Croix fleurie à Odzoun

 

Photographies : Denis Donikian

Mes souvenirs de quarante ans me renvoient l’image grise d’une basilique à l’abandon. Recouverte d’un tuf aux nuances de cendre et les pans de ses toits envahis d’une végétation tentaculaire hérissée d’arbustes. C’était la preuve que tout désir métaphysique avait perdu de sa puissance au nom d’un athéisme d’intérêt général. Et voici qu’aujourd’hui elle m’apparaît dans un habit de damier rose, aux accents orange ou ocre. Les architectes arméniens l’ont érigée sur un plateau si vaste qu’il a pu accueillir au fil des siècles des pierres tombales semées sans ordre au milieu des herbes folles. De fait, le lieu laisse émerger les ossements d’une foi qu’on aura idéologiquement désertée pour la rendre plus archaïque. D’autres stèles dressent sur des socles imposants des pierres noires sculptées d’une croix dont le dessin n’est lisible qu’en Arménie. On se dit qu’il ne s’agit là que d’une fantaisie d’artisan transmise de siècle en siècle et l’on ne cherche plus à savoir pourquoi.

Depuis peu d’années, officie à Odzoun un jeune prêtre tout en rondeur, dont les ancêtres vivaient dans le village de Vakev Kiough au Moussa Dagh, en Turquie. (L’homme s’est juré d’y retourner pour retrouver le platane dont la vastitude a permis d’en faire… un café). Der Vertaness Baralian a une voie grave, un œil tranquille et fin, une barbe luisante, aussi noire que sa soutane. Il explique savamment les lieux, montre les croix insoupçonnées sur les piliers, indique les pierres du IVeme siècle qu’on a mêlées à d’autres plus tardives. Odzoun, c’est plus de seize siècles d’une foi sublimée en architecture dans les plates hauteurs du Lori.

Or, en choisissant son homme pour que cesse son coma végétatif, la basilique semble vouloir commencer une vie nouvelle. Der Vertaness Baralian est un jardinier de la patience, un pragmatique qui a circonscrit son domaine avec l’ardeur des pionniers. Il connaît ses pierres par cœur, il les récite comme des psaumes à la gloire de l’arménienne ingéniosité. Au besoin, il n’hésite pas à faire de la Vierge à l’enfant que renferme sa basilique un exemple premier dans toute l’Europe chrétienne. Après avoir consolidé les murs d’enceinte, planté à leurs pieds des essences locales choisies pour leur ombre ou leur fruit, réparé les pans les plus infiltrants de la toiture, il a aménagé un coin de l’espace funéraire en aire de jeux pour les enfants du village. Il a compris qu’il fallait rendre Dieu à la jeunesse d’un pays dont l’histoire récente se troua d’un suicide spirituel. Or, voici que notre curé de campagne sème les usages de la croix dans ce village d’Arménie où les vies adolescentes sont grises, perdues, impatientes, à l’égal de tous les autres.

Pour sa basilique, il sait selon quel programme lui restituer sa magnificence. Il refuse même le béton armé au profit du savoir-faire à l’ancienne. Il rejette l’idée de mendier des sous auprès d’autorités qui ont toujours d’autres business à chasser ; sa force d’entreprendre a la densité de sa foi.

Et voici qu’au moment de nous séparer, il me montre une croix sculptée, enchâssée dans le mur d’enceinte. Il m’explique alors que le propre des croix arméniennes, contrairement aux croix européennes, est d’avoir des branches fleuries. Quoi des branches fleuries ! Je regarde… Que ne l’avais-je auparavant remarqué ! S’il est vrai que le bois de toute croix est loin d’être un bois mort, que la mort du Christ appelle la résurrection, les Arméniens ont cherché à l’exprimer de façon visible. Ils auraient donc inventé ça, d’inscrire la résurrection dans la mort et de la figurer. De sorte que de nos jours ce mécanisme de renaissance les hante encore. Et qui sait si aujourd’hui ce n’est pas lui qui fonctionne dans toute l’Arménie après les années Kotcharian de vie grise et de mort généralisée ?

 

Vierge et l'enfant à Odzoun

Croix de gochavank

 

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