Livre : "Au-delà de la disparition"

Posted on - 09-09-2006

Depuis qu'il est mort, Paradjanov n'a cessé de faire des petits. Il enfante, le vieillard. Artistes, les plus sots le copient, les puceaux s'en inspirent. C'est dans l'ordre des choses. Tandis qu'il le débordait sans vergogne cet ordre, sans oublier cette prétentieuse réalité dans laquelle il déambulait sans retenue, faisant de l'art avec les petits riens du petit quotidien de tout homme. Au royaume des aveugles, le voyant faisait roi. Trop roi pour qu'à la longue on ne lui crève pas les yeux. Depuis qu'il est mort, je n'ai jamais vu autant d'individus se réclamer de lui. Au-delà de sa disparition, les bâillonnés et les bâillonneurs, les censurés et les censeurs, les aveugles et les sourds, les crus et les cuits, l'indépendance mûrissant (on est en 1990), ont donné de la voix pour dire qu'ils avaient toujours été les défenseurs du paria djanov. Jamais vu autant d'hommes qui auraient vu l'homme qui aurait vu l'homme qui aurait vu l'homme, etc. Paradjanov est devenu l'amant obligé. Il faut avoir traversé le regard de ce délirant en perpétuelle révolte contre les rigidités du réel si l'on veut obtenir son label d'artiste voyou. L'homme qui faisait son cinéma aujourd'hui fait mode. Alors que, dans les moments où l'homme Paradjanov avait besoin de l'homme, il souffrait non de certitude, mais d'une solitude qu'il partageait avec les culs-terreux de la terreur soviétique. Bon. Ce n'était pas facile ni aux consentants ni aux dissidents de défendre à voix haute un dévoyé du communisme officiel, qui plus est accusé d'homosexualité. Aujourd'hui, les médiocres se font un ami de Paradjanov, que dis-je, font de lui, preuve à l'appui, un admirateur de leur talent, histoire d'esthétiser leur médiocrité même. Paradjanov à qui on creva les yeux a révélé l'Arménie aux aveugles arméniens. Passe que la génitrice ait tardé à reconnaître son génie pour le sortir du trou noir de la haine idéologique où il croupissait. Mais aujourd'hui, l'hommage muséographique des Arméniens à Paradjanov fait sourire tellement il met en lumière leur narcissisme racial. L'homme des trois cultures (la russe, la géorgienne et l'arménienne) est célébré par un peuple qui pratique en sourdine le purisme ethnique. L'homme de la mixité culturelle est panthéonisé par un peuple qui fait de l'art national un art mis en bouteille : on voit le monde à travers le verre, mais on reste profondément un art du cru renfermé. Que dis-je ? L'époux de deux femmes étrangères gît dans un pays où l'on s'aime entre soi. Ne disons rien de ce gynéphile qui versa dans l'inversion, condamné pour ses déviances sexuelles, aujourd'hui devenu un inoffensif asexué dans un pays qui le vénère plus pour son art paradoxal que pour son vivre hétérodoxe, dans un pays où les invertis subissent les avanies des normaux et des normés. Dès lors, ne me dites pas que c'est l'Arménie qui a engendré cet enfant anarménien. Paradjanov est le seul père de Paradjanov, et cela vaut comme objectif pour tout homme en mal de création.

Sur le rayon des ouvrages consacrés à l'art de la librairie sise Place de la République à Erevan, j'ai reconnu ce livre à sa forme oblongue (250x110mm) et à sa couleur pastel entre jaune et vert. Ne prends pas l'avion pour te le procurer, cher lecteur. Sauf à y passer vraiment. Mais il importe de le chercher.

Au-delà de la disparition, de Raphaëlle Vierling et Gareguine Zakoyan, CEAAC international, Strasbourg, mars 2006. ISBN : 2-910036-38-3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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