauver ", à l'opposé de ceux qui arrivent au pays à " se pourlécher l'esprit dans sa contemplation ". Le mot " arménien " se relaye par sa traduction indigène " haï ", si abusivement récupéré par les nationalistes. C'est aussi la matière première des nombreuses expérimentations morphologiques, le mot-clé qui au travers des mutations successives, touillé d'un sarcasme acide, redonne aux textes une force alchimique. " Haïifique ! " se moque-t-il en qualifiant le comportement des " patriotards occidentalisés " par allusion à magnifique. Sensibles au confort, la plupart de ces visiteurs en mal d'arménité s'installent à Erevan, au plus près du centre ville, loin de la misère des bidonvilles, à savourer la " haïitude " pré-configurée et saupoudrée. Un autre symbole passe au carnage. Aznavour. Ce n'est pas le côté " vocaliste " du " chansonnier d'amour " qui est remis en question, même si l'auteur ne cache pas sa rogne contre l'egocentrisme exacerbé et la légèreté poétique du symbole qui se voit de son vivant édifier une statue et offrir en cadeau une place à son nom au pays ancestral. C'est son côté " engagé " de mécène, de bienfaiteur qui côtoie et trinque avec des dirigeants corrompus du régime que déplore l'écrivain. Il raconte l'histoire du meurtre d'un homme dont le chanteur est un témoin indirect. Aznavour, invité par le gouvernement arménien aux festivités de 1700 ans de christianisation de l'Arménie, accompagné de Président Robert Kotcharian, assiste au dîner dans le nébuleux café-bar Paplavok. Un homme surgit aux côtés de deux célébrités et les salue par leur prénom : " Salut Charles ! " puis " Salut Rob !". Mécontent du diminutif qui lui est donné, le Président, réputé pour ses " manières dictatoriales ", regarde l'inconnu avec un agacement manifeste. Aussitôt les gardes du corps l'écartent violemment. Tout se passe sous les yeux d'une foule conséquente ; devant de nombreux invités diplomatiques, hommes d'affaires et politiques influents, intellectuels et journalistes. Le lendemain l'Arménie entière apprendra le nom d'un certain Poghos Poghossian dont le cadavre battu à mort avait été retrouvé dans les toilettes du café. Les gardes du corps présidentiels seront inculpés. En revanche, l'affaire sera vite asphyxiée par des procès bidons. Dans ce récit, c'est le silence complice d'Aznavour et de l'élite arménienne, présente à cette soirée, qui est mis en accusation par l'auteur. Donikian s'attaque vigoureusement à l'intouchable - l'emblème spirituel de l'Arménie - son Église historique à visage de catholicos en " falbalas d'or". Une Église " instrument de nationalisme ", inerte et solennelle, coqueluche des autorités, éloignée de sa paroisse, où se professe une religion sans foi, et de surcroît en tête d'une industrie touristique qui émerge après 70 ans d'athéisme soviétique. Il accuse de spéculations les " défenseurs farouches " de l'affirmation du génocide qui est devenu " l'excès de l'histoire dans la conscience arménienne ". Il transforme les Arméniens " en peuple du pathos, en nation historiocentrique " qui fait " passer le présent à la trappe ". " Vous pensez, le premier du XXe siècle. " s'indigne-t-il. " Certains ont fait de leur génocide une distinction, alors que c'était hier une honte, une blessure, une peur. " En s'interrogeant sur la place de l'écrivain en Arménie, Donikian se moque des plumitifs " savants " qui fouillent le passé au lieu de décrier le présent. " L'affaire d'un témoin n'est pas de cracher sa haine aux étoiles, " affirme-t-il, " il est de parler avec la voix de ceux qui n'ont plus la bouche à ça. "

L'Arménie démythifiée

L'auteur dépeint une république d'Arménie démythifiée qui survit au " marasme ", avec 75% de la population dans la " panade ". Il trouve la vérité aux côtes des gens " ordinaires " qui forment la " substance sociale ", à l'opposé de nouveaux maîtres qu'il taxe de " robots " roulant dans des bagnoles noires, préoccupés de donner une image civilisée. Son obsession à demeurer fidèle à cette réalité va jusqu'à l'écœurement : " … je parle avec les mêmes rancœurs que les gens d'ici, je pense comme eux dans le poisseux du quotidien. " Il ironise sur " l'extase caritative " des Arméniens de la Diaspora qui apportent leur aide pour " boucher les trous " de la misère sans abîme en espérant qu'il ne s'agit que d'une logique transitoire. Seulement, selon lui, il ne s'agit pas d'une transition d'un ex-pays soviétique vers une démocratie européenne, mais d'un processus de désertisation du pays par ses populations appauvries et d'une " décomposition " sociale délibérément orchestrée par les autorités afin de le transformer en une machine à sous, réservée aux riches pèlerins de la Diaspora. D'ailleurs le parallèle entre les deux Arménie-s est omniprésent. Une - en terres géographiques, authentique, " pourrie par la vermine politique ", amollie par les guerres, tremblements de terre, blocus terrestres ; l'autre - en " terres d'adoption ", virtuelle, divisée, éparpillée partout dans le monde. Au centre de cette polarité se creuse le malaise d'incommunicabilité. L'Arménie n'attribue à sa Diaspora que le rôle de ravitailleur, tandis que cette dernière ne voit en elle qu'un repère, un appui identitaire. Les deux composantes d'une nation ratent péniblement leurs trains de démocratisation et ne parviennent pas à établir un dialogue constructif. Les élections présidentielles et législatives de 2003 en Arménie, contestées par la communauté internationale et le manque de consolidation des organisations diasporiques autour des structures représentatives confirment la réalité du déchirement national des Arméniens.

Une œuvre qui dégrise

Sans se lancer dans la métaphysique de la problématique, Donikian se précipite, en vue de briser les " tabous ", pour pulvériser " l'opinion générale tyrannique " dans laquelle " baignent " les Arméniens. Il répond à ses détracteurs qui " font de leur culture une boite de conserve vénérée " et craignent que les " ouvreurs impatients " comme lui, " armés de mots, ne leur fassent sauter au nez les puanteurs de leur dedans. " <i>Un Nôtre Pays </i>est une œuvre qui dégrise. Elle est à lire jusqu'aux miettes (attention à l'effet bretzel, tout de même), non parce qu'il s'agit d'une rareté littéraire, ou d'un ouvrage philosophique à portée polémique. Lire ce livre, c'est rendre hommage aux doutes qui nous rongent inlassablement tout au long de notre méditation existentielle. Le lire, c'est rendre hommage aux vérités que l'on placarde dans les tréfonds de notre mémoire hérétique au point qu'aussitôt elles exigent une rébellion. Les voir matérialisées, en toute vraisemblance, tiendra chaque témoin pour responsable. En conséquence, le choix de le lire reposera sur une alternative : soit commencer à y voir clair, soit demeurer sous l'anesthésie locale du mensonge.


Aout 2003- Octobre 2004

 

 

 

Un Nôtre Pays - NAM N° 89

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Un Nôtre Pays est un livre événement signé Denis Donikian. Il soulève un débat sur les nombreux sujets tabous qui dévorent la société franco-arménienne.

(Cet article est la mouture originelle de celui paru dans les Nouvelles d'Arménie Magazine.)