Oui à une Turquie reconnaissante


Depuis que le grand État turc courtise l'Europe et que l'Europe, après avoir longtemps fait sa mijaurée, disant non à ses avances tout en pensant oui pour éviter qu'il ne la viole, lui promet, de guerre lasse (avec des conditions qui en font une affaire entendue), les monts et les merveilles des ententes cordiales, contractuelles et physiques, les Arméniens, grincheux, vindicatifs, mais avertis des roueries politiciennes, viennent troubler la grande fête en fraternisation des peuples en décrivant ce mariage extrême de deux monothéismes, le chrétien et l'islamique, comme un nouveau festin de l'araignée. En effet, non contente d'avoir phagocyté les cultures autochtones et leurs peuples (grec, assyro-chaldéen et arménien), par le meurtre de masse, la conversion forcée ou l'exil, sans toutefois venir à bout des Kurdes, la Turquie, complexée par son origine asiate, chercherait maintenant à engrosser la belle Europe de ses soixante-dix millions de membres, nomades en mal de respectabilité.

Les Arméniens sont dans le non absolu tandis que l'Europe cherche à positiver. Non, disent-ils, à cette Turquie-là dans une Europe où ils furent eux-mêmes contraints de s'exiler. Non aux fils et filles des génocideurs ottomans, entretenus dans l'ignorance d'une culpabilité historique. Cette mouche arménienne, qui agace nos inconditionnels du progrès, saurait-elle arrêter le cheval de la modernité européenne lancé au grand galop ? Les récentes déclarations sur le passéisme de la mémoire arménienne faites par notre président turfiste sembleraient donner le ton d'une Europe débordant ses frontières culturelles et géographiques. Comme un chef de bande converti en chef d'orchestre avisé, qui ignorerait superbement le chœur de nos pleureuses, le voici qui dirige de ses parlures politiques ce concert européen, au programme duquel serait inscrite une marche turque marquant le triomphe de la parole donnée. Car mieux vaut humilier une dérisoire victime, fût-elle citoyenne tant de sa mémoire que de cette République appelée France, qu'offenser la nation qui fut hier bourreau, fût-elle éloignée aujourd'hui de toute réelle considération humaniste et démocratique. Amnésier les Arméniens, Monsieur Chirac, c'est amnistier la Turquie.

Aujourd'hui, comme hier dans les années soixante, quand émergeait leur besoin d'afficher devant le monde une blessure cinquantenaire, les Arméniens doivent surmonter leur pudeur, leur sentiment de victime permanente et leur sens de la discrétion pour éviter de se faire dévorer par l'oubli en venant troubler de leurs cris et écrits une histoire lissée par des historiographes de la complaisance et de la complicité. Aujourd'hui encore, ces spécialistes dressent le bilan de la modernité turque en passant sous silence le génocide arménien. On ne s'étonne pas que Monsieur Thierry Zarcone n'en fasse pas mention dans son dernier livre (alors qu'Olivier Roy, coordonnateur d'un dossier sur La Turquie d'aujourd'hui lui consacre tout un chapitre), car l'évoquer suffirait à s'interdire pour lui tout nouveau voyage. Et voilà qu'il leur faut, aux Arméniens, repartir en campagne à chaque livre lacunaire, à chaque article mensonger, à chaque déclaration incongrue, à chaque raccourci journalistique… Toujours les mêmes, criant toujours la même indignation au point que dans les rangs mêmes de Arméniens certains vont jusqu'à traiter ces vigilants de la mémoire d'obsédés en délire, animés qu'ils seraient d'un triste complexe de persécution. Et il est vrai que parfois, l'ivresse patriotique aidant, certaines têtes tombent dans la schizophrénie, le corps ici, l'esprit ailleurs, incapables de discerner dans leurs propos ethnocentriques la moindre parcelle d'incohérence.

Mais il est vrai aussi qu'avec la montée des oublieux et des négateurs, les protestataires de service ne peuvent pas faire mieux que de hausser le ton et de faire valoir leur droit légitime à une mémoire décente. Or, dans un pays policé, les Arméniens, peuple pacifique s'il en est, répugnent à se montrer intempestifs et outranciers. Favorables à une Europe apaisée et tout autant active, les voici obligés de dire non devant l'éventualité désobligeante d'une Turquie triomphaliste. Ce non, ils ont mis des décennies à le sortir de leurs bouches et à le mettre en pratique devant l'indifférence générale que suscitait leur cause, soucieux qu'ils étaient jusque-là de ne pas froisser une France accueillante, protectrice, pourvoyeuse de travail et de libertés. Et voici qu'aujourd'hui ils s'enhardissent de nouveau, sortent de leurs gonds, n'hésitant pas à remonter ses bretelles au Président même, fauteur de trahison feutrée sur ce qui leur tient le plus à cœur. Pour autant, fallait-il rester dans les règles de la bienséance et traduire ce " Non à une Turquie négationniste ", si peu européen par ce manque de générosité dont témoignerait pareil slogan, en " Oui à une Turquie reconnaissante", histoire de positiver, pour signifier que les Arméniens consentiraient à donner leur accord en échange d'une reconnaissance du génocide par l'État qui en porte encore la responsabilité ?
On n'ose pas imaginer quel monde serait le nôtre s'il était à l'image des livres falsificateurs que nous pondent régulièrement les amoureux de la cause turque. Ni celui que nous réserverait un président touché par la grâce assassine et cynique de ses politiconneries du genre de celle qui nous fut servie récemment. Ce serait un monde de l'impunité et de non droit, où l'arrogance des meurtriers le disputerait à la rancœur des victimes. Que vaudrait l'Europe sans le pardon allemand au peuple juif ?
C'est pourquoi le NON arménien est profondément, sincèrement, viscéralement européen. Les Arméniens ne sauraient avoir honte de ce NON-là pour la simple raison qu'il s'inscrit dans la conscience de plus en plus grande que les nations ont des zones d'ombre qui entachent leur histoire. Avec ce NON, ils contribuent à éviter que l'oubli n'assassine l'avenir. Car tel est le message qu'ils adressent à la Turquie en particulier et au négationnisme en général. La Turquie se trouve confrontée à l'épreuve initiatique de la reconnaissance du génocide de 1915, qui la fera ou non passer à l'âge adulte européen. Ni les ruses diplomatiques, ni les intérêts économiques, ni les restitutions lacunaires de l'histoire, ni les réformes cosmétiques ne viendront à bout du NON arménien à une Turquie fière de ses meurtres. Car ils seront cette mémoire-là du criminel, plus redoutable que l'accomplissement même de son crime. Comme le mensonge a fait tomber la forteresse de l'Union soviétique, la Turquie implosera sous les assauts de la vérité au sein même de la conscience turque. Les tabous dont on abreuve aujourd'hui les jeunes esprits turcs sont rien moins que des bombes à retardement. La Turquie se trompe si elle croit pouvoir échapper à une mondialisation du pardon qui gagne en contagion les nations ou les institutions coupables de folies meurtrières, même si ces folies persistent ici ou là au point de renvoyer au-delà de plusieurs générations tout espoir de réconciliation. Il n'empêche. On n'entre pas dans l'avenir des hommes sans s'être lavé les mains de son passé sanguinaire. Car cet avenir est à un monde où ce genre de NON indigné, révolté, blessé, devra céder la place à la pacification de l'histoire.
Et l'Europe de dire : Oui à la Turquie reconnaissante.

Juin 2004

 

 

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