MILO DIAS

La Déchirure

terre cuite, 15 X 12 X 7 cm

Notes et contre-notes sur Milo Dias, pétrisseur de têtes...

1
   Grimaçante humanité ! Milo Dias a pris le parti d'un expressionnisme réaliste contre les modes avancées de l'abstraction. Plus celle-ci nous éloigne de la figure humaine, plus le sculpteur s'obstine à mettre au jour de l'humain, rien que de l'humain. Un primitif classique. Seule l'intéresse la manière de sculpter qui fut la plus longuement pratiquée au cours des siècles. Avec la main et avec la terre. Son art ne doit rien aux matériaux modernes ; son acte artistique est au croisement de l'homme et de la chair terrestre qui partout l'environne. Le reste est affaire d'observation. Évocation du monde avant les mots. Car il s'agit de l'exprimer ce monde, et avec les matières qu'il nous offre. De dire l'homme sans le truchement de la parole. Puisque, dans le fond, elle n'y peut rien la parole.

2
   Les chairs ont des plis. Comment parler de ces plis qui sont autant de lèvres sans bouche ? La vie froisse la peau. À la longue, de petits séismes ont ainsi créé des courants obliques ou transversaux. Plis d'amertume. Mais aussi crispations qui ont laissé leurs traces. Pas n'importe où, ni n'importe comment. Respectueuse de la matière vivante, la main de l'artiste cherche la coordination orchestrale des sillons pour que l'impression " sorte " juste. Ainsi, ce vieil homme à casquette, visière tirée pour ombrager le haut du front, un provincial qui sent le terroir, avec une sagesse dans le sourire, une patience qui se dissimule dans les traits ombrés de ses yeux, dans le pincé de sa peau, le froncé des sourcils, le menton légèrement gonflé qui absorbe la lassitude des joues. Et maintenant peut disparaître le modèle - si modèle il y a - dans l'écoulement de sa propre vie. L'essentiel reste là. L'éternité ne le changera plus. C'est du vivant plus vivant que la vie même.

3
   Mais celui-ci fait exception. Les hommes de Milo Dias, c'est notre démence. Parfois le pli se fait complice du ridicule. C'est lui qui prononce le rire. Rire noir, bien sûr. Car il n'y a là aucune promesse de rédemption. Les têtes, prises dans leur grotesque instantané, constituent une humanité pétrie de mièvrerie. Et si engoncée dans l'irrémédiable qu'elle donne l'impression d'un enfer. Comment sortiront-ils de tout ça ? Pas même l'ombre d'une mobilité intellectuelle dans ces regards. Le ridicule fige. Les sourires sont des mimiques de béatitudes. Pas le lisse, mais la carie, l'essorage psychologique. C'est pourquoi le pli contribue à démontrer le baroque de ces bonheurs-là. Leur dureté, leur contraction. Des joies vulgaires, des satisfactions simplement animales. On va jusqu'à montrer les dents pour rendre la jubilation plus démonstrative.

4
   Réaliste, avons-nous dit. Faux ! Milo Dias peut laisser émerger la caricature. Tel ce personnage " bien fendu en gueule", le menton en sabot, lippu, le nez en colline au milieu du visage, l'œil poussé à l'intérieur, les narines caverneuses... Et surtout pas de front, bien sûr. Le front eût été signe d'intelligence. Ici les sens sont outrancièrement développés, ils ont envahi la tête et obligé l'esprit à loger dans un petit coin au sommet du crâne. Mais parfois la caricature cède le pas à la vision pure. Une gangrène grouille où se creuse le visage. L'œuvre elle-même semble souffrir de cette décrépitude incompréhensible. L'œil a disparu sous la charogne qui s'attaque à l'os et disloque les masses autrefois engrenées les unes aux autres. Sinon voici un oiseau femelle avec d'énormes seins qui émergent à nu hors des gros plis d'une robe. Une confusion d'espèces qui laisse transparaître un sarcasme. Comme si la démesure d'une forme, d'un défaut, d'une tare vous faisait passer d' une catégorie d'être vivant à une autre. Une fantaisie mythologique.

5
   Une autre tête, tout entière douleur, cette fois. Un cri. Ah ! Bouche assoiffée. Appel. On aspire de tout son corps, de toute son âme, à une perfection qui blesse, qui tire vers le haut, qui produit la confusion. La bouche est au sommet de toutes les stries : buste, cou... Dans le prolongement de toutes les tensions : muscles, nerfs... Jamais argile n'a été pénétrée de sang qui cherche sens autant que dans ce buste, même si la contention est montée plus forte par la ligne des plis dans le Balzac enrobedechambré de Rodin. Ici les défauts mêmes de la matière, les imperfections argileuses, la cadence des scarifications, le mouvement du plissé, les raclements, les ruades verticales, les creux ombrés, les rajouts de matière... tout est désaccord concerté vers la trouée buccale, jusqu'à cette inclinaison du buste, qui implique un corps déséquilibré, masse humaine en constant désarroi. Ah !

6
   Ou bien il faut voir cette tête. Je dis bien : il faut voir. Elle aussi dans le désarroi. On s'y reconnaîtrait. L'oœil ouvert est aveugle comme une plaie qui cherche la raison de sa souffrance. La bouche résignée. La peau ni mal lissée, ni malade. Mais le reflet d'une agitation intérieure qu'on ne parvient pas à calmer. Non pas une peau. Mais des lambeaux qui se recouvrent, s'entremêlent, mal recousus, sorte de desquamation sous laquelle la chair a du mal à se reconstituer. L'argile répond à l'artiste qui revendique son désir. Elle répond à l'artiste dans le sens où il veut aller et par la confusion où elle le précipite. Et la tête attend néanmoins sa réponse. Car tout autour est la nuit. Il faut dire que ces écorchures pathétiques qui affleurent accentuent l'extrême révélation d'une peine capitale. L'art est là où il commence quelque chose, là-même où les mots se sont épuisés en raison de leur impuissance.

7
   Ordinairement, c'est à la femme que Milo Dias réserve le lissé de l'épiderme. D'autant plus sensuel qu'il fait jouer les contrastes, entre le sauvage d'une chevelure et le velouté d'une épaule, la netteté d'un sein, le chamoisé d'un visage. Dans tel buste féminin, tendu de pâmoison, en soif de bonheur, le désordre de la passion creuse la crinière d'argile, qui est volontairement non travaillée, brute en quelque sorte, tourmentée et brutale, et qu'une main peigne sans pouvoir l'ordonner. Ce sont des filets déchirés, des sillons qui bouillonnent, des démangeaisons chaotiques, des incisions charnelles qui n'en finissent pas de s'ouvrir, autant de lèvres informes qu'aucun dévergondage ne serait en mesure de combler. De cette effervescence insatisfaite émerge la peau, un continent pour le baiser, tout en courbes molles, avec cette ligne profilée comme une amphore. Reste cette main dont nous avons parlé. Qui est-elle dans le fond ? L'artiste qui grimpe dans son désir ? Qui s'agrippe aux aspérités de ses propres fantasmes, dans le tumulte du fleuve et qui nage en vain pour atteindre le rivage idéal ? Comme le rêve d'une caresse.

8
   Mais le rugueux peut relever du paradoxe quand il habille la femme alors à la pointe extrême de son érotisation. On soupçonnerait l'artiste de vouloir marquer ainsi les turbulences intimes qui s'inscrivent à fleur de peau. ( Tandis que ses visages féminins, quand ils jouissent au contraire de leur paix naturelle, semblent retrouver leur satiné de mer étale, huileuse et sans pli, ondoyante même, avec ses éphémères fissures d'œil, ses lèvres presque graves, ses joues franches et ses fronts mouvants...). Sous la pression puissante de l'homme, aux mains amples et complexes, la femme s'abreuve à son propre désir. Elle prend plaisir à son tumulte comme si elle lui était reconnaissante de ce brassage qui la remue en profondeur. Alors cette peau se froisse, devient plus granuleuse, poudroie même. Ou bien devient muqueuse vagissante, poussant pointes et turgescences, se creuse dans des mouvements de légères torsades. Ainsi l'impression est que l'unité se perd par le fait que l'artiste ait déséquilibré les tensions, désorganisé les masses, imbriqué les deux corps complices de leur magnifique folie.

9
   Milo Dias explore le versant noir de notre humanité. Rarement on aura trouvé explorateur moins soucieux des modes. C'est dire combien sa tâche est rude, sa démarche ingrate, son souci figuratif se heurtant aux lassitudes du déjà-vu. A peine si deux oeuvres, dans toutes celles évoquées, tentent de rejoindre les créateurs abstractolâtres. Certes leur charge émotive nous paraîtra plus forte qu'ailleurs, l'originalité plus convaincante. Mais ces exceptions n'entrent pas dans la ligne générale du style Milo Dias. Lequel s'élabore sous forme de conviction, de pièce en pièce, selon laquelle il n'y a de figure à montrer que celle de l'homme en proie à ses démons, de l'homme figuré par le figuratif le plus immédiatement reconnaissable. L'usage de la matière est évident, en ce sens que l'artiste donne la parole au matériau pour exprimer sa propre vision. Cet invisible parle au sein même du support. Il s'y inscrit, se laisse moduler par sa propre texture. Et nous ne chercherons pas à savoir si Milo Dias est moderne ou pas. Il suffit qu'il soit Milo Dias.
*
- Quels sont tes matériaux préférés et pourquoi ? Quels sont ceux pour lesquels tu n'éprouves pas les mêmes sensations ?
-Il y a avec la terre un véritable contact sensuel. C'est un matériau que l'on touche et que l'on modèle avec ses mains jusqu'au surgissement des émotions. Sa couleur originelle est chaude et sa cuisson nous emmène vers toutes les nuances qui vont du brun à l'ocre. Ces arguments seraient déjà suffisants pour choisir la terre comme matériau de prédilection. Mais il y a plus que cela...
Ce qui se cache en arrière-plan, c'est tout un processus mental fait de tâtonnements et d'erreurs. On peut partir d'une idée préconçue et faire en sorte que le résultat obtenu corresponde le mieux possible à l'intention initiale. Mais le plaisir est encore plus grand lorsque la surprise apparaît d'elle-même, quand on s'y attend le moins. C'est la possibilité d'enlever et de rajouter qui permet le mieux le surgissement de l'inconscient. J'adore cette ouverture vers la multiplicité des possibles.
A l'inverse, je déteste tous les matériaux qui m'obligeraient de procéder par abstraction à partir d'une idée complètement arrêtée. J'aime bien la pierre ou le bois, mais je me sens incapable de me soumettre à cette rigueur mentale qui refuse l'erreur.

- Comment inscris-tu ton travail dans l'époque où tu vis ?
- J'ai senti que j'étais sur la bonne voie lorsque pour la première fois j'ai vu des inconnus réagir fortement à certaines de mes sculptures. J'avais suscité en eux une émotion et cette émotion-là était directe et immédiate. Elle ne passait pas par le truchement d'une mode ou d'un code de lecture.
Il fut un temps où j'avais envie de polémiquer par rapport à une dérive contemporaine où le seul critère de la qualité était celui de la nouveauté. De dérive en dérive, cet art-là a fini par s'enfermer de lui-même dans sa propre vanité. L'échec est patent, même si le nouvel académisme peut encore imposer sa loi pendant quelques années.
Il y a une tendance qui s'exprime de plus en plus dans les salons et même dans certaines galeries nouvelles. Cette tendance, c'est celle qui privilégie le discours (au sens large) sur la forme. Je m'inscris résolument dans cette lignée-là.


- Denis Donikian

MILO DIAS MODERNE ET PRIMITIF

   Etrange voyage en terre d'humanité auquel nous convie une fois de plus Milo Dias avec sa série de personnages en pied, où se conjuguent forme et psychologie. Solitaires ou en couple, tous ces représentants de notre espèce, modelés dans la même pâte dérisoire et définitive, deviennent des bêtes de fables terriblement modernes.
L'obstination avec laquelle depuis plusieurs années Milo Dias tourne le dos aux voies d'un art contemporain qu'il tient pour contestables l'a conduit à déclassiciser une fort ancienne manière de faire qu'il s'agit pour lui d'adapter aux thématiques actuelles. Après tout, on aurait tort de lui reprocher l'usage d'un matériau que les premiers artistes humains, aurignaciens ou autres, auraient "rencontré" et "reconnu" dans leur environnement, à la faveur d'on ne sait quel hasard psychologique, sitôt fixées leurs tentatives pour reproduire le monde et sitôt née leur " aptitude à faire oeuvre d'art " ( G. Bataille ). En ce sens, Milo Dias est un primitif moderne ; un homo sapiens sculptant son cheval ou son bison dans un bois de renne : même regard, même désir, même habileté, même force expressive, même volonté de conjurer un environnement qui menace. Même originalité surtout, le mot étant à prendre dans une acception non pas d'individualisation artistique, mais en tant que désir de retrouver le geste originel et de le maintenir à tout prix comme le rapport le plus simple et le plus sacré que l'homme puisse entretenir avec le monde. Une relation de joyeuse et inquiète démiurgie.
Saisir le monde d'aujourd'hui par l'usage d'une technique aussi primitive suppose de faire dire au matériau quelque chose qui n'aurait jamais été dit jusque-là. Ici la fable respire l'air du temps. En l'occurrence, il semblerait que tous ces petits bonshommes, si fragiles qu'une pluie de mort pourrait les liquéfier, partagent le sentiment délicieusement bête d'une autosatisfaction que ne tempèrent aucune étincelle de lucidité, aucun sens du tragique. Ce sont des beautés d'opérette poussant vers le haut leur poitrine molle, prise en flagrant délit d'illusion cosmétique. Tous ont des sourires de ventres comblés ou de poitrines retenues artificiellement. Mais ici le chapeau tarte qui surmonte un corps nu tout en rondeurs fait rajout. Là, c'est la tête qui fait son érection pour compenser un sexe en déclin. Quant aux couples, jeunes ils s'enlacent en toute naïveté ou s'entremêlent jusqu'à la confusion, vieux ils se tiennent à distance convenable côte à côte comme deux sabots.
Et toujours cette impression que ces gens-là vous les avez rencontrés un jour. Que Milo Dias les a rencontrés aussi. Comment ? À vous de voir.

Denis Donikian


Accueil

Aides et téléchargements