VIOLETTE KRIKORIAN : LA POÉSIE N'EST PAS À VENDRE

" Je n'avais, à ce jour, jamais rien lu de semblable. Et je ne pouvais imaginer pareille déchéance morale et pareille honte. " " Ce chaos stylistique est épicé de mots les plus grossiers et les plus vulgaires, ou simplement pris dans les journaux, d'expressions vagues à n'en plus finir, appartenant à l'argot des bas-fonds. Et pour reprendre ses propres termes, en tant que poète, "elle crève comme le dernier des chiens" ". C'est en ces termes que deux femmes critiques , qui passeront certainement à la postérité pour leur exceptionnelle contribution à la bêtise, accueilleront, en cette année 2001, les textes poétiques les plus scandaleux de l'Indépendance. Violette Krikorian n'est pas une inconnue des cercles littéraires d'Erevan. Dans le numéro 5-6 du 1-15 mars 2001 de Krakan Tert, (repris par le numéro 1 de Bnagir , qu'elle vient de fonder avec Vahram Mardirossian), sans pour autant se déclarer féministe, elle vient de faire paraître un poème de femme dans une société bâtie comme une forteresse arrogante par des hommes. En effet, jamais poème n'aura attiré sur lui autant de foudres, ni auteur ne sera devenu la cible d'anathèmes aussi violents de la part d'un lectorat formaté par des années de communisme et qui s'est senti tout à coup bafoué dans sa haute conception de la poésie et de l'art en général. L'objet du délit ? Une femme enceinte, en proie à un fort désir de vengeance, rêve de tuer l'homme qui vient de l'abandonner. Pour mener à bien cette violente confession, l'auteur fait intervenir, avec un art consommé du collage et un sens précis du rythme, des fragments appartenant à la littérature la plus classique et la plus ressassée combinés à des mots les plus modernes, les plus chargés d'obscénité qui soient. Pour seul exemple ce vers, imprimé, (par inadvertance et contrairement aux directives données par le comité de rédaction de l'Union des écrivains avec l'aval de l'auteur), sans aucun changement dans Krakan Tert, mais avec une variante dans Bnagir.

Moi aussi que je sois un naïri et mitraille en plein cœur ce condom (version Krakan Tert)
Moi aussi que je sois terroriste et mitraille en plein cœur ce condom (version Bnagir)

Pourquoi ce vers suscite-t-il tant de haine contre Violette Krikorian au point qu'elle n'ose plus sortir dans la rue, au point que des membres l'Union des écrivains vont créer autour d'elle une véritable cabale, une vaste campagne de dénigrement (complotant même pour qu'on lui interdise de partir en délégation à Los Angeles, selon les méthodes éprouvées de l'époque stalinienne) ? À cause du mot naïri d'abord. Il faut dire en effet, que l'assassinat des députés au Parlement par Naïri Hounanian a déchaîné des passions autour d'un procès qui tourne à la parodie. Le mot naïri choque car il fait outrage à ces deux "saints" de la politique que furent Karen Démirdjian et Vasken Sarkissian. Le meurtrier fait l'objet de toutes les conversations et de toutes les haines. On sait que ce fameux 27 octobre 1999, il a vidé son chargeur sur le cadavre encore chaud du Premier Ministre en criant : " Crève à présent, condom ! " Inutile de dire qu'on ne profère le mot condom, autre nom du préservatif, pour caresser dans le sens du poil celui à qui on l'adresse. Et voilà que Violette Krikorian prélève dans le parler quotidien ce mot d'homme pour en faire un élément à charge contre l'hégémonie masculine, un élément de matière poétique au même titre que ces fragments de textes classiques qu'elle utilise. D'ailleurs, Hrant Matévossian, alors président de l'Union des écrivains, qui souhaite la publication du poème, ne s'y est pas trompé qui dira de Violette Krikorian qu'elle est " le Tcharents de notre modernité et le poète de notre peuple " (en référence à cette idée du chantre de la vie quotidienne selon laquelle il faut écrire avec les mots de son temps).

Changer la langue. Changer la vie.

Née à Téhéran en 1962, Violette Krikorian écrit ses premiers poèmes en persan à l'âge de dix ans. Sa famille émigre en Arménie au début des émeutes qui culminent avec le départ du Châh (le 16 janvier 1979). Elle a tout juste dix-huit ans, quand la célèbre revue Karoun accueille ses textes écrits en Arménie même. C'est sous l'égide de l'Union des écrivains, qu'elle publiera son premier recueil. Elle bénéficiera des traductions de Vahé Godel, grand introducteur des lettres arméniennes en France. En 1998, elle séjourne durant un an à Los Angeles. Elle y reviendra en délégation juste avant sa participation au salon du livre arménien de Die en avril 2000, organisé par l'association Traverse qui accueillera une quinzaine de créateurs d'Arménie. L'origine de Violette Krikorian fait d'elle l'écrivain d'une seule langue, qui écrit et parle l'arménien dit oriental, tel qu'il se pratique par les Arméniens d'Iran et ceux d'Arménie. Or, cette double appartenance, loin d'être une gêne, constituera un élément moteur de son inspiration. " Je suis très contente d'être venue d'ailleurs. J'ai apporté avec moi l'Orient. J'aime en moi ce mélange Est-Ouest, l'Orient et l'Occident. D'être née à Téhéran m'a donné un rythme oriental " . Il est vrai qu'il suffit d'entendre parler Violette Krikorian pour constater combien est remarquable la scansion des mots dans sa bouche. La lire, c'est reconnaître cette voix particulière devenue l'instrument qui donne à entendre les émotions d'une femme arménienne impliquée de tout son corps dans une époque et dans un lieu déterminés par la survie. En effet, Violette Krikorian ne recule devant rien. Armée de ses métaphores, habile à subvertir les textes classiques et à détourner les formes traditionnelles d'écriture, elle affronte les tabous d'une société ossifiée par ses mythes, pétrie de patriarcat, qui croule sous les hypocrisies et qui répugne à se déprendre de ses propres censures. Or, sans l'assimiler à un militant politique, le poète qui redonne vie à la langue réinvente la société et la société s'invente elle-même à travers lui. Il s'agit moins ici d'une écriture de la protestation, qui dénoncerait les anomalies sociales les plus sensibles (et Dieu sait de quelle flagrante manière elles sévissent en Arménie), qu'une façon de nommer crûment les choses, à laquelle la langue n'était plus habituée et qui vise à déstabiliser les fondements du mal, c'est-à-dire à déprogrammer le fonds mental de la nation. Cette tâche que l'écrivain se donne pour mission d'accomplir ne va pas sans risque, à commencer par celui d'une diatribe hautaine et jalouse. " La poésie de Violette Krikorian comporte des vers et des images qui font d'elle sans conteste un véritable poète. Malheureusement, ils deviennent de plus en plus rares, de sorte que ses œuvres nouvelles sont à ce point entachées de vulgarité, font appel à des éléments à ce point inesthétiques qu'elles ne laissent aucune place à la poésie véritable ", écrit d'elle l'une des critiques susnommées, dans un article intitulé : Le phénomène Violette Krikorian. Dans une lettre qu'elle nous envoie pour répondre à une question sur les différences fondamentales existant entre la revue Bnagir et l'Union des écrivains, elle précise que, si les comparer est difficile, il faut reconnaître que celle-ci , loin de pouvoir se débarrasser de son héritage soviétique, continue d'œuvrer au moyen de sa propre inertie. " Et comme, dit-elle, il existe encore des auteurs qui écrivent selon la même force d'inertie, il existe aussi des lecteurs qui lisent selon ce même principe.(…) Toutefois, certains écrivains, dont je faisais partie, ont éprouvé très tôt le besoin de changer quelque chose, étant donné que l'Union des écrivains ne donnait plus l'occasion d'ouvrir un vrai débat sur l'intérêt d'une littérature résolument moderne ".

Contre les " standards "

Le numéro du 1-15 octobre 2000, de Krakan Tert, l'organe officiel de l'Union des écrivains, publie un très long article de Violette Krikorian intitulé : La méduse à deux visages de la soumission. D'emblée, ce texte annonce la couleur : " remettre à plat " la situation matérielle et la vocation morale de l'artiste en Arménie. L'une et l'autre ont changé, les artistes ayant toujours vécu jusqu'ici aux crochets de l'État, tant pour vivre que pour créer. Autrement dit, pour vivre bien, il leur fallait passer sous les fourches Caudines d'une création aliénée. " L'artiste a pris conscience que son véritable intérêt se situe dans une humanité fraternelle et pacifique, dont il peut, de tout son être, fixer le regard vers " l'inconnu et le lointain", " pour qu'il erre dans les infinis". C'est à cause de cette cupidité que l'artiste s'est mêlé de tout en ce monde, depuis les naufrages et les tirs de fusée jusqu'au code pénal, nourrissant sa propre création de ces utopies et de ces imaginaires ". Dès lors qu'il s'est mis au service d'une mortelle utopie, l'artiste en guide du peuple s'est rendu complice de son propre enfermement. Au contraire, loin d'être " obligé de prévoir les faits, surtout dans une société aussi trouble que chaotique, il prend tout simplement conscience des événements de la vie, les uns comme purs accidents, les autres comme phénomènes en cours de maturation devenus prévisibles grâce à d'autres précédents. Or, si l'armée de nos artistes s'est fourvoyée, c'est bien qu'elle a été incapable de tirer profit de sa propre expérience ou de ses observations puisqu'elle s'est toujours réfugiée avec soumission sous l'autorité d'une idéologie nationale et internationale. " Pour autant, Violette Krikorian ne s'en prend pas qu'aux artistes d'hier, inféodés à leur propre confort philosophique ; elle dénonce, à travers son exemple, avec le courage qu'on peut imaginer, les songes, mensonges et hypocrisies de la société arménienne. " Que faire quand le monde pénètre par les portes et les fenêtres, transformant tout à coup notre artiste en esthète conformiste, en intellectuel ignare ? N'étant animé d'aucun principe, d'aucun idéal de vie, il se comporte comme il l'a toujours fait, en s'adaptant cette fois à la double gifle que lui valent ses mensonges. Il disserte, aussi compétent que ces élites au courant de tous les secrets, ravi comme un snob, sur l'extraordinaire homosexualité de Rimbaud ou de Wilde, critique ceux qui emprisonnèrent Paradjanov, puis retournant sa veste, s'insurge contre le Conseil de l'Europe pour son laxisme à l'égard des gays. Il est plein d'admiration pour l'athéisme de Camus et pour le bouddhisme de Ginsberg, puis retournant sa veste, interdit qu'on touche à un seul cheveu de son Église nationale. Il défend le pouvoir dictatorial d'une Église, qui a reçu la bénédiction du KGB, qui fait mille courbettes diplomatiques devant la diaspora, et qui, en définitive, s'est établie grâce à des arrangements entre les clans et les familles, tandis que sous les murs de ses édifices religieux, le peuple renie sa foi et ne retient du " Notre Père " que la phrase "Donne-nous notre pain quotidien !"

" Ne me prenez pas au sérieux ! "

Il serait en fait injuste de ne pas évoquer la source réelle de cette déferlante critique que constituèrent l'article La méduse à deux visages de la soumission, et les textes "inesthétiques" qu'elle avait écrits autour de sa parution. Tout est parti de ce reproche provocateur de Krikor Beledian à l'encontre de la littérature arménienne d'aujourd'hui. Il est nécessaire, disait-il au cours d'un entretien dans la revue Diagonales Est-Ouest, " qu'un écrivain arménien s'engage en mettant en danger sa propre individualité. Il faut qu'il soit capable de signer de son nom des textes susceptibles de mettre en cause ses valeurs sociales ". On serait mal venu, aujourd'hui, d'affirmer le contraire en ce qui concerne Violette Krikorian. Mais la réduire à cette figure donquichottesque, ne serait pas sérieux. Dans une époque troublée, où tout se joue entre les hommes, où le carcan du contrôle social pèse plus que jamais sur la femme, elle est devenue la voix même de la femme soucieuse de se reconnaître dans son corps. Exprimant un érotisme joyeux, moins par goût du libertinage que pour se conformer au souffle de la nature, moins par des notations allusives pour échapper à la censure qu'en soumission à la force de l'émerveillement, Violette Krikorian a ouvert la voie des sens à maintes poétesses, comme Arpi Voskanian ou Gayané Babayan. Sans oublier cette tradition d'une sensualité quasi religieuse qui prend sa source avec Nahabed Koutchak et voit son aboutissement avec le poème Sér/Love de Violette Krikorian. Avec elle, le lecteur est toujours secoué par les audaces verbales et ces trouées psychologiques qu'elles opèrent en lui.

Chahané Yuzbashian
et Denis Donikian
N°95 mars 2004


Textes traduits :


Mon pays, tes crocs pourris et jaunes
m'entrent déjà dans la gorge.
Serre encore ou relâche-moi ! J'en ai assez de me débattre,
Pareille au papillon fixé par une aiguille.

Mon pays, champ de tir,
Tu es une aire de cirque et moi je suis ta cible.
Face à mes yeux ouverts ton arme vise mon cou,
Mon doigt sur la gâchette.

Au rythme du phénix tout pareil à un spot,
je meurs-je ressuscite, moi ton locataire,
tantôt chair à canon sous le drapeau,
tantôt sangsue abouchée sur ta veine.

Mule je suis qui porte sans discussion
Les restes chers de ton passé rouillé.
Et mon corps unique part en lambeaux.
Et la seule vie que j'ai tu ne l'épargnes pas.

À quoi bon marchander si je n'ai rien à vendre ?
Et dans la main de ta balance ma vie n'est d'aucun poids.
Et mon unique vie je l'ai donnée jusqu'à la perdre.
Pourtant je te pardonne, toi mon pays unique.

(in Que cet hiver est rude ! "


__________________
Qui sera le premier ce matin à poser le pied sur ce seuil miné ?
Qui ouvrira avec fracas les volets de son cœur furieux pour s'offrir une jouissance en payant comptant ?
Et qui renoncera à son billet juste à la veille du tirage ?
Écoute monter des voix du faubourg, cette pompéïenne catastrophique coule à notre rencontre, crachant des fumées, cheveux de lave, œil de soufre, voix de naïade, et l'esprit maléfique... Ne l'écoute pas, toi que j'aime avec mon cœur ! Élu de mon corps, ferme les yeux ! Pour toi, j'ai une demeure secrète au sein de mon baiser venimeux le plus doux non encore accompli. Nous entrerons un instant dans la sourde cave de ma mémoire, où nous serons à l'abri de l'explosion la plus forte. (extrait de La ville )


_______________________


L'ermite chauve du seizième étage a tiré la chasse d'eau, puis éteint la lumière.
C'est alors, qu'avalé par l'obscurité, glougloutant à gros bouillons, déboule et déborde, d'étage en étage déboule, et de maison déboule en maison l'excrément de toutes les Excrétions, le sperme par masturbation, le repas putride, le mot indicible, la vomi d'ivrogne, le sang menstruel, le chaton mort-né, le nom qu'on ne prononce pas, le secret du chauve... D'étage en étage, ça déboule, de maison en maison, d'une chute à une autre chute, d'un gouffre à un autre gouffre, glougloutant bouillonnant déboule, emprunte le réseau des canalisations, se répand sous la Ville, fait éclater les bubons du crâne lisse et pelé de la nuit. (extrait de La ville )

Bonté Suprême !


Bonté Suprême !
Caresse-nous comme une mère ! Donne-nous de l'espoir comme une sœur !
Et comme un frère, tiens-nous la main !
Et pas à pas, d'un mouvement l'autre,
Pas à pas, d'un souffle l'autre,
Pas à pas,
Sors-nous au plus vite de ce Nulle Part obscur,
Fais-nous en passer le seuil,
Fais-nous arriver jusqu'à la maison de notre père...
Ah ! Un pas encore. Ah ! Encore un mouvement.
L'ultime gorgée d'air de l'ultime effort
Par quoi, loin des lèvres, se jette d'elle-même,
Pour toujours, la coupe :

" Tout est accompli. "

(Extrait de Sér/Love)

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Ainsi, pas à pas ...

Ainsi, pas à pas, d'un mot l'autre,
D'un mouvement l'autre, d'une pause à une autre pause,
Tiens-moi serrée et conduis-moi au cœur même de mon labyrinthe.
Et d'un baiser l'autre, d'un mouvement à un autre mouvement,
D'un baiser l'autre, d'un son de voix à un autre son de voix,
D'un baiser l'autre,
Fais-moi franchir le seuil de mon propre corps.
Fais-moi entrer dans la demeure de toute joie...
Ah ! Un pas encore. Ah ! Encore un mouvement.
Et sur le drap blanc, blanc comme du papier, deux lignes écrites,
Selon le phrasé du corps, ces trois mots :

" Tout est accompli. "
(Extrait de Sér/Love)

 

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