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ont tué Pipo
( élégie)

Pipo paumé Toulouse
ô Toulouse
mort tué balle
Que croyez-vous qu'il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva
ô Toulouse
circonstances du drame confuses
seule certitude balle de calibre 765 provenant d'un pistolet automatique des services de la police
entrée par le cou ressortie par la poitrine
Biba avec lui l'a vu marcher au ralenti
tournoyer s'appuyer partout
comme ça sur cent mètres
puis a glissé sous une voiture
est mort
et là sera découvert le lendemain
une passante sans-souci
corps reniflé par son chien
angle du caniveau
eau des pluies
sale
vers l'égout noir
et puis vers la garonne
Je revois ton pavé ô ma cité gasconne
ton trottoir éventré sous les tuyaux de gaz
J'imagine sang j'imagine eau sale
ensemble se mêlant j'imagine
et l'eau qui boit le sang
jeune homme venu là de sa périphérie pour y mourir
dans Toulouse la rose
Qu'il est loin mon pays qu'il est loin

1
Un mois n'ai pas écrit
(mois sans moi est moi perdu )
impossible m'y mettre le doute
et tellement dans l'inoccupation
flottant désert et domesticités
me donner des devoirs c'est toujours vide et vertige
me coucher-regarder les arbres pousser aux fenêtres
et puis dormir à bout
extrémité
à peine si me délire le monde
indignation et parfois un peu plus
j'ai beau lire c'est toujours me parler dans la tête
hurler que non
et puis l'autre est venu
jeune homme voleur de voiture et révolté périphérique
inconnu pas de mon coin
tout juste un effronté frimeur eunuqué du travail de la consommation de la belle espérance
particule élémentaire dans le contemporain
mais voilà il me tient me fait penser face contre lui
on l'a tué c'est dire nous tous
coup parti oblique du haut du corps à l'aine
ça devait bien finir comme ça feront les imbéciles
en meurt tant des comme lui casseurs
a sur cent mètres marché au ralenti
blessé il a marché cent mètres
et fait quoi pensé quoi son sang tout à coup affolé qui perd ses voies habituelles
pleut à verse dans corps qui ne sait plus
Pipo son esprit tourne à vide
a beau s'appuyer aux voitures tout se dérègle
tout se met à tomber autour

*

Ils l'ont laissé mourir.
Même un chien on le laisse pas mourir.
On se demande qui a fait ça

Ce soir du douze XII à Toulouse
on tombait déjà dans le treize un dimanche
des policiers en patrouille,
mi-anges de paix mi-gardes chasse,
ici si tu cognes tu gagnes
cherchaient du voyou en vadrouille, du flagrant délit en veux-tu en-voilà,
du vol de voiture appartenant à tout lousain honnête.
il y a de l'orage dans l'air et pourtant
Pipo et Biba se faisaient une BM,
ou bien peut-être pas sans vouloir la tenter vraiment.
Percutés marche arrière, les keufs auraient dégainé dès leur caisse.
Biba a réussi sa fuite. Pipo pas.
Une main du brigadier bride le gars, l'autre s'éclate en l'arme,
un coup parti comme on s'en rend pas compte.
Résistance, imprudence, allez savoir qui fit le coup.
Biba verra l'autre s'enfuir,
mais comme au ralenti,
et tournoyer, et s'appuyer partout.
ta violence bouillonne jusque dans tes violettes
Deux coups de feu diront les patrouilleurs.
Cinq, fera Biba.
Pour moi, Pipo, un seul a suffi, à bout touchant,
rentrée et aussitôt sortie, balle de calibre 9.
On croyait du 7,65.
Non, du 9 mm. Entrée par l'épaule droite, ressortie par l'aine gauche.
D'ailleurs elle manque au barillet du brigadier.
Ah !
C'est quand on lui rapporte qu'une habitante du quartier aurait retrouvé le corps de Pipo,
Il avait une bonne famille Pipo
il était gentil poli ; toujours à l'école, pas le genre à faire peur. D'accord il a fait une connerie.
Qui n'en a pas fait, même chez les hauts placés ?
que le tireur-qui-ne-sait-pas-qu'il-tire
"Le coup est parti. Je m'en suis pas rendu compte."
aurait vérifié son arme
et se serait alors aperçu
qu'une cartouche manquait à son barillet.
Un inspecteur n'arrête pas de dire à ma mère qu'il m'aura, qu'il me mettra au zoo avec les singes.
Or, selon des sources policières,
deux des mousquetaires
en partouille
se seraient rendus sur les lieux
après coups ( s pour les deux coups de feu )
afin de rechercher leurs douilles
et effacer les traces de leur passage.
Mais l'un d'eux, policier auxiliaire,
aurait gardé sur son uniforme restes de poudre et marques de brûlure.
Et pourquoi, qu'on me dise,
Ils nous traitent de voyous, c'est eux les voyous.
n'ont-ils rien déclaré, après qu'ils ont tenu leur arme,
ont appuyé sur la gachette,
et fait le coup de feu,
rien dit, rien écrit, nos innocents gardiens
qui nous épargnent du péril de la catastrophe et du naufrage ?
Rien à personne. Pas même au papa hiérarchique. Pas même.
Un flic tue et il ne va pas en prison.
Nous on vole une voiture et on meurt.
Après quoi le procureur dira
qu'il n'y eut pas
bavure, tout juste un concours de circonstances,
imprudence d'un côté, résistance
de l'autre. Deux coups de feu de types différents
ont été tirés en l'air pour avertissement
et l'autre de façon toute accidentelle.
Toujours est-il qu'un élément intentionnel
n'apparaît pas en l'état.
Dès ma naissance, je savais que j'aurais une mauvaise histoire.
Ici dès que ta mère te porte, t'es foutu.
On se demande
comment
un bruit provoqué par un coup de feu
à bout touchant ( selon l'autopsie pratiquée sur le corps de Pipo )
n'a pas pu être entendu
par celui qui portait l'arme,
le bout touchant le corps de l'autre à l'épaule droite.
Comment ça ? Comment ça ?
Ils regardent trop de films à la télé et se prennent pour des cow-boys.
Comment ça ?
C'était un pistolet à eau qu'il tenait dans ses mains,
le keuf,
rien que pour faire peur,
un simili-pistolet en plastique qui crache du jet,
si léger dans la main qu'on ne sent pas le recul,
un pistolet soft, en quelque sorte ?
C'était prémédité.
C'est un crime avec préméditation.
C'est clair et net.
Oui. Comment le bruit,
le gros bruit de crachat,
le bruit de fer qui casse tout sur son passage,
et qui vous troue n'importe quelle chair, animale, végétale, humaine,
on se demande bien
comment il n'a pas été entendu
par celui-là même qui l'a commis.
Le juge, qui c'est qu'il va croire, le policier ou l'Arabe ?
Surprenant, dira le procureur.
On comprend mal.
On ne s'explique pas.
Ils l'ont laissé perdre son sang sans intervenir pendant plus de deux heures.
Voilà pourquoi nous avons la haine.
Pourquoi
les policiers ( dira un autre )
n'ont pas indiqué à leur supérieur
qu'ils avaient fait usage de leur arme
deux fois.
Pipo n'est pas le premier, et il ne sera pas le dernier.
D'autres suivront comme lui, demain, plus tard.
Les défenseurs du policier
ont plaidé en faveur de la thèse
du coup de feu accidentel.
Version du brigadier :
" Le coup de feu est parti,
c'est sans doute quand j'ai cherché à me saisir du jeune Pipo.
Il était dans la voiture volée dans laquelle il circulait avec son copain.
Celui-ci s'est enfui, poursuivi par mon auxiliaire."
Pipo est parvenu à se dégager et il a pris la fuite.
Puis il a ralenti, s'est mis à tournoyer,
il s'appuyait partout.
Et si c'était Pipo qui avait tué un flic par accident est-ce qu'on le laisserait libre ? Il prendrait perpète.
TOUS LES ÉLÉMENTS OBJECTIFS DU DOSSIER
NE PERMETTENT PAS DE METTRE EN DOUTE
LA VERSION DU POLICIER.
La police nous protège.
Mais qui nous protège de la police ?
Voilà pourquoi
le parquet n'aura pas demandé
le placement en détention provisoire
du brigadier.
lL N'Y A QUE DIEU

2
On se demande
qu'est-ce qui peut permettre à l'homme de mener vie supportable
si partir vaut d'aller par monts et par vaux
que parte celui qu'on asthénise et qu'on ronge à l'esprit
parte credo personnel en tête
loin des noms jolis et piégés
Reynerie Mirail Bagatelle Izards Empalots
escroquerie qui rend rapace n'importe quel fils de l'homme
le rainure le raille le gâte l'use et l'empale
parte habiter sur les plages
puisqu'on veut pas de lui au centre vivant des villes
au centre centre ventre de la vie
étranger qu'on tragédise qu'on étrangle avec des murs
on le rend frénétique insatiable voleur assassin
né pour rien
dans la massif espace périphérique
bout du monde trou du monde bout du trou du cul du monde
au sein du noir critique
par-delà les boulevards de ceinture
dans l'insupportable les réflexions d'hiver et les longues soirées
où l'on manque de tout
eau claire pour les poumons vent pour les yeux fleurs pour les oreilles
silence pour les globules rouges
Toulouse
fleur de corail que le soleil arrose
La ville a perdu son ô
Bellefontaine coule son pus
relents de résidus surfaisandés digestion lourde
des poucets version barbare trouent à coups de voiture le ventre des vitrines
en désespoir de cause.

*

Entendez-vous ces cris de haine,
venus d'une cité massacrée.
Des filles en blanc ont défilé.
au ralenti
Douleur blanc deuil comme en Islam.
Périphériques élèves nés aux périphéries du ventre ville
Toulouse ô Toulouse
tous lycéens polyvalents
ont défilé processionnellement
ont défilé dans la ville ni rouge ni blanche
c'est peut-être pour ça qu'on te dit ville rose
ont défilé ont défilé ont défilé cinq cents
ont déposé déposé ont déposé leur rage en fleurs
sur le trottoir le trottoir où le trottoir
éventré sous les tuyaux de gaz
Et filles de lire poèmes,
frère de demander le calme nécessaire au recueillement, le calme.

Plus loin c'est deux mille virulents qui attendent
le cortège des pèlerins processionnaires.
Des garçons la plupart.
L'hôtel de ville aux portes closes fait re-
lâche ou quoi ?
Le maire, le Beau Dix, n'a pas eu un mot pour la famille de Pipo.
Il parle que des dégradations.
N'a pas voulu partager notre tristesse.
Portes closes à l' hôtel de ville
Ils ont apposé des portraits
avec écrits dessus ils
ont
tué Pipo

Les commerçants font tomber leurs rideaux
à mesure qu'ils approchent.

Tension devant la préfecture et policiers derrière la porte.
Lourde, lourde, lourde porte…
On brandit un drapeau algérien.
Les policiers, ils ont les séquelles de la guerre d'Algérie.
Certains crient, d'autres chantent.
On veut du boulot.
Pas des balles dans le dos.
Justice ! Justice ! Justice pour Pipo !
Le soir on incendie.
Voiture-bélier sur un garage
Est caillassée la moindre auto qui passe.
C'est fini, maintenant c'est la guerre, on a la haine contre la société.
Le soir est plein de CRS.
Cinq compagnies mobilisées.
Affrontement contre une poignée d'irréductibles.
Policiers casqués de Toulouse et Marseille
contre des jeunes partis se réfugier sur les coursives.
Le quartier est le terrain de jeu des CRS.
C'est quand ils sont là que ça pète.
Trois seront pris.

3
On détruira beaucoup
suffira d'attendre
que le sang monte crever que c'est pas l'idéal
que les frontières crèvent aussi et que l'air retourne aux narines
fauves mis en état de gêne n'ont plus la trouille de jouir
enfants de zéros refusant tractations
souffrent s'ennuient malheureux devant les portes
lâchés dans leur charnier dégueulés dans le croupissant
avec l'haleine massacreuse
On est rejetés grave.
Ça pète aux yeux : du chômage, pas d'aide,
des gosses obligés de partir un peu mal,
des bâtons dans les roues,
des cages à poules pour vivre.
Forcément la tête est en mauvais état
alors on s'acharne contre tous contre tout
marchands du centre et belles caisses
font sonner la ville là où ça dort.
on fonce dans le mou des vitrines pour éventrer la citadelle
ô Toulouse
fonce pour éventrer éventrer la nuit de leur tunnel
sont pompés vers la victoire
peu importe qui perd ou qui perdra
vol éventré de vitrine
comme ça vont dégueuler leurs nuits sur les magnats
qui leur bouffent le sang
On est enfermés et seuls.
Dehors, en ville, les gens nous "sentent".
Ils se méfient, ils nous méprisent.
Parler d'eux au lieu de se faire son poétisier parler d'eux encore

*

Alors, comme ça, petits frères, le dégoût, le dégoût ?
- La haine, combattants des premières lignes, c'est nous la haine.
On nous a forcenés. Et maintenant va l'apaiser le fantasme du foutu devenu apache.
- C'est là, quelque part et partout, une dictature muette.
Qui forcément nous dérange. Qui nous démange forcément.
- Vivre devient quelque chose d'incompatible, et on le crie.
- Quelque chose ?
- Etuve. Etouffade. Quelque chose grave.
- On nous fait visqueux tellement c'est humilié qu'on vit.
- Et comme ça c'est se mettre à servir la destruction pour surnager.
- Cancérisés qu'on nous a faits, au moral.
- Mais non. Non !
Les gens d'ici, ils agressent passivement. Il suffit de voir comme ils sont avec nous.
Ils nous narguent. Ils nous insultent nous provoquent nous fouillent, nous tâtent les couilles, même si on a présenté nos papiers. Si tu protestes, ils te répondent: c'est nous qu'on commande.
- Nous, maintenant, on se divertit dans le vol et la destruction.
Ça fait sensationnel, mais c'est une maladie.
- C'est une ville jacasseuse, ici.
Titanesque, pharamineuse, pleine de grands travaux, tandis que nous on nous ratatine.
Alors plutôt que de se faire mazouter comme des calamiteux,
on préfère incendier le tableau.
- On nous a mis dans des agglomérats pour échoués, avec des jouets pour l'esbrouffe.
Eh bien, ils auront leurs feux d'artifice, droit dans le mille.
Tout ça c'est voulu, ils nous ont amenés ici comme du bétail, ils nous ont entassés On n'a pas choisi d'y vivre.
Maintenant, ils voudraient se débarrasser du quartier.
Ils nous laissent pourrir.

4
Dans le même temps l'écrivain vaporeux fait son œuvre
encastré dans sa charognerie orgasmatique entre deux mots deux livres
d'autres emboîtent lubies en débats
chiots aboyant selon leur seule physiologie
cloches résonnant par ventilations
"On va traire leur poison à ces vandales,
les mettre à mijoter dans le stagnant d'un quatre-murs.
Là, ils rêveront de rose à en crever.
Ils en perdront l'envie de transformer la ville en explosions."
C'est que là est le Trou Trou d'uc urbanistique où nul ne met le nez
des sans-voix font d'imbéciles résidus se traînent au ralenti
désir et cul-de-sac
" Et pressez-moi ça, bon dieu !
Videz-les ces têtes, videz-les d'avenir !
Pas pour eux ! Pas pour eux ! Ça non plus, pas pour eux !
On en fera un Père-Lachaise à la fin de leur périmètre excentrique.
Pourtant, on leur avait donner des noms qui font merveille,
Mirail, Bellefontaine, Bagatelle… Mais non. Ça veut mettre l'enfer partout."
Enfer la générosité qui paye pour leur désœuvrement
Leur incertitude les saloperies de la fatalité
pendant ce temps l'écrivain parle
de lui hivers qu'il passe à l'étranger on s'extasie ah !
et l'autre engorgé dans sa bière qui réfléchit sa prose au petit trot,
pustuleux petits assassins qui baisent leur image et qui taisent le noir
tous l'autre côté du monde l'autre côté

*

5
petit crabe toi encastré et vivotant
dans ta cage à longueur de jour
quel absolu mettre sur la table des hommes
tu renacles répètes mirlitonnes sur les fausses notes
du grand orchestre économique
et sus aux tyranneaux
asservis que nous sommes tous amputés de l'aventure
tu le dis le dégueules et tes fibres jacassent
mais rien que des mots tout ça du parlage à remonter les horloges
à quoi rime le mot qui sèche en pur ton d'aquarelle
tout juste bon à lire à oublier même si l'acrobatie vocalise admirablement
cherches-tu à faire quoi superstitieux qui crois et qui crains
On est enfermés et seuls
- On est enfermés et seuls
ils disent et c'est leurs mots
font mal aux tripes
ils cassent ils saccagent et dans le fond ils appellent
regardez-nous comme ça qu'ils crient en défonçant les vitrines
Il leur faut que ça claque briser tout ce qui tient debout
faut déglinguer ce bazar-là
ô Toulouse
Il n'y a rien ici pour nous.
On se fait virer des écoles.
On se lève l'après-midi.
Et on traîne la nuit dehors
comme des chats errants.
Sont des errants et bientôt seront parqués comme des voleurs
entubés parqués perdus mis hors d'état de nuire
mais qui mettra au trou les violeurs de leur vie
les vaporeux qui font trop les crabes derrière leurs murs ministériels
ou byzantinent sur les châtiments à donner
à ceux-là qu'on nourrit de rêveries matérielles jusqu'à l'obésité
et qu'on navre avec l'appât tenu toujours plus loin

*

Quand ils ont eu la peine, ils ont eu la haine aussitôt.
Peine d'avoir perdu un ami.
Pipo, comme on le surnommait,
c'était un dernier de famille.
Une bonne famille qui habitait la Reynerie.
Sept enfants qu'ils étaient.
Lui, élève d'un BEP en compta.
Gentil, poli, tout ça.
Toujours à l'école,
Pas le genre à faire peur.
Mais voilà.
A fait une connerie.
Qui n'en a fait ?
Même chez les hauts placés,
qui ?
De partout ils sont venus dans le quartier.
Et maintenant tout le quartier fait rage.
Au-delà du périphérique ils sont plus de 400,
venus de Bagatelle et de Bellefontaine.
Ils ont mis le feu aux poubelles,
puis c'est le tour des voitures.
Pour boucler le quartier, ont placé un bus en travers,
le ligne 13 que prenait Pipo pour aller au lycée.
On le brûle à son tour que ça empêche les CRS.
Impossible aux habitants qui rentrent de week-end de retourner chez eux.
On se jette cocktails Molotov et grenades lacrymogènes.
Et c'est ainsi jusqu'à onze heures du soir.
Rue de Kiev le gros bus fume encore.
La chaussée perd ses eaux en crachant.
Cendres et boue s'y mélangent comme on voit ça en temps de guerre.
Partout rien que du noir, noir du cramé, consumé, mort.
Et ces lames de feu sur fond carbonisé, dans l'échancrure des ténèbres,
c'est tout pareil à des filets de sang qui larmoient sur la peau africaine
d'un homme venu d'ailleurs et qu'on aura battu pour le rendre à sa nuit.

C'est qu'ici désormais, c'est force contre force,
le combat primitif des tribus,
la guerre des territoires,
Mille clous contre Moloch casqué, bouclié, blindé du coffre-fort.
Mille clous en jets de feu, en mots rapaces.
Peur contre peur,
le jour aux uns, la nuit aux autres.
Mille clous crachés sur le miracle économique.
ô Toulouse vieille rose

" Les cris de guerre des Bakouni lancés à l'adresse des Waïaïa devenaient de plus en plus violents. Les Bakouni bondissaient en brandissant leurs lances et leurs boucliers. Ils accusaient les Waïaïa de les avoir amputés d'un des leurs. On avait trouvé Tokloklikut mort d'une flèche Waïaïa dans le dos. Il leur fallait le sang d'un Bakouni pour venger la mort de Tokloklikut. Les flèches et les lances sifflaient au-dessus de la rivière Araba, de part et d'autre de laquelle se tenaient les deux groupes en pleine effervescence. Mais les Bakouni faisaient preuve de la plus grande agitation. Nul doute qu'ils cherchaient la faille pour traverser la rivière et pénétrer en territoire Waïaïa. Les Waïaïa, plus riches en raison des multiples cours d'eau qui sillonnent leur site, avaient groupé leur population en un seul village. C'est là que les Bakouni porteraient leur attaque à la faveur de la nuit, au moment qui serait le plus périlleux pour les Waïaïa, car ils craignaient qu'on incendie leurs cases au hasard d'une flèche enflammée.
Extrait de " Visite aux îles Aklaktaklak " de Brice Thomasson


6
désœuvrés incertains
ce qu'ils sont
les jeunes encasernés qui craquèlent
amputés à mijoter dans la torpeur
rien à faire le merdier intégral point
si seulement si
ainsi font font et font les petites marionnettes
petits de Dieu crétinisés par les comptables du Château
capitalopathiques irrités et destructeurs qui
pour se faire admirer se faire voir briller et entendre
font bouillir de leur fièvre
la ville couchée derrière son rempart péremptoire et périphérique
l'ennui vole en éclats
image morte d'adolescent perdu qu'on se brise aux vitrines
quand derrière
est tout un inouï miraculeux de la matière qui fait bonheur à consommer
mais l'éloigné de nos progrès marâtres où le lait coule avec le miel
veut son cadeau sans passer par les comptes
comptes en banque comptes à rendre comptes à dormir debout
ne sait pas qu'il faut trimer pour être admis dans la doctrine
dans le saint des saints des vitrines aux dix mille saveurs
pour l'instant qu'il salive convoite se branle
devant les laiteries des abattoirs
ça l'aveugle voit que le blanc crémeux des façades
non le sang du massacre généralisé coulant derrière tout ça
le sang des bœufs des volailles
le sang aussi des comme lui qui n'ont plus que leur vide pour se payer du rêve
sans compter les sangs étrangers des mondes au-delà des vitrines
qui croulent dans les sables déserts
qu'on laissera crever au gré des sacrifices
il ne sait pas petit de Dieu quels traîtres maux sont les ennuis

*
ô Toulouse
Des messieurs dames dînent sur un bateau restaurant posé sur la Garonne,
ils regardent en mangeant l'Hôtel Dieu et Notre-Dame de la Grave.
C'est beau et c'est si bon de faire ça dans le mauve couchant d'un été.
ô mon païs
Saint-Ex aura dormi dans la chambre 32, Hôtel du Grand Balcon.
Mermoz y baisera sans réveiller jamais le triangle des filles,
qui deviendront propriétaires après la mort du père et la plongée des aviateurs.
ton rouge et noir
Croisée de sud, la ville fait son foie gras au gré des métissages,
espagnolant ses rythmes, bandonéant ses airs, tanguinolant toujours,
avec ce goût de rêverie argentinienne au vieux café de la Concorde.
Voici le Capitole
C'est ici que le maire marine dans son pus, l'élu de tout lousain, ennemi des lousers.
Là, au balcon sous l'horloge, qu'il bande au ciel ses trois sexes étendards
éjaculant en coulées flaches des carrés de tissu frappés d'étoiles et des multicolores.
Les ténors enrhumés
se collent des ventouses aux yeux pour ne pas voir l'exorbitant.
C'est dire. C'est dire. C'est dire comme ils ont mal au regard,
criant qu'ils ont tout fait pour éviter le pire. Et pourtant ! Beau Discours
n'a pas voulu partager notre tristesse.
Au Puerto Habana, sur les berges de Port-Saint-Sauveur,
des filles dansent une salsa bien cambrée.
Un Africain solitaire boit du champagne, sa coupe a la beauté d'une femme.
qu'il est loin mon pays qu'il est loin
Marche en carré, cloître des Jacobins, chante avec les cyprès,
chante avec les colonnes. Les buis coupés géométriques piègent Dieu pour tes prières.
Les tuiles ont des rondeurs toscanes. Manne en ce puits pleut comme immatérielle.

*
C'est fini. Maintenant c'est la guerre.
Un torrent de cailloux
On a la haine contre la société.
Maintenant, c'est la rage.
Maintenant ainsi qu'il fut toujours.
Les jeunes têtes en ont assez des vanités diplomatiques,
et des rapports savants, et d'être pris pour des plus rats que rien.
C'est la nuit où se parler fait mur.
La parole ne sert plus à rien.
Maintenant comme il en fut toujours
quand les uns réussissent au détriment des autres,
les ogres aux dépens des petits ogrifiés,
cultureux contre aculturés.
Nous avons fait de notre vie un art, disent-ils,
art du bien vivre et du manger, art de la pierre agencée, nous avons fait,
comme il est dit que soit pensée toute civilisation.
Et voici que les venus-d'ailleurs menacent notre camp, menacent,
les mesquins, d'agiter nos progrès considérablement miellés et magnifiques.
Mais les agitateurs n'ont pas l'étourderie en tête,
ils sont les galériens du vide et de l'ennui.
On a connu toutes les galères.
On ne voit jamais rien.
Et maintenant je dis
que ce n'est plus vivable.
Et maintenant c'est marre.
Ce sont eux les barbares, ces jouisseurs du monde qui confinent les autres aux caves.

Quand on sort d'ici et qu'on s'appelle Miloud ou Akim, il n'y a plus de patrons.
Pourtant du boulot, en interim, il y en a.

*

7
Longtemps ils se souviendront de Pipo
parti en coup de feu
feu aux poudres et tout à coup déferlement d'incendies partout
extase à tout casser qu'ils se sont pris
fallait voir ça l'affrontement de deux humanités
des cris en jets de pierres
contre leurs masques et leurs crachats lacrymogènes
fallait voir s'essouffler les cuirassés saucissonneux
armée métallique harnachée pesamment foncer dans les ténèbres luisantes
tandis que les graciles manigançaient des ruses pour les meurtrir honteusement
Pipo aura connu l'apothéose
mille étincelles remontant par le feu à l'air libre
on le racontera mort accompagné d'effervescences
tandis que jusque-là les jours faisaient leur gras
que chacun s'empêtrait sourdement dans la traîtrise de l'inerte et de l'inaction
on dira ces nuits ravageuses
où les foutus-stériles auront cassé du policier-robot
bus en feu jets de boulons et de billes
les volées de cocktails Molotov
et ÇA sismographistes des cités ce n'était pas de la bavure
rien qu'un effet de ressort brusquement détendu
ça libère du fracas ça frappe juste à coup de fronde ou de gourdin
là où le vide fait centre
faciès délictueux contre faces anonymes de bourreaux
et boum reboum débordement des bouseux qui ne raisonnent plus
la lutte fatale quoi

*


Quoi ! Quoi ! On est quoi dans tout ça,
sinon noir dans le trou noir ?
Et on y va, on y va, plus profond, le trou noir. Notre
noir, le noir de notre peau.
Nés comme ça, c'est notre blessure.
C'est contre nous qu'ils en veulent.
Police, patrons, même refus, même tracas.
On écrit sur les murs des cris, Bon Dieu, des cris,
d'autres trouvent ça idiot, sale, insolite, illisible.
Mais ces lettres brisées, énormes, qui font des contorsions,
c'est nous.
On veut que ça se montre, on voudrait que ça parle aux yeux,
sinon que ça déborde, ça merdifie le salarié tranquille, blanc comme sel,
qui va tous les matins à son boulot comme un papa mobile.
Pour nous ce petit paradis bien bourgeois, c'est l'impensable.
Alors criez : "Au feu les pompiers ! "
On contaminera vos fils, on noircira vos petits-enfants.
Ça va être le Chaos, je vous dis,
vous vivrez dans vos villes avec du pus poisseux à tout instant :
dans vos trains, dans vos nuits, vous paierez pour vos pères.
Foutus pour foutus, nous briserons vos logiques.
Pauvres assoupis, avachis par le style,
nous avons sur vous d'être la fausse note délireuse
contre laquelle on ne peut rien.
Les uns qui tomberont feront naître d'autres relèves,
et le nombre fera poids, il fera rager la culture,
la vieillerie culturelle qui n'arrrête pas d'agiter ses grelots.

*

Gens blasés peuvent crever d'angoisse.
Ils peuvent se retourner le blanc des yeux, crouler dans leur infection.
Abattu des abattoirs devient pur hystérique.
Alors, qu'une ivresse vienne combler ce vide-là !

Les naigris meurent sous les coups,
effarés, égarés, taches de suie sur le ciel françois.
C'est que, dans l'exercice de leurs fonctions,
les fonctionnaires involontaires de l'homicide
n'y vont pas de main morte. Ah ça non !

Certes Mieux vaut mourir victime
que tuer assassin.
Mais tout de même.

Tué d'une balle,
Youssef Khaïf,
balle en pleine tête,
jeune au volant, voiture volée...
On jugera ! On jugera !
Jugera qui ? Jugera quoi ?
On verra ! On verra !
Au suivant !
Aïssa Ihich,
en garde à vue,
matraqué, frappé au manche de pioche,
meurt étouffé par une crise d'asthme.
Non-lieu. Appel. Attente.
Au suivant !
Et ainsi de suite.
Les régistres sont pleins de bavures policées.
Pleins de rendu, vomi. Les malfrats foudroyés au pistolet mitrailleur,
comme si de rien n'était.

Houari Ben Mohamed aura traîné sept ans sa mort,
tiré à bout portant par un neuf petit chef,
sept ans d'attente pour lui donner justice,
sept ans pour six mois de prison.
Au suivant !
C'est qu'on sévit dans l'allégé.
Les hérauts de la loi tirent comme ils crachent,
à bout touchant sur l'insurgé, avec l'impunité
de qui met dans le mille au premier coup,
sur tous ces resquilleurs de nationalité,
pantins de foires qu'il faut buter, buter, buter.
Au suivant !
Bouziane Abdelkader, on l'aura tiré par derrière,
balle au creux de la nuque,
quand il fonçait sur un barrage.
Au suivant !
Sydney Manoka Nzeza,
mort au commissariat,
processus asphyxique par contrainte thoracique.
Au suivant !
Djamel Bennaka,
mort au commissariat,
balle au thorax.
Au suivant !
Makome M'Bowole,
mort au commissariat,
balle dans la tête.
Au suivant !
Fabrice Fernandez,
mort au commissariat,

8

C'est oui toujours les mêmes
mêmes qu'on blesse ou qu'on tue
tous avec noms pour mépris
savent que vivre est ici l'imposture
dans ce gueuloir du gueuleton et de l'égalité
enfants de l'invasion gauloise en de lointains pays
n'avaient nul besoin qu'on les cherche
où la vie était du naturel événement
mais c'est là qu'ils sont nés sous des murs bien trop hauts
aux pieds de maîtres cocardiers
monuments de leur mort
shérifs ont besoin des chétifs pour se désinfecter l'esprit toujours
et de temps en temps leur prend l'envie de cartonner
tartarins et tarés qui voient en eux aussi clair qu'au Q noir des charades
comme les princes du pire s'amusaient à dégommer leurs domestiques
à balles réelles excités de les faire courir à tout va
prenant plaisir à leurs effarements
nargués et naigris c'est violeurs et violés
couple qui tâtonne en pleine ordure là
où l'imprévisible est limitrophe
et comme ça le pays balance entre pesant du rêve et duretés
tant que les nus crèvent au trou les porte-boucliers de la France libre
feront barrage au sang impur par le tir au pigeon fragile

*

9
Ont tué Pipo ont fait sauter sa jeunesse
comme ça rien qu'en claquant des doigts
a suffi à un index de se mettre en crochet
de fléchir d'un cran pour déclencher le feu
sur un adolescent formé pour l'immortalité

D'abord aura couru
puis titubé partout en s'appuyant partout
ensuite a roulé sous une voiture dans le caniveau
ô Toulouse
Petite mèche sa mort qui met le feu au cul des généreux civilisés

Gangrenées villes l'une après l'autre vont devenir barbares
Qu'un seul des leurs crève abusé par un hurluberlu gardien des vies et des lois
et c'est l'orgie des offensés dévoreuse du bien commun

Orgie orgie un jour qui sera générale réponse des foutus
à ce mauvais bonheur pour travailleurs dégénérés
ils savent qu'on les étrangle mis en attente d'humanité et loin d'un vivre clair et net
et que demain entrés dans le rang des fortunés petits
la vie serait pareil étranglement
pas d'ailleurs fils mais encerclement par le clinquant de la quincaillerie moderne
et pas d'autre échappée vers le rêve que le vice ou la détonation

L'orgie sera
grand fracas
au coffre du ghetto
ça viendra tomber dru fruit de nécessité et passion naturelle
plaisir du bizarre à tout déboutonner
débâcle à l'air libre des réclusés de l'ombre
Plus rien à perdre

*

À Toulouse la rose on a tué selon la loi un petit voleur de voiture.
Saison de confusion mielleuse qui se met tout à coup à puer.
Dans les années du monde ce fils de rut sera vite oublié,
grain de poussière au gré du vent. Allez savoir où comment
pour qui sa mémoire serait un rêve à savourer.
ô Toulouse
Pour l'heure, petit voleur, on a volé ta vie,
et ton vide fait lourd dans le chœur troué de tes frères.
Sur le rose des murs tu fais tache de sang. Invisible présence.
Qu'un homme mette en scène tes faims aventurières,
prétexte à dépoétiser le réel mis en mots,
c'est pour te mieux entendre et voir comment tu titubas.
ô Toulouse
L'épouvantable est familier.
Sûr qu'ils ont craché sur ta jeunesse interrompue
dans le secret de leur sommeil, les toulousains.
Mais dans la nuit mûrit la ruse du recroquevillé.
Un jour s'écarteront les plaies pour cracher du bizarre.
ô Toulouse
J'ai cru à tes ressentiments, ils préparent au vacarme,
et, tant bien que mal, je t'ai suivi à pas perdus
avec l'esprit d'un prisonnier qui se laisse mourir.
C'était toi, jamais vu, qui tombais en embrasant mes yeux.
ô Toulouse
Toulouse
Ô

(septembre 1999)

 

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