EREVAN FOR RÊVEURS (17)

Publié le : 05-05-2007

La pauvreté criante du peuple, les déficiences de l'État en matière sociale sont au fondement de la méthode électorale dont use Gaguik Dzaroukian, dit Dodi Gago, l'un des plus riches et plus douteux personnages d'Arménie, qui octroie ici, depuis son fief d'Abovian, au premier de chaque mois, 25 000 drams à des personnes âgées, distribue là des sacs de farine, offrant la gratuité des transports aux étudiants, ou faisant repeindre la montée d'escalier des immeubles, j'en passe et des meilleures.

Il suffit que la télévision montre en gros plan des villageois dans un meeting, écoutant un candidat en campagne, visages vieillis par l'endurance à l'adversité, ravinés par des angoisses poisseuses, durcis par la sècheresse des temps, l'œil noir, les joues cendrées de poils durs, les lèvres serrées, le sourire à jamais disparu, avec cet air perdu de ceux qui attendent qu'on les sauve, il suffit que cette humanité envahisse l'écran pour que leur mal vous prenne au plus profond de vous-même au point de vous faire penser que rien ne sera jamais autrement en dépit des envolées prometteuses de l'affairiste politicien en train de vendre sa soupe.

Les rues d'Arménie en disent long sur ce pays où tout s'améliore aussi sûrement que l'essentiel est laissé à l'abandon. Depuis bientôt quarante ans que je fréquente cette capitale, je constate que les voitures sont secouées des mêmes soubresauts dus aux caprices de l'asphalte, aux travaux qui n'en finissent pas, aux nids de poule comblés ici et réapparaissant plus loin. Le chauffeur de taxi à qui je demande son avis sur les élections à venir se plaint aussitôt de l'impéritie endémique qui caractérise l'administration de ce pays, comme celle dont souffre le système routier, excepté au centre ville où ne semblent circuler que les officiels. J'imagine l'homme jouant du volant chaque jour durant des heures sur ces pistes africaines dont les trous et les bosses lui usent les nerfs, à travers ces quartiers tiers-mondisés de la capitale, rien que pour le hatsi pogh (avoir de quoi manger).

Plus les jours passent, plus je désespère d'avoir à vivre autrement qu'occupé à mettre en écriture tout ce que mon œil boit et mon cœur éprouve à traverser ces rues, au spectacle de ces gens en train de produire une Arménie vivante, de ces jeunes filles défiant de leur déambulation insoucieuse les agressivités d'un monde tragique, de ces jeunes hommes arrogants comme des loups dans l'impatience d'être puissants, de ces petites marchandes de petites graines de tournesol, de ces immenses panneaux publicitaires tirés à quatre épingles, contrarié que je suis par mes obligations physiques (manger, faire la sieste), sociales (rencontrer des amis, rendre visite aux cousins, consulter mon courrier sur internet), et autres (me préparer à être observateur aux élections).

Atiomig, dix ans, demande à son père s'il votera en faveur du parti républicain, pour répondre à son maître qui aurait invité chaque élève à faire cette recommandations à ses parents afin que l'école 92 soit assurée d'être chauffée l'hiver prochain et que les enfants ne soient pas obligés de rester chez eux durant trois mois, de décembre à mars, comme les années précédentes.

Pour m'épargner d'éventuelles mésaventures, grvazan Juliette (la querelleuse) me recommande de fermer les yeux durant les élections où je serai observateur, de ne pas faire de vagues et de déclarer qu'elles ont été régulières, juste après m'avoir raconté qu'aux présidentielles, quatre ans auparavant, au terme du vote dont elle avait surveillé le déroulement, elle avait eu la prudence de se retirer à la demande du responsable qui voulait avoir les coudées franches pour bourrer les urnes avec quelques complices de bulletins préparés d'avance.

À l'exemple d'une émission belge où un animateur assisté d'un public s'échine à dénouer des conflits d'intérêts en donnant la parole aux personnes concernées, on nous montre une mère remontée contre sa fille, petite brunette, médecin de son métier, âgée de trente-cinq ans qui s'est entichée d'un homme de quinze ans son aîné, intelligent, sens de l'humour et de profession médicale comme elle, sous prétexte qu'elle aura plus tard à le regretter, que sa beauté, sa jeunesse et son métier devraient lui permettre de choisir un époux plus normal, d'avoir des enfants comme toute femme, et lui éviter d'être la risée des voisins.

Si, empruntant le minibus N°38 en direction de Malatia, j'ai occupé ce jour-là le siège situé près de la porte coulissante, ce n'était pas pour m'offrir le spectacle des reins dénudés de cette jeune fille pliée dans son effort pour tirer sur la poignée et sortir au plus vite, au point que, l'espace d'un clin d'œil, le haut de son string, pupille triangulaire d'un marron sombre plaquée sur la blanche concavité où le fessier annonce un creux, m'est apparu dans un jardin de cils épars comme les signes volés d'une intimité velue, je le jure…

Comme promis par le nouveau Premier ministre, de surcroît dirigeant du parti républicain, aujourd'hui 3 mai, les personnes âgées ont bien reçu leur pension, alors qu'auparavant il arrivait qu'elle ne leur fût versée qu'au 15 du mois.

Vous vous êtes assise dans ce bus avec deux de vos amies, de telle sorte que tout en étant placée à deux rangs de mon siège, vous étiez située face à moi, ignorant que mes yeux se sont mis aussitôt à parler de l'étrange géographie mongole de votre visage aux formes modiglianiennes, de votre bouche vierge de toute pression domestique au moment où elle laissa éclater un rire contenu dégageant des dents aussi régulièrement rangées que des pétales de marguerite, tandis que vos yeux se sont alors fermés en signant d'un long trait une légère extase, que les pommettes de vos joues saillirent comme des seins et que vous avez écarté d'une main souple, parée d'un anneau d'or dont les branches en se croisant faisaient naître une furtive larme de pierre couleur sang, vos cheveux indolents de part et d'autre de votre cou sous lequel une chaînette en V supportant je ne sais quelle minuscule fleur de métal couchée à même l'écran tendu de votre peau indiquait le nid géométrique où se concentreraient tous les imaginaires de la parole.
Vous êtes sortie et le monde a de nouveau crié.

Ici ou là, au sein du paysage urbain habituel, aux maisons biscornues, fabriquées de bric et de broc, que la trop jeune végétation n'arrive pas encore à camoufler, s'installent des maisons cossues, un tantinet arrogantes, généralement placées au meilleur endroit, et regardant tout Erevan vivant sous les deux Ararat, tantôt mêlées aux demeures particulières où se lisent la débrouille arménienne en matière d'habitat par ces collages où l'utile le dispute à l'esthétique, tantôt seules au milieu d'un parc ou sur les hauteurs les plus rares, construites pour des gens dont la fortune a crû en flèche dans un pays marqué par les tragédies économiques, politiques et telluriques les plus mortelles.

Merci à toi, Premier ministre, qui avouas dans un discours que ton parti républicain est un parti conservateur, que tu ne veux que maintenir les valeurs de l'arménité, en préservant chaque famille, et consolider le pays, assurer sa pérennité contre les révolutionnaires qui voudraient miser sur le rêve, toi qui sans avoir lu mon livre me fais l'honneur imprévisible de confirmer ma théorie de la séd(im)entarité !

 

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