Froids arméniens

En Arménie, le froid mord, le froid tue. On meurt de froid dans les rues.

La diaspora construit des maisons au Karabagh, l'Arménie construit le centre-ville de sa capitale pour offrir une impression d'Europe à cette même diaspora. Pendant ce temps, dans les quartiers bangladeshisés les plus oubliés du centre-ville, des gens sont jetés à la rue par le froid qui gèle les canalisations, l'humidité qui mouille les murs et crée des courts circuits. L'indépendance du premier peuple chrétien a remis les pendules à l'heure du capital sauvage. C'est que l'Arménie ne fait pas exception à la règle des pays qui ont choisi de s'enrichir à tout va et où le business constitue un champ de sélection culturelle pour les plus rusés dans la course au toujours plus.

On me dira, la France aussi, comme l'Arménie, etc. Certes, oui, bien sûr… Pour autant, faut-il que l'Arménie prenne modèle sur la France, la France de l'Abbé Pierre, ce grand perdant du siècle, pesant de peu de poids devant cette machine à broyer qui est à l'origine des précarités systématisées et des fortunes auto-fécondantes ? Encore que la France de l'Abbé Pierre soit aussi celle du souci-de-l'autre autant que du souci-de-soi. Pour ma part, j'aime la France pour ses ratés dans sa marche à la générosité pour tous. Ses imperfections font sans cesse du bruit, un bruit qui est signe de révolte et d'indignation. Les pauvres, la détresse morale, les parachutes dorés des patrons, l'impôt sur la fortune sont déballés ici ou là au gré de la parole des uns et des autres.

Mais en Arménie… L'Arménie considère que les ratés de l'indépendance sont consubstantiels au processus même. Qu'il faut que des gens meurent de froid dans les rues, ou soient jetés dehors en raison d'un habitat malsain et dangereux, pour que la mécanique économique continue de fonctionner (comprendre : continue d'enrichir les hommes dont la fonction est de privilégier leurs privilèges). Les députés palabrent sur la corruption qui entache l'un des leurs alors qu'elle est inhérente à leur fonction ; ils donnent en spectacle l'immunité de leur incompétence ou de leur bêtise en permettant à des fortunes éhontées de l'étaler sous forme de palais kitsch ou de voitures luxueuses. Pour autant, ont-ils eu un seul instant la sensation du froid, de la faim et de la rue pour passer de la parole qui parle à la parole qui devient acte ? De fait, l'Arménie ne sera pas européenne tant que le souci-de-l'autre ne sera pas inscrit dans les institutions comme la priorité des priorités politiques. Que des Arméniens admirables, journalistes ou bénévoles, viennent en aide à d'autres Arméniens, ne changera rien à l'affaire tant que la volonté d'humaniser l'habitat dans un pays particulièrement exposé à l'inconfort par la situation géographique, le génie de l'autosatisfaction et la rapacité, ne sera pas un objectif politique.

C'est à la diaspora arménienne d'influer dans ce sens, si tant est qu'elle puisse fléchir des politiciens du cru qui font du racisme anti-diaspora, si tant est aussi que cette même diaspora ne confonde pas son arménité avec les honneurs et les flatteries comme savent en prodiguer les voyous politicards et les rusés renards du pays. Je n'en ferai pas un fromage, sans doute. Mais alors, qu'on ne me chante pas l'air des slogans hypocrites : MEG AZK, MEG HAYRENIK, MEG BEDOUTIOUN, ce qui veut dire : une seule nation, une seule patrie, un seul État. On ne rit pas, s'il vous plaît !
Février 2007

 

Yevrobatsi

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