Erevan for rêveur (37)

Juin 2008

 

Vendeur de livres sur Abovian

"Si les autorités de ce pays ne prennent pas soin des gens, il faut bien que les gens puissent prendre soin d'eux-mêmes, non ? " réplique Norik quand je l'interroge sur les raisons qui l'ont conduit à se faire vendeur de livres à ciel ouvert. Vous l'aurez certainement rencontré sur l'avenue Abovian, à deux pas de l'ex-Café de Paris, devant une boutique pour soins de beauté portant le doux nom de Renoir. Bien connu des étudiants auxquels il proposait les publications accumulées durant des générations dans trois pièces de l'appartement familial, Norik Khazarian profite de sa retraite en 1988, en plein " Charjoum ", pour " se livrer au trottoir ". En Arménie, au temps du grand Soviet éducateur des peuples, les ouvrages fraîchement édités faisaient l'objet de toutes les rumeurs, spéculations et convoitises. On achetait le livre autant pour intellectualiser son salon que pour s'engouffrer dans la brèche offerte à l'orgueil national par la lecture des classiques… Fin limier, Norik avait pris l'habitude de les acheter en double exemplaire, en vue de forcir l'esprit de sa progéniture. Ouvrier toute sa vie, il bouffe lui-même du livre dans une famille où les mots arméniens comptaient plus que les maux soviétiques et autres. Aujourd'hui, Norik est un père pour les jeunots qui font du business avec le livre. Il est consulté, on achète chez lui, on ose même marchander. Mais Norik ne cède pas un dram sur une édition qu'il sait rare. La librairie à laquelle je rendais visite chaque jour au sortir de l'université hier, aujourd'hui a rendu l'âme sous les coups répétés d'un marchand de chaussure. L'époque veut ça. On est descendu si bas qu'on préfère habiller son pied plutôt que nourrir sa tête. Contre vents et marées, le roseau Norik plie, mais ne cède pas… C'est un dur de nature que les temps ont rendu obstiné. Sa présence suffit à montrer que ce pays n'est pas normal qui oblige les personnes âgées à travailler au-delà de leurs forces. Originaire du Mouch, il en parle avec gravité comme s'il évoquait ses lettres de noblesse. Mais surtout pour exprimer par la voix la profondeur de ses racines légendaires. Il a le visage buriné des hommes de montagnes, l'œil fin et généreux. Et quand il est mécontent, son visage se fronce autant que ses lèvres sourient. Mais cela ne dure jamais. C'est un homme qui pratique une patience obligée de 10 heures du matin à 8 heures du soir et de mai à décembre. Il commence sa journée en posant soigneusement des planches à quelques centimètres du sol contre les clapotements des pluies intempestvies, puis il monte ses livres en muraille le long de la haie de la façon à rendre leur dos lisible. Quand un livre blessé par les manipulations bat de la couverture, il coupe, colle, met à neuf : " Je fais en sorte de lui rendre son âme ", dit-il avec la sincérité d'un sauveur… Aujourd'hui l'homme a 70 ans. Aujourd'hui, il ne se sentait pas bien, il s'est donc contenté de poser quelques ouvrages précieux sur un morceau de tissu à même le sol. Et pour que je comprenne bien, il me dit avec tout le respect qu'il porte aux grands hommes : " Churchill, le grand Churchill, tenait lui-même à allumer son feu chaque matin… "

 

 

 

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Photographie : Denis Donikian