Érections arméniennes

L'inauguration d'un khatchkar est devenue une grande mode en diaspora française. Chaque ville où subsistent des restes de communauté arménienne veut le sien. Après Toulouse, Vaulx-en-Velin, Charenton-le-Pont, Montélimar, Toulon, Sevran dans le parc Badier, Sèvres devant le musée de la céramique, Bagneux et sa fontaine-khatchkar réalisée par Jean-Claude Picavet, Alfortville of course, Gardanne, Clamart, Angoulème, Grenoble où Vaso orchestra une performance centrée sur la destruction, est venu le tour de Vienne, ville chère à mon cœur, qui dressa hier le sien sur la colline de Pipet, chère à mon âme.

L'Arménien en phase terminale voit dans le khatchkar un concentré de son histoire terrestre, son ultime repère d'homme perdu, la signature de son deuil gravée dans un tuf d'Arménie. Les Arméniens sont ainsi faits qu'ils ont réussi à transformer une stèle funéraire en objet de culture. Les Arméniens sont ainsi faits qu'au lieu d'habiter leurs maisons de la culture, ils se recueillent devant leurs stèles funéraires et qu'au lieu d'inaugurer des lieux en faveur d'une culture en mouvement, ils érigent des monuments à la mort.

L'érection d'une pierre sculptée à la croisée de l'histoire et du spirituel semble le signe d'une impuissance culturelle à donner vie au temps. On a cru promouvoir la renaissance après les cendres, on n'a fait qu'encourager la répétition des gestes folkloriques de la stagnation. On a cru cultiver une culture du renouveau, on n'a rien fait d'autre que de régurgiter le passé. On a préféré l'histoire historienne des Arméniens à une réflexion ouverte sur les souffrances occasionnées tant par leurs mythes fondateurs et fantasmatiques que par les dérèglements qui pèsent sur leur vie quotidienne. On a vendu du livre au lieu d'animer des lectures. On en a fait un commerce marchand, cédant à la mode des salons, faute de les traduire en commerce d'idées. On s'est acharné à garder vierge le concept d'homo armenicus au prix de tous les mensonges contre l'invention d'un homme pour partie arménien et indéniablement autre.

Ainsi, quand une maison de la culture arménienne n'a plus de culture à vivre, qu'elle n'a plus de culture vivante à donner aux vivants, il ne lui reste plus qu'à dresser la page, fût-elle de pierre, d'un bilan dans lequel la catastrophe culturelle se lit comme la phase finale de la Grande Catastrophe historique. Quand la culture cultive la mort, elle creuse sa propre tombe et finit un jour par y tomber.

Khatchkar : Stèle funéraire ou pierre-croix.

Juin 2007

 

 

Articles divers

Accueil

Aides et Téléchargements