1 - Génocide, un sujet peu " concernant "
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On ne dira pas de la France qu'elle est pays de " luxe, calme et volupté ". Mais au regard de maints pays dont les troubles politiques, les infamies économiques et les archaïsmes culturels font injure à l'extraordinaire nature qui en ferait des paradis baudelairiens, la France constituerait un lieu sur la terre où " il fait bon vivre ". Mieux : on y prise les vainqueurs, ceux qui se sont fait un nom, dont la réussite sociale a valeur d'exemple. En somme, ces personnes qui ne se contentent pas de vivre, mais multiplient la vie et font rire l'existence. Encore faut-il le montrer. La télévision, dévoreuse de temps et d'attention, ne parvient à ses " faims " qu'en divertissant les esprits. Les multitudes s'enferment dans cette boîte à plaisir virtuel au point de s'en inspirer le reste du temps. Coller à cette ligne des crêtes de l'insouciance rigoleuse garantit à l'audimat de nos chaînes des lendemains qui chantent.
Dès lors, les sujets récalcitrants, qui dérogent à l'excellence de ce climat, ne font guère recette. Mon éditeur multiplie les livres de cuisine pour avoir l'opportunité de sortir quelques ouvrages moins immédiatement festifs, de ces textes " durs " qui plongent leurs mots " dans le nu de la vie ", pour reprendre le titre du livre de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais (Seuil, 2000). Si manger, c'est détruire et reconstruire, vivre ne l'est pas moins. Les hommes vivent de ce qu'ils tuent pour éviter que la mort ne les tue à son tour. Dans nos paradis médiatiques, la mort naturelle, la mort subie, la mort donnée ne sont pas de la partie. Si on montre la mort, c'est toujours à des fins de divertissement comme dans les films noirs ou les films de guerre. Si on la dit, c'est pour donner à notre audimateur un plus grand sentiment de sa chance d'exister, de poursuivre son rêve de jouissance et de puissance. Et comme la mort, par chez nous, ne court pas les rues, la mort des autres, de lointaine qu'elle est, devient spectaculaire, et pour le moins anecdotique. De fait, l'image cathodique n'est qu'un masque plaqué sur la réalité du temps, comme une mélodie du bonheur qui tourne en boucle.

Les peuples génocidés sont dans l'hébétude et le silence. Avoir vu le noir de l'indicible clôt la parole. "Quand on a traversé un génocide, on a toujours du mal à parler ", " il reste la peur de parler de tout", dit Rithy Panh, auteur du film S-21, ma machine de mort khmère (in Le Monde du 6 février 2004). Et d'ailleurs, qui vous croirait ? "Un Rwandais extérieur au génocide, il pense que tout ce que le rescapé dit est vrai ; mais que tout de même il exagère un peu. Il croit tout ce que raconte le rescapé et, l'instant d'après, il commence à oublier" (op. cité p.111). De même, malgré les témoignages directs, dès 1976, malgré le livre du Père Ponchaud intitulé Cambodge, année zéro, et alors que les réfugiés ne cessaient d'affluer dans les camps de Thaïlande, beaucoup de gens soutinrent les Khmers rouges jusqu'en 1982. Les Arméniens ne se sont réveillés de leur sommeil génocidaire qu'après plusieurs décennies, animés qu'ils étaient par la survie et confinés dans le ressentiment. Dans les années soixante, quand les enfants de ceux qui avaient " vu " leur demandaient d'en parler enfin, beaucoup s'y refusaient, même si le génocide était dans leurs gestes malgré eux. À quoi bon ? D'autant que le génocide est par définition "une tragédie mystérieuse" comme dit Jean Hatzfeld, mais aussi une tragédie hantée par la disgrâce. " Le temps nous négligeait parce qu'il ne croyait plus en nous, et nous, par conséquent, on n'espérait rien de lui. Donc, on n'attendait rien. " (op cité p.192). Les victimes sont les vaincus de la vie. Pour les survivants d'un génocide, le mépris et l'humiliation habitent désormais la mémoire de leur corps. Mais pour une société en marche, et de surcroît une société soucieuse de multiplier la vie et de faire rire l'existence, la commémoration des morts entrave la mécanique du vivant. " Celui qui n'a pas vécu le génocide, il veut que la vie continue comme avant, il veut se diriger sans trop de haltes vers l'avenir." (op.cité p. 111). Mais la justice, me direz-vous ? Oui, la justice. La justice elle-même ne sonne pas toujours juste mais juge à l'unisson des intérêts des seuls vainqueurs, ceux pour qui l'avenir est un champ de bataille, qui rêvent de conquérir les contrées encore vierges du temps. Pour exemple, aujourd'hui encore, les Khmers rouges siègent à l'ONU, tandis qu'en 1991, ils avaient réussi à retirer le mot génocide des accords de Paris.

En exergue au dixième anniversaire du génocide rwandais, cette phrase d'Albert Camus (qui ouvre un long métrage sur le " pays des milles collines ") : " Les victimes viennent d'entrer dans l'extrême de leur disgrâce, elles ennuient. " Ces mots rappellent ceux d'Innocent Rwililiza : " [Le Tutsi de l'extérieur] se fatigue de célébrer toujours ça, il ne veut pas que sa conscience le traumatise sans répit. Il ne veut pas regarder la vie en négatif, et ça se comprend. Il préconise au rescapé : " Mon ami, arrête de ruminer, essaie d'oublier, pense à toi maintenant. " " (op. cité p. 111). La seconde malédiction des rescapés d'un génocide, c'est l'aspiration au bonheur qu'éprouvent les autres autour d'eux. Et tandis qu'ils sont encore dans la mémoire de leur humiliation, ils vivent aujourd'hui le rejet que leur fait sentir un entourage innocent, tout entier ligué contre eux par la nécessité d'oublier. Car les commémorations sont une manière de cataloguer comme " historique " ce que les rescapés perçoivent comme toujours actuel, parfois même comme toujours aussi menaçant. Aujourd'hui en France, le génocide rwandais n'est pas assez " concernant " pour les chaînes françaises. D'autant que les responsabilités de la France et de l'ONU suscitent assez d'interrogations pour dissuader France 2 et France 3 de montrer quelque chose, par crainte de froisser le pouvoir. Seuls Arte et France 5 (mais aussi TV5 et des chaînes de câble) auront choisi d'évoquer ce génocide âgé d'à peine dix ans.

mars 2004

2 - Des bourreaux victimes de leurs victimes

Aujourd'hui, à un mois du 24 avril, à quelques mois d'une décision qui pourrait sonner comme un glas dans l'histoire des Arméniens, où en sommes-nous au regard des génocides évoqués plus haut ? Ici, il nous faut parler juste. Et, n'en déplaise aux professeurs d'avenir et aux urticants de la parole, le génocide des Arméniens est le moins bien " loti " des génocides, si l'on s'en tient au critère de la reconnaissance. Loin de moi toute volonté de rejeter d'un coup de plume les actes et les écrits pour la survivance de la mémoire accomplis par tous ceux qui ont donné de leur vie et de leur temps à cette cause. Loin de moi l'idée que nos intérêts n'ont jusqu'à ce jour été pris en compte que par quelques nations, que les résultats obtenus n'ont pas été à la mesure des sacrifices consentis. Mais quoi ? Vous avez franchi un feu rouge et vous protestez contre la sanction de l'agent verbalisateur sous prétexte que vous aviez bien attaché votre ceinture de sécurité ! La reconnaissance du génocide par la France, même si elle est hautement symbolique, n'est qu'un hochet qui ne réjouit que nous et qui a renforcé la combativité du principal intéressé. Le sentiment est qu'il faut aujourd'hui tout recommencer avec des forces plus éparpillées et un climat général plus rebelle qu'hier, plus porté vers le rose bonbon du bonheur que le noir de notre deuil et de notre révolte. Des quatre génocides évoqués, arménien, juif, cambodgien et rwandais, le nôtre n'a jamais été reconnu par ses auteurs, n'a jamais bénéficié d'un soupçon de procès. Mieux : au nom d'un avenir (en l'occurrence l'avenir de l'Europe), nous assistons au spectacle d'une troisième humiliation. Après l'humiliation par la mort, l'humiliation par le déni, voici venir l'humiliation par la disgrâce médiatique. Malgré les protestations du 28 février dernier devant Arte, et les promesses de son directeur des programmes de diffuser un premier film cette année même, celui-ci nous fait savoir que le documentaire diffusé sur Odyssée Histoire d'une trahison ne correspondrait pas aux critères d'exigence de sa chaîne. Certes. Mais dès lors la proposition d'un film fait sur mesure reporte sa programmation au plus tôt à l'année 2005, c'est-à-dire dans les après plus ou moins flous de la date fatidique de décembre.

Par ailleurs, on voit mal comment un génocide aussi éloigné que le génocide arménien saurait davantage intéresser qu'un génocide aussi documenté, analysé, vieux d'à peine dix ans, comme le génocide rwandais, dont nous avons dit qu'il était lui aussi frappé par le renoncement des grandes chaînes publiques à donner aux téléspectateurs les moyens de comprendre les événements tragiques du monde. Sans oublier que la superposition médiatique des génocides arménien et rwandais, fût-ce sur la chaîne Arte, n'était pas pour plaire au sacro-saint audimat. En ce sens, la décision d'Arte s'apparenterait plutôt à une fin de non-recevoir, comme une manière de résoudre par l'évacuation un phénomène d'embouteillage. Nous sommes par ailleurs en droit de supposer que le responsable des programmes, en réponse à l'affront que constitua pour sa personne le piquet organisé sous ses murs, nous prépare rien moins qu'une dilution de sa promesse dans le temps, sous couvert de louables et légitimes excuses.

Autre argument qui n'agit pas en faveur du génocide arménien, le demi-siècle de latence qui a suivi et le fait qu'il ait été le premier du vingtième siècle. On ne serait pas loin de penser que le génocide arménien aurait servi à la reconnaissance des génocides postérieurs, même si, après les années 20, les conditions psychologiques, culturelles, politiques liées à la dispersion des Arméniens et à leur volonté de survivre n'étant pas réunies pour faire le procès des coupables, rendraient excusable le sentiment d'impuissance qu'ont dû éprouver les victimes. Sans oublier ce défaut d'organisations internationales capables de mener une action judiciaire rapide, qui expliquerait le caractère désespéré de la vengeance. " Un procès, ce n'est pas revivre des horreurs mais distinguer les victimes des bourreaux ", dit à juste titre Rithy Panh. Pour le cas arménien, rien de plus nécessaire. Car le temps a été utilisé par la Turquie pour renvoyer l'accusation arménienne aux Arméniens eux-mêmes qui de victimes sont devenus des bourreaux dans la phraséologie adverse.

Mais la plus grande humiliation qui attend les Arméniens de la diaspora européenne est à venir. Non contents de nous avoir génocidés, non contents de nier leur crime, non contents d'avoir les faveurs de certains intellectuels et de bénéficier du silence des médias, la Turquie entrerait dans l'Europe couverte par un blanc seing et honorée d'une médaille. D'autant que militeraient en faveur de cette entrée les intérêts mêmes de l'Arménie dont la survie économique dépend de son désenclavement.
En somme, aujourd'hui est le dernier combat. Car les choses ont trop duré, le temps a joué contre nous, et le génocide oublié des Arméniens est devenu tellement exemplaire que les hommes ont retenu la leçon en en faisant bénéficier les Juifs, les Cambodgiens, les Rwandais. En revanche, nous partageons avec les Indiens d'Amérique un même négationnisme dans la mesure où les États actuels ne s'estiment pas responsables des agissements perpétrés par des gouvernements passés. Sans oublier le fait que les États-Unis aussi bien que la Turquie se sont établis sur l'élimination des peuples gêneurs. Et nul ne saurait aujourd'hui nier leur connivence dans leur volonté de s'attaquer au bastion européen.
Dès lors, que reste-t-il aux forces désespérées qui ont contre elles la force massive des indifférents ? Revenons à Camus qui écrivait dans Les Justes : " Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime si ce n'est l'obstination du témoignage ? " Oui, il nous reste l'obstination. Chacun connaît autour de soi ces obstinés qui n'en démordent pas et qui tiennent leur proie à pleines dents : des historiens, des littérateurs, des militants, des internautes, des archivistes, des hommes et des femmes comme vous et moi qui ont la rage de témoigner, qui devant une page, qui devant un fait, qui devant un ordinateur… Témoigner. Témoigner toujours… Il reste aux Arméniens de harceler l'ennemi partout où il manifeste son déni. Le harcèlement moral, je veux dire par la morale universelle, tôt ou tard s'ouvrira sur le Droit.

Par ailleurs, il serait temps que les Arméniens utilisent les synergies des peuples dont le génocide a été reconnu pour en tirer avantage au profit de la reconnaissance et donner en retour ce qu'ils peuvent ou ce qu'ils savent. C'est dans cette ligne de conduite que se situe le combat de Monsieur Yair Auron. C'est cette porte qu'a ouverte la JAF de Marseille le 13 mars dernier avec la deuxième édition d'Amnésie internationale. C'est ce rapprochement entre les cultures juive et arménienne qu'ont voulu mettre en oeuvre récemment les présidents d'Europe pour la Mémoire et du Centre de Documentation Juive Contemporaine. Et si des psychanalystes arméniens se penchent déjà sur le cas rwandais, pourquoi ne pas aller sur place en vue d'aider les gens ? Pourquoi ne pas associer les Assyro-Chaldéens non seulement au 24 avril mais encore aux autres de nos manifestations en vue de faire connaître avec les nôtres leur cause et leurs revendications ?
Il est impensable que la mémoire puisse s'oublier. Le bourreau est d'abord la victime de sa victime, comme l'aurait avancé Hegel. Encore faut-il des Tutsis, des Cambodgiens, des Juifs et des Arméniens pour témoigner de leur histoire. " Et s'il en reste un… "
mars 2004

3-Le crime de non-assistance à génocide oublié

Nous savons tous qu'un génocide n'est pas réductible aux faits ni aux dates qui en marquent l'histoire. Il y a un avant et un après du génocide. Il commence par sa période larvaire, lourd de menaces, et traîne derrière lui l'interminable et irréductible réseau de ruses qui forme le déni. Ainsi, après les prémices et la préméditation génocidaires qui culminent avec le génocide de sang, vient le génocide de la mémoire. Car dans leur objectif d'effacement, les bourreaux et leurs enfants sont tous solidaires et collaborent sur plusieurs générations à diluer le crime dans l'inconnaissable.

Les survivants d'un génocide sont les " morts " de la période qui vient après la tuerie ; au trauma qui les écrase s'ajoute le souvenir du mépris absolu et inouï dont ils ont été l'objet le temps de cette folle nuit d'inhumanité. Les seuls hommes qu'ils côtoyaient, leurs " avoisinants " hutus ou turcs, les ont " informés " dans leur chair à l'idée qu'ils n'étaient pas des hommes. De toute manière, l'indicible les rend inaptes à la parole pour témoigner et demander réparation. Les Arméniens ont, de surcroît, connu les affres de l'émigration forcée. Le temps qu'ils ont passé à se remettre a joué en faveur d'un lissage de l'histoire et d'un effacement des traces par leurs bourreaux et leurs héritiers. Mieux, ceux-ci trouvent, au plan international, matière à se refaire une virginité tandis qu'en interne, ils s'enorgueillissent d'avoir réussi leur coup.

Dès lors, s'il ne trompe pas les enfants et les petits-enfants des victimes, le jeu va consister à mystifier le monde non seulement en niant, mais encore en portant les armes contre la faculté de jugement des gens que ce génocide interpelle. En suscitant l'interrogation dans les esprits par l'apport de fausses contre-preuves, les bourreaux négateurs font douter de la culpabilité des bourreaux acteurs et perdurer le fait comme un non-fait par une lecture neutralisée de l'histoire. En somme, le travail des génocideurs de la mémoire consiste à dissoudre l'incontestable dans le contestable.
La réussite d'une aussi funeste entreprise est telle que le doute qui s'est installé dans les têtes se mue assez rapidement, à la faveur d'un lapsus ou de telle ou telle explication, vite donnée, en une forme d'occultation. Ainsi, au gel de la parole par quoi commence l'après du génocide (" Alors les survivants, à qui pouvaient-ils parler ? À personne. " dit Sylvie Umubyeyi dans le livre de Jean Hatzfeld) s'ajoute aujourd'hui le raccourci de la parole médiatique, qui voudrait en rendre compte (" Même maintenant, après des années, ça n'a pas beaucoup changé. Il y a toujours des vérités dissimulées ou mal décrites sur les rescapés, qui empêchent les étrangers de reconnaître sans suspicion ", déclare la même). Mais dans le cas arménien, la moindre imprécision équivaut à une amputation de la vérité et participe du même climat général instauré par les propagateurs du déni. Le génocide n'est plus évoqué puisqu'il n'est pas établi. De sorte que, bientôt les enfants et les petits-enfants des génocidés donnent assez vite l'impression d'être les seuls à y croire. Et leur obstination fait figure de maladie obsessionnelle, comme s'ils étaient devenus les bourreaux d'eux-mêmes. La suspicion des médias à l'égard de ces Arméniens excessifs et déboussolés expliquerait en partie la disgrâce qu'ils subissent dans les paroles mêmes des journalistes qui font plus dans le boniment que dans le détail, dût-il peser 1 500 000 morts.

Aujourd'hui ces journalistes, consciemment ou non, se plaisent à faire l'impasse sur le génocide arménien. Mais on a vu aussi des historiens défendre un révisionniste de leurs confrères au seul motif que tout processus de recherche donne droit à l'indépendance d'esprit. C'est que, concernant le génocide arménien, les historiens du fait accompli ont aujourd'hui à se battre contre les agnostiques de l'histoire. Comme je ne suis pas sûr, je m'abstiens de me prononcer. Ni oui, ni non. Génocide ou pas génocide, l'interrogation tue le fait, le temps, les souffrances. Si l'histoire est la pire ou la meilleure des choses qui puisse arriver à un crime absolu, pour les Arméniens le balancement entre incertitude et certitude devient l'enjeu d'une bataille dans laquelle se jettent les enfants du génocide comme si leur droit de vivre passait par le devoir d'enterrer dignement leurs défunts.

S'il est vrai qu'aujourd'hui certains pays ont rendu légitime le mot qui dit les maux de la mémoire arménienne, d'autres le contestent. Hier les déclarations de l'ambassadeur d'Israël, Madame Rivka Cohen, aujourd'hui celle de Grande-Bretagne, Madame Thorda Abott-Watt, montrent que le caractère " massif " de cette entreprise de destruction du peuple arménien par le gouvernement turc ne suffit toujours pas, aux yeux des responsables politiques, pour qu'elle puisse accéder au concept de " crime contre le statut d'être humain." Les paradoxes sont de taille si l'on sait que ce doute est nourri par Israël et que le terme de génocide a été créé par Raphaël Lemkin, conseiller au ministère de la guerre à Washington, en 1944, sur la base des événements de 1915 et de ce " crime sans nom " (Churchill) que fut l'Holocauste juif.

La responsabilité des États est d'autant plus grande qu'elle s'applique à tous les niveaux du génocide : la préméditation, l'exécution et le déni. Pour le premier niveau, l'impunité a toujours servi les bourreaux dans l'accomplissement de leurs macabres desseins. Les massacres de 1877-1878, puis ceux 1894-1896 ont préparé le génocide de 1915, lequel a encouragé Hitler pour exécuter massivement les Juifs d'Europe. De la même manière, en 1994, la propagande extrémiste hutue, appelant aux meurtres des Tutsis, osera ces paroles pour motiver les troupes : " À l'étranger, on dit […] qu'ils vont créer une Cour de justice internationale… Tout ça, c'est pour nous effrayer. Ne perdez pas de temps avec ça et continuez votre travail. Comme pour la Bosnie ou le Burundi en 1972 et 1993, ils ne feront rien. " En 1915, les gouvernements alliés avaient prévenu la Sublime Porte qu'ils jugeraient responsables tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que leurs agents qui étaient impliqués dans les " massacres ", sans parvenir à donner un coup d'arrêt à la machine infernale de l'extermination.

Le premier jour d'une exécution génocidaire sera toujours un jour de trop. Si l'Holocauste juif a pris fin avec l'arrivée des alliés, le génocide cambodgien avec l'invasion de l'armée vietnamienne, celui des Tutsis avec l'entrée du FPR au Rwanda, l'extermination des Arméniens s'est perdue dans les sables de Deir Ez Zor de la même façon que se perd aujourd'hui dans la langue de bois des Turcs, relayée par celle des Européens, le mot même de génocide. Comme si un génocide réussi était un génocide qu'aucune armée d'aucun pays n'aura su arrêter. Si le mot n'est pas prononcé à propos de la Tchétchénie, alors que sévissent les " zatchistkas " (nettoyages) et qu'à l'instar d'Anna Politkovskaïa, on ne pourrait que constater le mépris absolu que subissent les Tchétchènes (" Pourquoi leur faire sentir chaque jour - non, chaque minute - qu'ils ne sont que de la merde, même pas de la merde humaine, mais de la merde animale " , in Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet/Chastel, p. 20), c'est qu'aucun pays n'ose, en paroles ou en actes, leur porter secours et arrêter ce carnage. Comme le cas existe pour la personne, pourquoi, dans ce cas-là, ne pas évoquer le crime de non-assistance à peuple en danger ? En 1994, les États-Unis, suivis de la France et de leurs partenaires internationaux auraient exercé de fortes pressions diplomatiques pour que le mot génocide ne soit pas utilisé dans les textes officiels à propos du Rwanda. N'est-ce pas là l'aveu d'un laisser-faire assimilable, pourquoi pas, à un crime de non-assistance à peuple en danger ?

Mais le déni, phase finale d'une volonté exterminatrice, parachève la préméditation et l'exécution en ce qu'il s'inscrit toujours dans le mépris d'un homme par un autre. Si ce déni est un crime, il est d'autant plus grave que des gens extérieurs, principalement des responsables politiques, font écho aux négateurs directement concernés. Crime de non-assistance à génocide oublié.

A vril 2004

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De la disgrâce médiatique des génocides en général et du génocide arménien en particulier.