Lettre offerte aux Lucky Luke tirant sur tout laquais du négationnisme.

Affiché sur Yevrobatsi.org le 21 mai 2005

La chose est entendue : le respect dû à nos morts de 1915 est absolu et indiscutable. Mais non moins absolu et indiscutable est le respect dû aux personnes vivantes qui ont droit à la présomption d'innocence tant que leur culpabilité n'a pas été patente, prouvée ou reconnue.

Le droit des Arméniens à réclamer justice pour ce génocide qui brouille leur conscience ne les autorise pas pour autant à prendre un soupçon, une rumeur, un non-dit pour du négationnisme.

La récente affaire selon laquelle Élisabeth Guigou aurait tenu des propos négationnistes vis-à-vis du génocide de 1915 montre que nos Lucky Luke de la gâchette, spécialistes du " haro sur le baudet ! ", n'ont pas agi d'une façon qui soit honorable tant pour eux-mêmes que pour les Arméniens en général. La méfiance était de mise, d'autant plus que l'information provenait à l'origine du site négationniste tetedeturc. Alerté, l'un des membres de l'équipe de Yevrobatsi a eu la bonne idée d'écrire à Madame Guigou en personne pour en avoir le cœur net. Madame Guigou a formellement démenti avoir tenu pareils propos.

La leçon a pour nous valeur de crédibilité. Plus vite que notre ombre nous tirons sur le moindre cil battant la mesure d'un propos pas même interrogatif, négatif moins encore, mais personnel et sincère sur notre génocide ? Et voici son auteur tenu pour un fossoyeur d'humanité sur lequel nous déversons tout notre pesant de malheur, de peur et de rancœur jusqu'à vouloir l'écraser comme un cancrelat.

Or tout homme a le droit d'avoir un avis sans qu'on fasse de lui un cancrelat digne d'être écrasé.

Qu'on me dise quelle autre représentation leurs bourreaux se faisaient-ils des Arméniens sinon d'être des cancrelats. Un bourreau est déjà en acte dans la tête de celui qui tient l'autre pour un cancrelat. Chez nous, tout négationniste, de près, de loin ou de rumeur, serait un cancrelat. Que dis-je ? Un Turc. Il s'en trouve parmi nous pour qui tout Turc serait négationniste dans l'âme. Il ne pourrait en être autrement. Les Turcs seraient viscéralement des fossoyeurs de non-Turcs, qu'ils soient Arméniens, Grecs, Assyro-Chaldéens ou autres... Il n'y aurait pas de place, dans ce type de raisonnement, pour des Oran Pamuk, Ali Ertem, Taner Akçam, Ragib Zarakolou ou pour ces justes qui s'empêchèrent en 1915 d'agir en massacreurs de cancrelats... Quand on cite ces personnes honorables, les idéologues de la cancrelaturquerie ont le cil qui bat la mesure d'un doute selon lequel le Turc serait foncièrement inhumain.

D'ailleurs, ces soupçons n'épargnent pas les Arméniens eux-mêmes. Celui qui ne favorise pas, aux yeux de l'Arménien omniscient, les intérêts des Arméniens est vite qualifié de traître, donc de Turc. Sobriquet vengeur dont on affuble aujourd'hui encore le président Kotcharian et qui mesure la popularité de tout homme politique. Le mot carré, cadré et fort offre l'avantage d'être direct et dur. Il écrase son cancrelat sans coup férir. Il ne fait pas dans la nuance mais dans la catégorie. Penser est dangereux, ça peut conduire à la compréhension et à la compassion.

Les écrivains ne sont pas mieux logés. Ara Baliozian, en cancrelat de service, en sait quelque chose qui tire chaque jour à boulets rouges, à coup d'aphorismes, contre les détenteurs autopatentés du titre d'Arménien, à savoir les plus dangereux des hommes. C'est qu'on lui récuse le droit de penser humainement et de faire usage de sa raison critique. Il n'y a pas plus traître turc qu'Ara Baliozian à l'heure actuelle sur le marché de la littérature arménienne vivante.

Nous n'avons pas nous-même pas échappé à l'anathème des gardiens auto-proclamés de la pensée orthodoxe et de la culture monoethnique qui n'auront pas craint de nous traiter de négationniste pour des propos qui franchissaient la ligne rouge de leurs dogmatiques vérités. Ce jour-là, un Arménien fit d'un autre Arménien un cancrelat. Un autre jour, dans d'autres circonstances, il n'aurait pas hésité à l'écraser avec le talon de sa rangers. Car cette Arménie militante et militaire qu'il nous réserve serait édifiée sur des milliers de cancrelats morts ou expatriés par la force des choses et la force des purs.

Le droit à la justice que réclament les Arméniens ne leur donne pas le droit d'écraser verbalement comme un vil cancrelat l'homme qui ne pense pas comme eux.

Nous n'avions pas le droit, ce 28 février 2004, devant le siège d'Arte, de huer Monsieur Jean Rozat tandis qu'il nous promettait qu'un film serait produit en réparation des torts occasionnés par l'émission où Gilles Veinstein et Alexandre Adler tricotaient leurs propos négationnistes sur la tête de tous les Arméniens.

Nous n'avions pas le droit, ce 17 novembre 2004, Place Édouard Herriot, de huer Madame Martine Billart, députée Verts, qui reconnaissait le génocide arménien tout en estimant qu'il ne fallait pas en faire un préalable à l'entrée de la Turquie. Ce jour-là, nous avons oublié que les Arméniens de 1915 ont été massacrés aussi pour la raison qu'on leur récusait le droit de penser autrement que les Turcs.

Nous n'avons pas le droit aujourd'hui de nous en prendre à Alexis Govciyan sous prétexte qu'il défendrait la ligne de son parti d'appartenance tandis que le vote communautaire serait viscéralement pour le non. Outre le fait qu'elle n'est pas honorable, cette tendance à " cancrelatiser " ceux des nôtres qui pensent dans la même direction que tous les Arméniens mais agissent selon des voies différentes peut vite conduire au découragement des plus entreprenants d'entre nous.

Quelle image donnons-nous de nous-mêmes quand nous jetons l'anathème autour de nous sur tout ce qui se murmure d'incontrôlable sur notre génocide ? Alors que pour le faire reconnaître nous avons besoin de tous les hommes. Fermés, bornés, intransigeants, intolérants, les Arméniens ne rencontreront que des murs. Généreux dans leur vigilance, objectifs dans leur approche du génocide, intransigeants sur le respect de leurs morts et de ceux des autres, ils auront droit à la bienveillance de ceux que toute injustice révolte.

Il n'y a sans nul doute aucune place dans l'Europe pour un peuple qui nie impunément le génocide des Arméniens. Le combat contre le négationnisme sera long et permanent. Il nous expose car il ne nous donne pas pour autant le droit de récuser toute pensée personnelle aux hommes et aux femmes qui sont de bonne foi et font preuve de responsabilité politique. Le droit des Arméniens à réclamer justice comporte le risque permanent de s'exclure du droit. L'injustice absolue que subit le peuple arménien ne fait pas de lui un peuple qui incarnerait la justice absolue. Gardons-nous de laisser le soupçon pourrir lentement nos âmes, ultime triomphe des assassins. Gardons-nous de pervertir les leçons de notre propre génocide, gardons-nous d'entrer dans l'Europe avec un oeil au bout du colt prompt à dénicher le moindre cancrelat négationniste supposé, car ce n'est pas sur notre ombre que nous pourrions tirer, mais sur nous-mêmes. Et les victimes hier du génocide seront sans victoire ni lendemain.

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Denis Donkian remercie D. pour ses judicieux conseils.

 

 

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