"Glissement de terrain", roman

aux éditions L'Instant même et Les 400 Coups

dans une traduction de Denis Donikian

www.yevrobatsi.org du 19 décembre 2006

Parution aux éditions L'Instant même et Les 400 Coups dans une traduction de Denis Donikian du roman de Vahram Martirosyan, intitulé "Glissement de terrain"

Voici ce qu'écrivait Denis Donikian à son propos dans son livre "Un Nôtre Pay"s ( Paris, Publisud, 2003)

 

"Glissement de terrain"

Quelle belle matière de livre, ce pays-là ! On le savait. Dix années de foutoir à faire tenir dans une centaine de pages. Il suffirait de traduire en mots l’hystérie géologique du lieu et son dévergondage politico-mafieux. Mais aussi l’obsession de sauve-qui-peut qui habite les têtes. Un livre que seul un auteur à cheval sur les deux temps de l’histoire pouvait sortir. Un gars du cru qui taperait sur sa machine du texte à rire tellement il saurait viser juste, en plein dans les articulations d’une culture qui donnent au pays une démarche déglinguée.

Où sont les écrivains, je m’étais dit, en débarquant dans le bourbier un jour de l’an 2000 ? C’est à eux que revient de traîner le miroir romancier le long des rues. Je désespérais d’en trouver un que l’engourdissement n’aurait pas submergé, un lucide, un éclairant, un ironique, un courageux, un simple, un libre, un transparent, subtil, fictionniste en diable, faisant de la réalité un monde pathétiquement virtuel. En somme, un type qui décrirait un petit arpent du monde et sa petite portion d’humanité aux prises avec des catastrophes permanentes ou brutales.

Et l’on me dit que ce type existe, qu’un livre a été écrit. J’ai demandé Glissement de terrain dans la libraire de l’ancienne avenue Lénine. Premières phrases, premières lignes, le chaos, une impression de vie trop nouvelle, je marche à la voix d’un hâbleur. Et puis voici que je rame, je n’entends plus les mots. L’auteur, en quatrième de couverture, tout du hibou habitué aux virées labyrinthiques, sur fond de murs en plein délabrement. Péniblement, je passe un chapitre, puis deux, et déjà je suis fatigué. À l’occasion d’un salon littéraire, me voici à discuter avec l’auteur. Et de nouveau en route pour une lecture. Mais, rien à faire, le glissement ne glisse pas. N’étant pas homme à renoncer, je fonce dans la langue tête en bas, dictionnaire à portée, cherchant mes propres phrases derrière les phrases du satané bouquin. L’occasion d’une chute sur le genou, m’obligeant à garder le bureau soixante jours, m’a donné l’idée de m’y mettre. J’ai ressorti mes vieux lexiques. Et me voici attelé du matin jusqu’au soir à tourner page sur page pour retrouver un mot qui n’était pas en moi et lui donner une équivalence française. Et c’est ainsi que, ligne après ligne, allant de larme en rire, j’ai pénétré la bête rétive, que j’ai suivi la voix qui parle dans les dédales et les dessous de la cité.

Glissement de terrain, c’est radio-Erevan à la sauce Camus, une brochette de quarante textes, des gras, des grillés comme du charbon, et d’autres qu’on mâchonne après l’alcool, qui donnent le goût puissant du pays. Roman qui totalise des temps, des événements et des hommes, comme une saucisse enferme des chairs torturées en machine et traversées de mille diableries épicées dans ses quelques centimètres de boyau préalablement rendu propre. C’est qu’il fallait trouver une tonalité psychologique pour entrer comme un fer dans cette foire aux micmacs qu’est devenu le pays. Et le fourmillement des contradictions, il fallait l’embrocher aussi. Un lecteur autochtone reconnaîtra au fil des mots ces petits riens qu’aucun organe de presse ne saurait dire mieux tellement ils appartiennent de près à la trame subtile de son existence. Car, c’est vrai que tout est faux dans ce livre, et faux de croire que rien n’est vrai. Un tout qui palpite sans défaillir. Des muscles qui se mâchonnent, l’os qu’on attaque avec les dents. Mis en boîte, les éléments du récit s’entrechoquent pour que le sens des choses éclate en vous, plus sûrement que si ces choses-là étaient vues, ressenties ou entendues directement. Ainsi, et comme des fous, les mots circulent à toute vitesse, d’un chapitre à un autre. Et ils surgissent au moment où la lecture ne les attendait pas, certains comme des refrains effrayants, d’autres comme les dénominateurs communs d’un climat pathologique.

Climat de plomb, car le naufrage menace partout, planqué à tous les coins du récit. D’abord ce glissement de terrain (nom romanesque du tremblement de terre, c’est-à-dire beaucoup plus mythe que réalité géologique), qui vous arrache un homme à la vue sans crier gare. Ici ou là, la terre s’effondre, tellement ce pays, pourri par la vermine politique, est caverné en dessous. On passe comme ça, de l’existence visible à la totale occultation, dans la part obscure du pays, au sein d’une humanité qui échappe aux vivants.

Mais là-haut, un dur sentiment de déroute hante les têtes. Ça les mine, ça les anime aussi, ça les rend plus diaboliques que jamais. Les temps se cassent la gueule. Et dès lors, dans cette foire aux promesses, les citoyens ne savent plus à quel sens se vouer. La mèche est allumée et tout le monde a le feu au cul. Pas d’autre morale, pas d’autre lutte, pas d’autre foi, pas d’autre parole, pas d’autre souci, quand ça vous crie au ventre, que d’échapper à l’étranglement. On veut réussir à partir, quitte à prendre le risque de voir mourir en soi la mémoire de ses origines. Les moins chanceux magouillent pour trouver une faille au système et pour mettre les bouts. Les vieux restent au pays comme les déchets d’une société en perdition. Même le mendigot, dernier bout de viande qui apparaît au dernier chapitre, brûle de dégager. Une maladie qui n’épargne personne. La peste que cet appel vers tous les possibles. C’est dire combien les Haïs n’habitent plus mentalement leur pays, ils sont obsédés par l’ailleurs et ils se sentent à la merci d’une lame de fond géologique qui les avalerait. Car la terre, la terre haïe, est vraiment devenue terre de toutes les haines. Ce livre est un livre d’initiation à l’envers. L’enfant haï, qu’on avait dopé à coups de mille petites mythologies mystiques, s’aperçoit tout à coup que la terre est d’abord une géologie en mouvement. Ni ogre qui aurait la bougeotte, ni merveille des merveilles. Une croûte qui craque au gré des écrasements souterrains. Le déboulonnage des épiques personnages de l’histoire s’est doublé d’une vaste dégringolade des architectures, tremblement de terre et révolution démocratique obligent. Et voici que le pays politique vient trahir la puissance absolue du sol. L’État édifie sa pourriture et le pays glisse vers le bas. Mais plus que cela, la terre est réduite à la fonction qui vient au terme de toutes les autres, elle est une terre d’enterrements. Ceux-ci n’arrêtent pas. Ça défile à la queue leu leu. Les mafieux, les généraux, les simples, on marche funèbre en musique. Le parleur, qui n’agit qu’à l’instinct de survie, se délecte au spectacle somptueux des deuils froids comme du rituel. Il y a des villes en état d’alerte, d’autres en état d’insurrection, d’autres en état de siège. Celle du livre montre un état de décomposition avancée. Un roman où ne figure ni mariage ni naissance. Une terre qui ne produit plus la vie. Mais une répulsion.

Le sans-nom qui se raconte au cours des quarante chapitres, c’est un type du genre poisson-chat, habile à barboter dans le saumâtre. Que faire pour se désennuyer dans un pays de fous ? Comment distraire sa mélancolie ? Par l’argent, les femmes, la politique. L’instinct raffole de ces choses-là. Cette voix, c’est la voix d’un pays voyou. Mais qu’on s’entende. Rupture avec le héros positif des années soviétiques, certes. Et retour au héros sans héroïsme. Mieux : personnage central portraituré par le seul truchement de ses réactions, un type au tempérament kitsch, qui négocie les tournants de la réalité. L’égonarrateur ne montre aucune ambition d’infamie. C’est un produit d’époque. Ça n’a pas de vices, mais ça saisit les occasions ou bien ça les déniche là où elles sont, pourvu qu’on se trouve une extase physique, un avancement social, un trou pour respirer. Le rusé vampirise tout ce qui passe à sa portée, il n’oublie jamais son devoir de jouir. Il n’a pas de beaux ni de bas principes, il n’a pas d’autre principe que son désir de saisir le meilleur. Pas du genre à faire du sentiment. Regardez les femmes dans ce livre, une espèce totalement dépersonnalisée. La sienne, c’est de l’objet hygiénique, une fonction, un confort, certes plus vivant qu’un ascenseur ou un tube de dentifrice, mais presque aussi nécessaire qu’une cigarette. Elle s’appelle Poupée et comporte un numéro de série. Les féministes peuvent cracher sur l’auteur, Poupée se pomponne, mais ne milite pas dans leurs rangs. Et puis, ses femmes, le parleur les recrute dans un journal, il tente sa chance, une sorte d’appel commercial avec un affreux côté pragmatique, on y ment, on y décline des exigences objectives, une systématisation de la petite annonce rose, mais commuée en passeport. Je t’aimerai à condition que tu m’envoies en l’air vers le pays de toutes les amnésies. L’amour est devenu un vrai contrat d’affaire. Une vraie caricature de toutes les amours capitalistes, matérialistes et intéressées. Une histoire de troc, en somme. Comme toujours et comme partout, vous me direz. Mais là, cette fois-ci, le romantisme n’a plus voix aux chapitres de ce roman qui vous jette à la gueule toutes les recettes susceptibles de faire illusion.

Tout à coup, au milieu du livre, on est plongé dans une humanité vouée aux caves, les hommes ont remplacé les rats. Avant ça, du fond de sa fosse, le Gardien de la Statue, nous avait donné un avant-goût de la racaillerie universelle. Là-haut, les vivants grouillent dans leur jus. Sous terre, les ensevelis sont condamnés à incarner leurs vices. Homme de l’entre-deux que ce gardien qui ne garde plus rien, mais qui s’accroche à son trou de rat. Dénominateur commun de deux humanités qui s’ignorent, c’est un dépossédé, privé de son capital. Cette Statue qui faisait un sacré phallus d’ogre ! On pourrait s’en souvenir, tellement la fiction stimule d’images passées. Du bronze noir dressé au-dessus des foules quand elles défilaient sur la grande place. Seulement voilà. Paradoxe des paradoxes, si le système ancien déshumanisait, c’est qu’il tablait sur une fraternisation des travailleurs. Et maintenant, rien de tout cela. L’ère libre. Or, en faisant dégringoler leur statue, les citoyens du livre ont fait surgir de leur crâne toutes sortes de ruses égocentriques et anthropophages. Les temps nouveaux ont mis au jour le fonds permanent des caractères. Et plus jamais les hommes n’arriveront à regagner leur propre humanité. Voilà ce qui est irrémédiablement perdu. Il peut lever son verre, le Gardien, avec sa nostalgie de petit vieux conservateur, il sait bien quel trou travaille la société d’aujourd’hui. Mais les temps sont là. Et des gens qui déambulaient sur la Place, un beau jour, ont fait naufrage corps et biens. La terre se moque bien des hommes qui la glorifient. C’est tout naturel. Sens dessus-dessous, enragé et brutal, qui a lupanarisé les victimes (de lupus, qui veut dire loup), brassant les mondes, les sexes, les espèces. Une sorte d’humanité en sous-sol aussi pur qu’un magnifique fragment dantesque. Une vie souterraine, où les perversions de là-haut s’expriment sur l’air du châtiment éternel. Et l’auteur semble bien nous dire ça, que, l’autre côté des hommes, les hommes habiteront à jamais un corps comme l’équivalent physique de leur vie morale. Car partout, dans ce livre, l’humanité s’affole et part à la recherche d’elle-même. Elle ne sait d’ailleurs plus qui elle est. Comme les mots sont à la recherche de leur sens, les hommes sont perpétuellement dévoyés. Exemple, cet égonarrateur, ça vous dirige une association humanitaire pour les types de 38 ans, mais au lieu de diffuser, rayonner, partager, on compte sur une distribution centripètée des aides, c’est-à-dire orientée sur sa propre personne. À moi ! À moi ! À moi ! Dès lors, comment trouver une parcelle d’humanisme dans ce système déboussolé du monde ? Les gens courent dans tous les sens en quête de sens. L’aéroport est leur église. On lui attribue le possible miracle d’une transcendance matérielle. Partira ? Partira pas ? C’est Lourdes, la bourse au salut, dans une frénésie qui pousse à l’épuisement. Derniers chapitres du livre, l’autoroute vers l’aéroport vous a un air de stade olympique, chaque citoyen marathone à tout va. Histoire de partir en grâce. Mais on y perd son souffle, on crache tout ce qu’on est, et puis on recommence. Espoir pas mort. Le casse-tête du Haï sera toujours d’aimer sa terre et toujours de vouloir vivre ailleurs. La diaspora est une patrie. Toujours cette même ambiguïté qui fait du Haï un routinier de la déroute.


Glissement de terrain, L'Instant même/Les 400 coups, 2006.
ISBN : 978-2-84596-081-7