Je suis arménien, mais je me soigne…

Posted on - 04-07-2006
On a beau faire,
Le monde roule à l'envers.
Tout y peut être dit.
Le vrai et son contraire.
La mort donnée au nom de Dieu, qui est la Vie.
Le bourreau offensé parce que crient contre lui ses victimes
Cris de haine, cris de honte, cris contre le Crime…

 

Ce que le monde ignore des Arméniens, ce que les Arméniens ignorent d'eux-mêmes, c'est qu'ils sont de grands corps malades. Toute lecture de leurs comportements déconcerte la raison. Même s'ils ont toutes les raisons de leur côté pour perdre l'équilibre et basculer dans des attitudes qui sont suicidaires pour eux-mêmes et pour leur collectivité. L'observateur, arménien ou non, qui saurait maintenir une certaine distance avec la réalité arménienne, y verrait à coup sûr des phénomènes étrangement anormaux. Chaque Arménien sait quel panier de crabes constitue tout microcosme arménien. À telle enseigne qu'un écrivain arménien, Kostan Zarian, aurait résumé le bilan de son expérience par cette phrase : " Nous ne survivons qu'en nous cannibalisant nous-mêmes. " Le mot vaut pour tous les peuples, mais il sonne douloureusement à l'oreille quand il s'applique à un peuple mille fois humilié, mille fois massacré, génocidé dans sa chair, génocidé dans ses monuments, génocidé dans son âme. Et pourtant, nous survivons. On me raconte qu'un jeune Arménien aurait eu l'idée de produire des tee-shirts portant le slogan suivant : Je suis arménien, mais je me soigne…

Si les Arméniens ont des circonstances atténuantes qui excuseraient leurs déraisonnables attitudes, il en est une qui vaut pour toutes les autres, à savoir que le monde ignore lui-même qu'il est fou. Et il n'y a qu'un fou pour le constater et le voir tel qu'il est. La maladie des Arméniens n'est que le reflet d'un monde lui-même malade. Ce monde qui est toujours à rouler tête en bas et autant de fois à rétablir sa position. Quand je parle du monde, c'est des hommes que je veux parler, bien sûr. Ces hommes mus par leur instinct de conservation, prêts à toutes les infamies pour se maintenir vivants, quitte à détruire l'autre pour lui prendre sa place et étendre son espace vital. Or, dans ce cas de figure, toutes les perversions sont permises. À commencer par la perversion sémantique. On a vu dans l'histoire la plus récente les mots subir des détournements de sens conformément à une idéologie déterminée. Durant la guerre froide, des républiques dites démocratiques avaient si peu à voir avec la république et la démocratie qu'elles représentaient aux yeux des populations concernées des dictatures et rien de plus. On sait également de quelle manière le Viet-Nam du sud a été " libéré ". Si les peuples libérés contre leur gré sont les premières victimes de ce genre de libération, c'est d'abord qu'ils sont victimes du sens insensé donné par d'autres aux mots censés les libérer. À ce propos, Confucius le scrupuleux aurait dit : " Qui ne connaît la valeur des mots ne saurait connaître les hommes ", mais aussi : " Lorsque les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté. " L'acte premier d'un président démocratiquement élu devrait être de légiférer pour assainir la sémantique des termes politiques et éviter la babelisation de la cité. Tous les médias modernes devraient être les relais d'une mise à nu et d'une mise en perspective du vocabulaire couramment employé dans le monde des idées. Je vois l'éviction annoncée du lexicographe Alain Rey de France Inter comme la porte ouverte à tous les affolements possibles des mots, aux batailles qui vont s'engager sur le terrain du sens, à la réduction progressive des mots mêmes qui orientent nos vies à des sons sans aucun contenu ni moral, ni métaphysique.

Il faut donc appeler un chat un chat. Car les mots sont des âmes faites pour le rétablissement de la vérité. La folie des rescapés arméniens avait été de " voir " le mal à l'œuvre. Celle des générations qui leur ont succédé est de voir comment les hommes jouent avec les mots pour désaccorder l'objet réel de son appellation. En somme, pour que la catastrophe subie par les Arméniens en 1915 ne soit pas qualifiée de génocide. Or, les États qui ont reconnu ces massacres comme un génocide n'ont pas agi contre l'État turc actuel, mais pour raison garder. Pour se prémunir contre la monstrueuse babélisation de leur société. Pour éviter que la préméditation génocidaire n'agisse au sein même de leur histoire, un jour à leur insu. Pour faire contrepoids à ce monde qui roule tête en bas s'il n'est pas retenu par des principes moraux de survie, par des sémantiques assainies de toute passion prédatrice, par des règles de coexistence pacifiées.

Le combat des Arméniens est essentiellement devenu un combat lié au sens. Depuis plusieurs décennies, leur âme, leur esprit et leur corps sont tout entiers envahis par ce besoin de mise à jour d'une histoire harcelée par des falsificateurs, des plus primaires aux plus rationalistes qui soient. Vérité contre vérité, comme si deux vérités pouvaient coexister au même instant et en un même lieu. Voici qu'au nom de leur liberté des historiens viennent disséquer la victime arménienne comme des docteurs ratiocinant sur le fait de sa mort violente au point de faire disparaître ce fait lui-même. Or, le plus affolant pour les Arméniens en état de revendication permanente est de voir avec quelle dextérité les mots qui s'appliquent aux rapports entre les victimes et les bourreaux sont sciemment " désorientés ". Au-delà des querelles de chiffres, les Turcs ayant eu en 1915 autant de morts que les Arméniens, dans le langage des falsificateurs la victime d'un génocide est mise sur le même plan que la victime de guerre, l'enfant qu'on affame, la femme qu'on viole, la future maman qu'on éviscère sont mis sur le même plan que le soldat. Il n'y aurait pas eu génocide mais guerre, pas disparition forcée mais affrontement naturel avec vainqueurs et vaincus.

Qui plus est, la meilleure tactique de la défense étant l'attaque, le bourreau devient la victime et la victime bourreau. Et voilà comment on désoriente les gens qui n'ont pas le temps d'ouvrir un livre sur le génocide de 1915. Des livres, des livres et des livres ont beau avoir été écrits, il n'empêche ! Les Arméniens auront été les bourreaux des Turcs. Et quand ils disent non, ces Arméniens, non ! non ! et non ! on dit d'eux qu'ils ont la haine. Oui, la haine. Car la meilleure façon de détruire un peuple au nom des valeurs européennes est de le décrire comme haineux. Car la haine, à savoir la haine des autres, implique obligatoirement un excès d'amour à l'égard de soi-même. De sorte que, les Arméniens seraient devenus des empêcheurs d'Europe. Car la meilleure tactique des négationnistes, après avoir semé le doute dans les esprits faibles, consiste à discréditer les Arméniens en se donnant pour de meilleurs européens que ces braillards avides de reconnaissance.

Mais le comble tient dans un mode de raisonnement qui consiste à gommer les nuances et les distinctions afin de discréditer toute une nation. Le procédé joua contre les Arméniens en 1915 quand les faits d'armes de quelques révolutionnaires ou de quelques résistants furent appliqués à l'ensemble des Arméniens, jusqu'à l'enfant vivant dans le coin le plus reculé du pays. Ceux-ci avaient tout lieu d'être fous quand s'abattit sur eux un châtiment d'autant plus arbitraire que naître arménien était devenu un crime contre l'humanité turque. Aujourd'hui, qu'un Arménien d'Europe (j'exclus l'Arménien de Turquie), proclame, à l'appui de son histoire et de toute l'historiographie génocidaire, que les massacres de 1915 étaient un génocide et le voici taxé de nationaliste. À ce compte, tous les Arméniens seraient des nationalistes au même titre que les nationalistes arméniens. Or, c'est oublier que les Arméniens sont des hommes et qu'à l'instar des hommes, les diversités d'opinion y font rage, fût-ce contre ces mêmes nationalistes arméniens. Mais c'est négliger que tous les Arméniens sans exception, à l'appui de leur histoire personnelle et de l'historiographie génocidaire, sont unanimes dans la nécessité que le peuple turc reconnaisse les faits de 1915 comme un génocide.

Seulement voilà. Ce n'est pas seulement de se battre pour la reconnaissance de leurs morts comme êtres humains à part entière par la communauté des hommes qui rend fous les Arméniens, fous de douleur et fous de rage. C'est la honte d'avoir à le dire en ayant l'air de crier comme des fous.

Juillet 2006


 

 

Yevrobatsi

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