Quel regard peut avoir un policier arménien en train de frapper un protestataire arménien ? Les yeux dans les yeux, les yeux de l'un dans les yeux de l'autre, les yeux du plus fort dans les yeux du plus démuni, les yeux du plus apeuré dans les yeux du plus agressif, les yeux du loup dans les yeux de sa proie… De vous à moi, que se passe-t-il entre ces deux êtres humains appartenant au même pays, à la même nation, enfants de la même histoire, nés tous deux sur la même terre ? Il se passe qu'ils sont devenus étrangers l'un à l'autre, car chacun agit selon son devoir. Devoir de violence contre devoir de conscience. La violence du policier est motivée par l'obéissance due aux chefs, lesquels obéissent aux chefs qui obéissent au chef qui obéit au Président de tous les Arméniens. Ainsi le citoyen qui proteste à terre voit dans les yeux de celui qui le frappe l'œil de son Président en colère. Mais le Président en colère ne voit pas la peur dans le regard de l'homme qui creuse la terre de son corps en recevant les coups. La colère du Président est une colère à col blanc, qui s'exprime par colère interposée. Dans un pays qui a faim, il suffit de payer grassement des hommes pour qu'ils deviennent des loups pour l'homme. Et ils le deviennent. Prablèm' tch'ka (il n'y pas de problème). Mais comme dans un pays qui a faim, tout le monde ne peut pas devenir policier, il ne reste aux autres que le cri de la protestation. Ces autres crient dans les rues, un jour, deux jours, trois jours, une semaine, un mois, un an… Fraude ! Référendum ! Démission ! Le Président fait la sourde oreille, lui qui a l'œil sur tout. Les cris gonflent. Les rues enflent. Les places ne désemplissent pas. Mais le Président a besoin de circuler, de prendre l'avion, de faire des rencontres internationales… Gênant ! Alors, quand la nuit est bien avancée, que les crieurs sommeillent, fatigués d'avoir trop crié… le Président lâche ses loups. Comme au temps des grandes rafles staliniennes. 37, 49… Pas de quartier. Citoyens et députés mis au pli, mis au frais, mis aux fers… Et maintenant la voie est libre. Le Président a rendez-vous avec d'autres présidents d'autres pays. Les démocraties se rencontrent, se congratulent, conciliabulent sur la démocratie. Petits fours et coups fourrés, c'est la loi des libertés. Le Président des Arméniens défend la survie du pays, pas leur liberté. Mais, cerise sur le gâteau, chaque Arménien a le droit, en toute indépendance, de contempler l'Ararat, comme au temps du pays soviétisé. Il peut même se faire photographier devant. Prablèm' tch'ka. L'Ararat… ça vous rend immortel, non ? Mais, comme tout mortel qui se respecte, le citoyen arménien défend sa propre survie. C'est plus fort que lui, ce besoin de survivre. Plus fort que tout. Il en perd la tête. Il sacrifierait tout pour espérer vivre de sa propre vie. Quand le Président défend la stabilité du pays, le citoyen croit qu'il le maintient dans la stagnation. Depuis que le Président pense et voyage, il y a des jours où les murs poussent leur étreinte vers l'intérieur de soi. Or, si le Président voyage, ce n'est pas pour son plaisir, mais pour repousser les murs des autres pays qui veulent étreindre son Pays pour l'étouffer. Il sacrifierait tout pour que le Pays survive et passe le cap de son adolescence mouvementée, en proie à toutes les contradictions et à tous les antagonismes. Il est souvent obligé de sévir et ses colères sont redoutables. Si redoutables qu'il en perd la tête parfois et ne sait plus raisonnablement ce qu'il fait.

L'Arménie est un pays d'Afrique dont les hommes sont caucasiens. Elle a son Kilimandjaro. Ses éléphants, qui habitent la grande plaine, ont leur cimetière dans un lieu où seul leur instinct sait les conduire. Tout pays d'Afrique se caractérise par une longue colonisation suivie d'une violente indépendance. Une indépendance si mouvementée qu'elle se donne l'impression d'être indépendante. Les pays avoisinants ou lointains en profitent pour apprendre à ce pays qui sort à peine de l'œuf comment battre convenablement une omelette après avoir, par la force des choses, cassé les œufs. Comme les hommes ne sont pas assez mûrs pour vivre ensemble, le Président, chef d'orchestre qui les dirige à la baguette, en proie à ses tics de nervosité, fait s'entrechoquer ses œufs et au lieu de battre la mesure bat les récalcitrants afin qu'ils lui obéissent au doigt et à l'œil. Mais les citoyens veulent manger de l'omelette et n'entendent rien à la grande musique politique. La faim des abattus et les fins du batteur ne font pas toujours bon ménage. Les premiers veulent survivre et l'autre souhaite qu'ils jouent ensemble et de façon harmonieuse la Troisième Grande Arménie Concertante pour doudouk, kamantcha et instruments à percussion. Les regards des uns et de l'autre croisent le fer. Les yeux des uns dans les yeux de l'autre, les yeux du maître dans le yeux des instrumentistes, les yeux des plus affamés de vie, d'espoir et de justice dans les yeux du loup dominant… De vous à moi, que se passe-t-il entre ces êtres humains appartenant au même pays, à la même nation, enfants de la même histoire, nés sur la même terre. Il se passe qu'ils sont devenus des étrangers, car chacun agit selon son devoir. Devoir du ventre contre devoir du devoir. Devoir d'espoir contre devoir d'une Arménie immortelle.

 

Avril 2004


 

 

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La démocratie emprisonnée.