Erevan for rêveurs (21)

Février 2008

 

 

Au premier jour de mes premiers pas sur les trottoirs gelés d'Erevan, l'Arménie m'a offert une petite tape sur le flanc gauche de mon corps au moyen d'une chute inopinée. Bienvenue sur la terre matrie.

Le temps n'est pas aux liesses pré-electorales. Rien à voir avec la démocratie festive à l'américaine telle qu'on la voit aujourd'hui mettre le feu aux démonstrations d'artifices qui accompagnent le sérieux de la campagne présidentielle. Pour déplorer le concert de ressentiments qui accompagne celle d'Arménie aujourd'hui, ma cousine rappelle qu'à l'époque des soviets, les jours de vote, chacun faisait ce qu'il avait à faire le cœur léger. Après tout, si les gens n'éprouvaient aucun besoin de rien changer à l'état d'un pays qui leur assurait gîte et couverts, travail et loisirs, au prix d'une liberté limitée… Maintenant tout est crispé, fripé, pipé d'avance. Les paroles puent la hargne autant que la résignation, le désir de vivre mieux se mue vite en impuissance. En ces grands froids de février, jamais neige sur les arbres et les toits n'aura été plus tristement rivale des boues qui couvrent les rues et les chemins. C'est que les enjeux sont lourds. La démocratie est dynamitée en sourdine. Les hommes au pouvoir mentent ouvertement sur les écrans de télévision, obligeant les rebelles à des alliances stratégiques, des déclarations populistes et des anathèmes, faute de pouvoir atteindre ces ambitions de justice qu'on est en droit d'espérer pour un pays en proie aux mille et une servitudes.

 

 

Les candidats font campagne dans les villages. Ils parlent de choses graves sous la neige qui agace la peau de leur visage. Avec son pull qu'on croirait tricoté par sa mère et sa bouille genre bouffeur de kebabs, Artashes Geghamian fait peuple autant qu'un caméléon se fond dans son milieu. Arthur Bagdassarian est une grosse tête de bébé geignard emmanchée dans un par-dessus bleu marine de banquier quadra. Le trois-quarts de cuir noir à large col fourré donne à Serge Sarkissian l'allure d'un pilote de chasse parti à la pêche aux voix avec des leurres. Vahan Hovanessian serre son ventre et sa poitrine dans un vêtement de cuir dont la coupe fait de lui un extra-terrestre parmi les terrassés ordinaires, tandis que Lévon Ter-Petrossian nage dans un manteau au col gris astrakan, rebelle vengeur qui ramène sans cesse de la main la dernière mèche de son époque révolutionnaire. Sans dédaigner les espaces ouverts à tous les vents, Vazgen Manoukian vous donne froid quand il parle, fréquentant plutôt des salles closes, qui rendent l'annonce plus glacée alors que les autres candidats crient leurs mots d'esprit comme s'ils pétaient des slogans par la bouche. Tous nourris à point, parfaits sous tous rapports, politiciens du bien public à qui on donnerait sa voix sans confession, Arméniens en campagne faisant du tourisme politique dans le tiers-monde arménien des campagnes. Mais les visages des hommes, les visages de ceux qui les écoutent, creusés, crevassés, criant muettement la faim, l'espoir, l'humiliation quotidienne, la haine des temps qui dévorent les âmes, hagards et calmes, crédules incrédules, monstrueux de misère, orphelins qu'on exhorte à la confiance, morts qu'on veut extraire de la terre gelée…
Venu à Erevan pour publier des livres, il voit que deux librairies ont disparu corps et biens, l'une au profit d'un cabinet dentaire, l'autre d'un magasin de vêtements. Cependant, il se rassure à l'idée que les clients de ces deux boutiques paieront avec des billets de 10 000, 5 000 et 1 000 drams portant respectivement en effigie les portraits d'Avétik Issahakian, Hovhannès Toumanian et Yeghiché Tcharents, tous écrivains.

On me dit, de source autorisée, que le chauffeur de la première femme d'Arménie, Bella, ayant proclamé auprès d'amis sûrs qu'il cesserait cette fois de donner sa voix au successeur du président, fut mis à pied sans autre forme de procès.

De fait, les voisins et les cousins s'interrogent sans pudeur : " T'es "serjakan" (comprendre partisan de Serge Sarkissian) ou "levonakan " ( partisan de Lévon Ter-Petrossian) ? "

En signe d'allégeance, on affiche la tête de Serge Sarkissian, l'homme du président. Hôtels, magasins, bâtiments divers… L'œil est sur vous. Un œil de chat samouraï. Ça vous regarde, ça vous perce, ça vous domine… De sorte que l'effigie de Serge placé au sommet du plus haut bâtiment à l'entrée de la rue du Nord domine narquois les meetings des "levonakan". Mais l'homme n'est pas un donneur d'enthousiasme. Il en appelle au peuple alors que le peuple sait. Il couvre de promesses celles qu'il n'aurait pas tenues. Il masque à l'aide d'un vocabulaire mythologique les impérities de son gouvernement et les maffioseries de sa clique comme la neige qui noie les aspérités du sol. Un chauffeur de taxi outré par les diableries des hommes au pouvoir m'assure que ses meetings sont composés d'hommes et de femmes qu'on aurait soumis à un chantage, alors que ceux de l'opposition seraient mus par la sincérité et un réel désir d'avenir. Une voisine des cousins raconte qu'on l'a obligée à remplir les rangs des manifestants à un meeting en faveur de Serge Sarkissian. De la même manière, on aura forcément invité Armen, le fils d'une autre cousine, 15 ans, 1,75 mètre, à porter du drapeau. Une autre personne, institutrice, rencontrée à l'anniversaire dudit Armen, raconte qu'elle a dû s'inscrire sur une liste présentée par le directeur pour qu'elle vote Serge. Ainsi, tous les administratifs vont devoir s'exécuter. La peur de perdre son emploi comme au temps de soviets subsiste. La peur, plus forte que la libre expression de la citoyenneté par les urnes.

 

 

 

 

 

 

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Photos : Denis Donikian