Erevan for rêveurs (23)

À trois jours des élections, le 16 février au soir, quelques heures à peine après le vaste meeting en faveur de Lévon Ter-Petrossian, le président Robert Kotcharian entre dans la campagne, interrogé par quatre journalistes. Virtuose de l'interview, l'homme parle rationnel et raisonnable. Il parle en président et pique en partisan. Contre son principal détracteur, rival et revanchard, qui a accumulé des rancunes depuis son retrait volontaire et forcé, il répond doux par le ton, dur par les coups. Les observateurs locaux ? S'ils ont le devoir de noter uniquement ce qu'ils voient, c'est qu'ils ont jusque-là tiré trop souvent leurs remarques du côté du parti qu'ils étaient chargés de représenter. L'affaire de Meghri ? Rien n'était aussi avancé qu'on le dit puisque l'abandon de cette région en contrepartie d'importantes concessions en faveur du Karabagh n'a jamais dépassé le stade ordinaire d'une proposition ordinaire. L'affaire du 27 octobre ? Dire qu'il aurait trempé dans le meurtre de huit hommes politiques orchestré par le groupe de Nairi Hunanian, parmi lesquels Karen Demirchian, le président du Parlement, et Vazgen Sarkissian, Premier ministre arménien de l'époque, est une accusation sans fondement, indigne d'un candidat à la présidence de la République. Certes… Mais s'il s'agit d'une diffamation, pourquoi ne pas remettre l'affaire entre les mains de la justice ? Le chiffrage des promesses électorales ? Qui mieux que l'actuel premier ministre et candidat à la présidence sait le possible et l'impossible ? À l'en croire, tout régime en place serait en droit de se succéder à lui-même, qui connaît seul le prix des choses. Par ailleurs, on peut s'étonner qu'un Président, garant de la Constitution, ne sanctionne pas un maire qui interdit à ses administrés de se rendre à un meeting de l'opposition. On s'étonne qu'il permette la tenue, sous surveillance de sa police, d'une permanence dans les rues d'Erevan où l'on brandit des caricatures diffamatoires à l'encontre d'un adversaire politique, qui reste un candidat à la présidence. On regrette qu'il utilise sa fonction au seul profit de son poulain en intervenant à la télévision, au lieu de se placer au-dessus de la mêlée. L'astuce, largement employée par tous les candidats, consiste à régler ses comptes au nom du bien public, au nom du peuple arménien, à faire assaut de moralisme dans un débat d'idées sauvage, plus foire d'empoigne que campagne électorale.

Au soir du 17 février, quelques heures à peine après le vaste meeting organisé en faveur du candidat Serge Sarkissian, le Premier ministre Serge Sarkissian est interrogé par deux journalistes. Ce temps d'antenne supplémentaire volé aux autres candidats, dans les dernières heures de la campagne, va lui permettre d'avoir le dernier mot, de laisser dans l'esprit des électeurs à l'écoute l'écho de ses paroles, de se faire jusqu'à la dernière minute, jusqu'à la dernière goutte, une publicité destinée à se justifier contre ses détracteurs et d'abandonner ces mêmes détracteurs à leurs frustrations. L'homme accuse d'immoralisme ses accusateurs tandis qu'il fait preuve de flagrante injustice dans une campagne qu'il souhaite équitable. Cette méthode sournoise qui consiste à proclamer haut et fort le respect d'une vertu politique au moment même où on la viole met en lumière la pratique d'un art de la confusion qui n'appartient qu'à son clan et qui joue sur l'endormissement intellectuel des électeurs. La confusion des fonctions est le premier des maux dont il faudrait préserver une démocratie. Mais quel détournement plus abject de la démocratie que cette confusion instillée sciemment dans les esprits par notre machiavel au pouvoir et qui consiste, dans un premier temps, à obliger tous les corps de l'Administration à donner des noms pour grossir les rangs d'un meeting et dans une seconde phase à forcer les administratifs à voter en sa faveur en échange de leur maintien dans l'emploi occupé ! L'Arménie pourra se vanter dans l'histoire, non pas d'avoir inventé cette pratique, mais d'avoir donné au mensonge politique le visage de l'honorabilité. On peut de la sorte offrir en spectacle aux observateurs de l'O.S.C.E des élections organisées de la meilleure façon qui soit et produire en sous-main la pire des perversions démocratiques. En Arménie, la République n'a pas dissous le soviétisme. Au contraire, il sert de base à un affairisme des plus lourds, le social en moins, forcément.

Vahan Hovhannissian, l'une des plus belles fortunes d'Arménie, s'étonne de voir combien la grande misère où se trouve le peuple l'a rendu amnésique au point de chercher son sauveur dans le passé, et regrette que le pouvoir politique soit lié au pouvoir de l'argent.


L'eau rance rit terriblement quand je lis sous la plume d'une correspondante en Arménie, plus pressée que journaliste de presse, ce genre détail : " Dans Erevan sous la pluie, ce jour d'élections est un jour férié. Les bureaux de vote, généralement installés dans les écoles, semblent faire peu à peu le plein. Les électeurs se prononcent en marquant d'une croix la case en face du nom de leur candidat - au lieu de prendre différents bulletins et d'en glisser un dans une enveloppe. " Pleuvait-il à Erevan, ce 19 février 2008 ? Pas que je sache, n'ayant rien vu de tel depuis les fenêtres de l'école Raffi où j'observais les votants votant et ces mêmes votants sortant. La veille, la douceur survenue brutalement avait bien réduit la neige en eau. Mais le froid qui, depuis sept heures du matin, harcelait les " tidort " (observateurs) et les membres de la commission électorale N°4 était certainement plus réel, plus cruel et plus continu que cette pluie inégalement visible. Jour de vote, jour férié ? Non. On travaillait ici ou là. Quant à dire que les électeurs devaient se prononcer en marquant d'une croix la case en face du nom de leur candidat n'est rien moins qu'une contre-vérité, sinon la transposition d'une logique française (cocher d'une croix) à la singularité du cas arménien (cocher d'un V). Notre journaliste n'a certainement jamais vu le moindre bulletin de vote édité pour ces élections présidentielles. Il n'aurait pas manqué de remarquer sur ledit bulletin la mention selon laquelle la case devait être cochée d'un V. Ce qui implique que la croix rende le bulletin nul. Qu'on oublie de souligner que chaque bulletin devait être signé au dos par trois membres la commission locale, qu'il devait être introduit dans une enveloppe, laquelle devait recevoir un tampon spécial, après que le passeport de chaque électeur ait été pareillement marqué… passe. Mais ce n'est qu'un détail et notre journaliste n'est pas à un détail près, même si l'histoire n'est qu'une petite suite de ces petits riens qui font les démocraties.

 

 

 

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Photo : Denis Donikian