EREVAN FOR EVER (16)

(du 23 avril au 18 mai)


Publié le : 30-04-2007


Ma voisine dans l'avion est une protestante française d'origine allemande. Son mari gardera tout le vol, les yeux dans une revue pour fanas de voitures anciennes. Elle m'avoue qu'elle voyage pour la première fois en groupe. Comme elle s'intéresse à l'Arménie, je lui en parle. Langue, histoire et génocide. Ajoutant que les Allemands avaient eu leur part dans les tueries au nom d'un pangermanisme de Berlin à Bagdad. Je lui demande, pervers, où en sont les Allemands avec leur passé. Pour toute réponse elle se prendra la tête dans les mains.

Le préposé à la délivrance des visas est un militaire derrière une vitrine. C'est trente dollars qu'il me dit, ajoutant que je peux lui donner plus si ça me chante. Faute de mieux, je lui remets une coupure de cinquante, il m'en rend dix. Je lui mime un bel étonnement naïf pour cacher une pointe d'indignation. " Je n'ai pas vingt dollars ! " qu'il me fait. J'insiste. Sa voisine finit par trouver dans sa caisse le billet manquant. L'homme a dû voir quel dégoût montait dans mes yeux. " Tout va bien, n'est-ce pas ? " me lance un complice placé en sentinelle. Mais oui, mon frère, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pourris.

J'ai quitté une France tropicale pour me retrouver dans une Arménie polaire. Neige le lendemain 24 avril, et pluie glacée. C'est transi que je gravis les pentes du Mémorial avec des foules agressées par les inattendus climatiques et les intempéries de l'histoire. Je ne vois que parapluies, fleurs et ces flocons de neige qui strient le gris des pierres assises en cercle autour d'un feu.

Aujourd'hui, 24 avril, anonyme parmi des centaines d'Arméniens portés par la mémoire instinctive de leur deuil, dans le froid, la pluie et la neige, tu viens ajouter aux milliers d'autres fleurs une rose rouge en hommage à ces morts qui nourrissent ta voix depuis toujours, quand deux jours auparavant, dans les verts et les bleus d'un printemps parisien, au cours d'une cérémonie intime entre amis, tu déposais dix-neuf roses rouges au pied de la statue de Komitas avec Michel A., Français d'origine turque, qui accomplit le même geste avec quinze blanches.

Front dégarni, crinière de lion, regard de celui qui se sait regardé, reconnaissable à sa veste indienne à paillettes, unique dans tout Erevan et montrant que l'homme a voyagé loin et ménagé son écriture, l'écrivain, rencontré par hasard au croisement des rues Toumanian et Abovian, se demande en me parlant s'il ne va pas finir par s'établir à Moscou où on lui aurait assuré qu'un scénariste aussi rare que lui serait apprécié à sa juste mesure. Déclaration faite tandis que j'avais accompli le 89ème de mes pas, et lui le 62 ème des siens, au carrefour des rues Toumanian et Derian.

Les rails de son tramway arrachés puis vendus, traversée en son milieu par une longue saignée restée trois ans à ciel ouvert, l'avenue Komitas bénéficie à l'approche des élections d'une frénésie de travaux, depuis le creusement des fosses jusqu'à l'asphaltage définitif, en passant par la pose de gros tuyaux, au grand dam des chauffeurs de taxis, bus, minibus et autres voitures obligés depuis ce temps de rouler juste et de louvoyer serré parmi les trous, les creux et les bosses…

Comme la meilleure façon d'exercer une politique de proximité consiste à montrer ce qu'un parti peut faire pour améliorer la vie des gens, un candidat à la députation a fait repeindre toute la montée d'escalier de l'immeuble où habitent mes cousins et dont la crasse n'avait ému aucun responsable des décennies durant.

Le mariage accompli, les parents de la mariée qui habitent au cinquième ont reçu sur un plateau un lot de pommes rouges, d'un rouge qui tache comme le sang d'une vierge le drap de ses noces.

M'étant proposé comme observateur aux élections législatives d'Arménie, j'écoute quatre heures durant le responsable énumérer toutes les règles de neutralité que je devrai respecter, les lois qui permettent la mise en place du vote, les fraudes les plus inventives qu'il me faudra déceler et aussitôt rapporter en toute impartialité et le plus fidèlement possible.

Comme son voisin, pour une fuite d'eau due aux pluies du 24 avril, lui lança à la figure de retourner dans son pays, Véta, née en France et habitant l'Arménie depuis une quinzaine d'années, déposa une plainte contre lui dès le lendemain pour injures racistes.

Je ne saurai jamais si ces sourds-muets qui bavardaient avec les mains tandis qu'ils descendaient la rue Abovian " parlaient " l'arménien ou une autre langue.

On reconnaît que l'Arménie est un pays habité par des Arméniens au fait que si vous y rencontrez un Indien, vous ne manquez pas de vous demander ce qu'il fait là.

Pour bien marquer que l'Arménie prospère, les Arméniens construisent haut, grand et fort, au cœur de la capitale au profit des citoyens du capital.

 

 

 

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