Mariné Pétrossian : l'infime intime étrangeté des choses

Loin de nous l'idée de laisser croire au lecteur de Nouvelles d'Arménie Magazine que le choix de présenter Mariné Pétrossian, après Violette Krikorian et avant Arpi Voskanian, toutes trois poétesses, induirait une quelconque assimilation de la poésie arménienne à un monologue vaginal simplement plus subtil ou autrement plus éruptif que les touchants témoignages de ces deux cents femmes qui nourrissent le fameux texte d'Eve Ensler. Il est vrai qu'en Arménie la femme n'aura jamais assez de bouches pour mettre en voix les intimes confessions de son corps culturalisé à souhait. Mais il est précieux pour un peuple que des femmes aient la passion de la parole exprimée et imprimée dans la mesure où, mieux que les hommes, elles respirent au quotidien les archaïsmes, les fantasmes et les non-dits de leur environnement mental. Cette parole poétique, qui est censée produire sa forme au cœur d'une période troublée, compte au même titre que la parole politique en ce que la femme concentre et met au jour par l'écriture les anomalies et les insuffisances d'une société à laquelle est confrontée son aspiration au bonheur. En effet, plutôt que de regarder vivre la rue, souffrir ou jouir le peuple d'une liberté retrouvée, comme un spectacle pittoresque, les vestales de la flamme poétique ont pour unique souci de laisser le quotidien le plus prosaïque engrosser leur inspiration. Elles ont compris que plus la poésie se moquera de la poésie, plus elle se fera antipoétique, mieux elle saura " être de son temps " pour reprendre encore une fois le mot de Tcharents.

Art poétique de l'antipoésie

Tout commence avec la publication en 2000, d' " Antipoésie ", recueil de poésies d'Armen Chékoyan, auquel va succéder un essai de Mariné Pétrossian, paru la même année dans les colonnes de Krakan Tert, intitulé : " Antipoésie ou quand le poète ne cherche pas d'alibi ". Cet essai donnera lieu à Dzarkadzor à des débats passionnés sous la houlette du secrétaire de l'Union des écrivains d'alors, Hrant Métévossian, et continuera à soulever par la suite d'autres discussions, d'alimenter les conversations, de faire circuler le mot antipoésie dans les milieux littéraires et artistiques.
" Dans mon essai, nous écrit Mariné Pétrossian, je me contentais d'analyser le livre "Antipoésie " d'Armen Chékoyan et le poème "Karake" (La ville) de Violette Krikorian, les considérant "comme les deux expressions les plus vives de la poésie contemporaine".[…] Je dois dire que mon essai souhaitait faire remarquer que la caractéristique principale de l'antipoésie est la dépoétisation de la parole. Pour y parvenir, l'antipoète a à sa disposition deux orientations possibles : du haut vers le bas, de l'intérieur vers l'extérieur. Le mouvement vers le bas consiste à montrer de l'intérêt soit pour les vulgarités du langage, soit pour les trivialités de l'existence. Quant au mouvement qui va de l'intérieur (le monde intime de l'homme) vers l'extérieur (la réalité externe), il s'exprime par le fait que les détails concrets de cette réalité pénètrent dans la poésie ".
De son côté, Vahan Ishkhanian dit de Chékoyan qu'il ne " cherche pas de nouvelles formes, puisque toutes les formes possibles sont épuisées. Il ne touche pas non plus aux thèmes éternels étant donné que même l'éternité finit par mourir. S'il traduit en vers la réalité quotidienne, c'est qu'elle existe, comparativement aux idéaux de la période post-soviétique qui se sont usés, comme sont devenus comiques ses principes, et de la même façon que se sont devenues obsolètes les valeurs des différents mouvements sociaux, ainsi qu'il le prouve par ces lignes : " Je ne suis ni dashnak, ni revanchiste, ni démocrate ni fasciste, mais ce qui se passe chez nous me concerne si je veux vivre normalement"."


Poésie zen, poésie bonzaï ?

Pour autant, le paradoxe veut que Mariné Pétrossian, loin d'être une adepte de l'antipoésie, n'en aura retenu que quelques aspects au profit de sa propre orientation poétique. Son intérêt pour l'antipoésie relève moins d'un désir d'appliquer que d'une volonté de connaître les courants de pensée qui dominent l'activité littéraire de son temps et de son pays. Elle juge elle-même ce parti pris de l'ambiguïté comme inconfortable au même titre que son rapport à la revue Bnagir à laquelle elle a cessé de participer.
" La revue Bnagir publie des textes très différents les uns des autres, mais ceux qui déterminent l'originalité de Bnagir, qui font que Bnagir est Bnagir, n'ont d'autre intention que de créer du bruit autour d'eux. Ce bruit fait partie des textes qui le provoquent dans la mesure où ils ont été écrits comme des anti-textes, ou pour parler de manière imagée, des textes "gueulards". Or les miens sont tout à fait l'inverse, ils exigent que le silence soit fait autour d'eux. C'est pourquoi, s'il est vrai que mes textes adoptent certains aspects de l'antipoésie, ils ne sont pas pour autant assimilables à de l'antipoésie, au point qu'ils sont devenus même au sein de Bnagir de l'anti-antipoésie. Ce n'est pas pour rien qu'on rapproche souvent mes poèmes de la poésie japonaise, qui est l'exemple même de la poésie silencieuse."
Contrairement à Violette Krikorian qui orchestre des compositions explosives et baroques et brasse les mots avec ampleur, n'hésitant pas à entremêler les sources, les mots du quotidien avec ceux d'une œuvre classique, à accumuler les rythmes, du largo au pizzicato, à malaxer les images, violer les métaphores, et larguer les amarres pour les 40èmes jouissants d'un imaginaire fatrasique, Mariné Pétrossian japonise dans le feutré, le nu et le minuscule. Bien sûr, pour cette habituée de la forme brève, " Erevan est une grande ville " fait long, mais chaque élément du poème est une goutte de pluie ou de silence ou d'observation, à la fois calme et passionnée, qui devient capitale. Rien à voir avec " Karake " qui inonde d'emblée le lecteur. Tandis que la poésie de Violette Krikorian constitue un univers en expansion, celle de Mariné Pétrossian s'apparente à une culture en pot d'une arborescence verbale miniaturisée, dans laquelle l'énergie se concentre sur son propre mystère. L'ambiguïté poétique de Mariné Pétrossian est d'être dans un rapport distant et complice avec les choses. L'impossibilité de s'installer au cœur de la réalité fait qu'elle habite le monde comme un malentendu, le désir constamment menacé par le désert, le trop sans cesse happé par le manque. " À la Bibliothèque / les livres sont comme autant d'orphelins " (" Erevan ", Éditions Comp'Act, trad. Vahé Godel, p.21). Ou encore : " J'avais soif/ j'ai demandé de l'eau/ à qui n'en avait pas " (op.cité. p.23). En d'autres termes, le charme - dans l'acception stricte du mot - de cette poésie vient de ce qu'elle situe le lecteur d'emblée dans la césure de l'être, dans l'entre-deux du vide et du plein, et encore une fois de ce qu'elle nous place au cœur de notre ambiguïté. En ce sens, s'il pratique une poésie minimaliste, une sorte d'arte povera transposé dans l'écriture, l'auteur de ces textes se fait langage, rien que langage, afin que le monde reste lui-même, rien que lui-même. L'antipoésie de Mariné Pétrossian consiste à capter la poésie au-delà du poétique.

L'asexualité féminine de la poésie.

Or, ce choix de Mariné Pétrossian, par ailleurs observatrice pertinente des mouvements sociaux de son pays, est délibérément une manière d'exprimer l'universel malgré la surcharge de culture nationale qui vient en permanence harceler l'inspiration. Cette forme personnelle, Mariné Pétrossian nous avouera l'avoir d'emblée mise en œuvre dès les premiers textes publiés en 1987 dans la revue Karoun. Sans avoir eu de maître en la matière, elle voit émerger de ses nombreuses lectures le poème " Zone " de Guillaume Apollinaire et François Villon, et plus loin, les poètes grecs et latins assidûment fréquentés durant ses années universitaires, sans oublier la Bible. C'est dire que rien ne vient expliquer précisément l'orientation qui est la sienne, pas même, comme on pourrait s'y attendre un soupçon de haïku. Même si l'artiste ne s'éveille à lui-même que par la seule émotion esthétique, l'originalité de son travail n'est pas imitation servile des autres, mais obstination à se discerner comme singularité. Or, la poésie de Mariné Pétrossian, qu'on pourrait croire facile, un brin naïve, est essentiellement un fragment d'humanité perçu par un être humain, accessoirement folklorisé d'une tonalité arménienne. Et comme la langue arménienne n'est pas aussi sexuée que la française par exemple, cette poésie assume pleinement sa vocation qui consiste à dire le rapport inquiet de l'homme au monde, au-delà de toute masculinité ou toute féminité. Ainsi, dans un même poème on trouvera ces mots qui disent tout : " La ville,/nul n'y parle ma langue… ", " Ah, devenir tel un galet/ dans le lit du fleuve " (op. cité p. 25). Nous n'irons pas jusqu'à dire que Mariné Pétrossian prend, par l'adoption délibérée d'un ton à la fois neutre et contenu, ses distances avec tout féminisme militant, mais aussi toute autre idéologie, comme si les pensées en isme avaient démontré leur inefficacité. Toujours est-il que son travail se situe dans le retrait pour qu'elle puisse mieux se concentrer sur les choses les plus élémentaires, intercesseurs privilégiés entre le moi et le monde, les accueillir à corps ouvert et en être ainsi fécondée.
Chahané Yuzbashian et Denis Donikian
N°97, mai 2004

Deux recueils ont été publiés en Arménie : Poèmes (Éditions Cossu, Erevan, 1993), Histoires canoniques (Éditions Zangak, Erevan, 1998), et deux en France : J'apporterai des pierres, (Traduit par Vahé Godel, Éditions Comp'Act, 1995) et Erevan (Traduit par Vahé Godel, Éditions Comp'Act, 2003).

Textes traduits :

En souvenir de Charles Darwin

singe - bête muette

je crois bien
que tu étais là avant
car tu es ce moi
que j'ai peur de regarder

ton corps velu
est la figure du destin

tu criais
moi je parle

Trois incidents

un jour d'automne
en me rendant au magasin
j'ai vu que la ville était autre
que mon argent ne valait déjà plus rien
j'ai décidé d'aller par les rues
de regarder de-ci de-là
jusqu'à ce qu'une chose arrive
ou que je puisse changer mon argent

+++

un jour d'automne
assise dans un café
j'entends le serveur qui parle
et je n'y comprends rien

la bière était d'autrefois
les prix étaient d'autrefois
voyant que je ne comprenais rien
le serveur est parti

+++

un jour de fin d'automne
je descendais l'avenue Bagramian
je vois que j'ai des fleurs à la main
sans trop savoir pourquoi

j'ai compris qu'une chose était arrivée
mais personne à qui poser la question
l'avenue Bagramian était déserte
et il pleuvait doucement

L'asphalte est rouge

L'asphalte est rouge
Je voudrais tant fermer les yeux mais impossible

beaucoup de monde autour de moi
me souvenir au moins d'un nom
je me souviens des nombres mille incohérents

quelqu'un crie tout à coup
et je ferme les yeux

quand je les ouvre l'asphalte est devenu rouge foncé
beaucoup de monde autour de moi

la rue s'arrête
une autre recommence

Pièce
cette pièce est vide
l'avoir aimée me l'a faite mienne
je n'allume le poêle
que s'il neige
sinon rien
rien dans cette pièce
même la fenêtre
d'où je regarde
la ville que j'ai aimée
devenue mienne
n'existe pas

Tramway
comme par hasard
joie surprenante
un incident est survenu
rue Baronian
depuis deux heures
que j'attendais
un tram qui ne venait pas
tout à coup je me suis souvenu
qu'il n'y avait ben
rien à perdre

 

NAM

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