Défense et illustration de l'écrivain iconoclaste

en réponse à un honorable iconolâtre.

 


" La raison pour laquelle je continue à écrire pour des Arméniens,c'est que, en tant qu'opprimé, je préfère écrire pour des opprimés, et s'ils sont doublement opprimés, je préfère écrire pour ces gens doublement opprimés."
(Ara Baliozian)

Vos mois d'absence sur le forum du journal Nouvelles d'Arménie Magazine, Monsieur Chamlian, n'ont en rien émoussé votre ironie mordante. Vous semblez même aussi requinqué qu'un requin qui vient de renouveler sa quincaillerie dentaire. Sitôt qu'on touche à cette " chose/cause " que tous les Arméniens de France (puisqu'il s'agit d'eux en l'occurrence) ont en partage par le fait qu'aucun d'entre eux ne peut déclarer impunément " nos ancêtres les Gaulois ", votre sens de l'honneur se rebiffant, vous montrez les dents comme si l'on en voulait à votre tranche de steak en forme d'Arménie. Passe encore que votre ironie n'ait rien de socratique, le sarcasme ne fait pas argument. Elle est l'arme des esprits courts qui aiment amuser les aveugles par des mimiques et les sourds par des bruits. Mais je n'irais pas jusqu'à dire que vous êtes un esprit court.

Monsieur Chamlian, on pourrait ne pas aimer ces rires que vous jetez comme des gifles aux intellectuels qui ont eu, à l'instar d'Ara Baliozian, à souffrir d'une forme de conditionnement culturel dont certains partis ont le secret pour accommoder leurs restes à leur sauce idéologique. Que vous soyez dans un système de pensée comme un poisson dans son bocal le plus beau spécimen de l'espèce arménienne, vous regarde autant que vous regardez votre ego, arménophile en diable. Pour autant, vous n'êtes pas le plus autorisé à parler au nom de l'arménité. Dès lors respectez, je vous prie, ceux qui ont eu à subir le mensonge et qui n'ont pas d'autre objectif que de vouloir en épargner leurs lecteurs. Dire, comme vous l'affirmez, qu'ils ont choisi d'être iconoclastes pour faire-valoir, est une indignité que je ne vous connaissais pas. Il n'est pas donné à tout le monde d'être iconoclaste car il n'est pas donné à tous les écrivains d'être assez courageux pour supporter le massacre spirituel que leur infligent leurs compatriotes peu soucieux de respecter ces frères minoritaires qu'ils affament en voulant les réduire au silence. Il faut dire que certains parmi les nôtres qui jouent aux petits persécuteurs de service, loin d'avoir retenu aucune leçon de leur propre histoire, préfèrent en donner. D'opprimés que nous étions, nous voici devenus les oppresseurs de nos propres minorités, comme sont nos intellectuels dont nous méprisons la parole.

La souffrance intellectuelle qu'un homme comme Ara Baliozian a eu à endurer et qu'il endure encore en raison de l'ostracisme dont l'entourent les détenteurs de la pensée normée, peut conduire à des jugements excessifs. Ara Baliozian peut se tromper, mais Ara Baliozian ne trompe personne. Il joue cartes sur table. Il dialogue avec les Arméniens, pour peu qu'ils soient de bonne foi, de bonne volonté et de bonne constitution mentale. Mais vous ignorez peut-être qu'il vaut mieux se tromper avec Sartre que d'avoir raison avec Raymond Aron. Et je préfère pour ma part me tromper avec Ara Baliozian qu'avoir raison avec Haytoug Chamlian, même si à certaines reprises j'ai dû m'incliner devant la pertinence de ses propos, la générosité de son combat et la belle insolence dont il a su faire preuve quand les négateurs du génocide arménien persistaient dans leur arrogante certitude.

Mais personne, Monsieur Chamlian, n'est à l'abri de l'arrogance dans la certitude. Ni vous, ni moi, ni Ara Baliozian qui confronte pourtant en permanence ses idées avec ceux de ses compatriotes qui veulent y voir plus clair. Vous persiflez le doute philosophique en mélangeant le tout et le n'importe quoi pour faire croire que vous êtes au fait des écoles de pensée, et vous donnez l'impression que les écoles que vous avez fréquentées ne vous ont pas appris à penser.

L'homme n'est pas une machine, Monsieur Chamlian. Sauf en cas de survie physique où la pensée se met automatiquement au service du corps, comme le font les pauvres d'Arménie, ce pays que nous aimons tant, vous et moi, et dont nous voulons la réussite. Vous ne pourrez pas enlever à Ara Baliozian d'être né arménien et d'être né homme, c'est-à-dire déterminé par une histoire et porté par le besoin de conformer sa vie à un projet personnel pensé et voulu. Tout le travail d'Ara Baliozian consiste aujourd'hui à déprogrammer son cerveau asservi depuis son enfance à la dictature idéologique d'une mentalité, à savoir celle d'une culture imposée, dans le seul but d'être soi-même plutôt que le produit des autres. Ara Baliozian veut nous montrer que l'homme n'est pas uniquement réductible à son origine ethnique comme on voudrait le lui faire croire, mais qu'il est aussi né pour être le créateur de lui-même. En ironisant sur les vertus du doute philosophique vous lui récusez le droit d'être un homme, au nom du principe de survie collective. Et comme vous êtes " le peuple ", Ara Baliozian serait votre ennemi. Ara Baliozian serait l'ennemi du peuple arménien. Et comme il n'y a pas plus ennemi du peuple arménien qu'un négationniste, Ara Baliozian serait ni plus ni moins qu'un négationniste. Comme sont négationnistes tous ceux qui accompagnent ses propos, en l'occurrence moi-même. Nos lecteurs jugeront de la pertinence de vos méthodes qui consistent à dénigrer quelqu'un qui a depuis toujours milité pour la reconnaissance du génocide. Car la dernière obsession de Monsieur Haytoug Chamlian sur le forum est d'abattre Yevrobatsi. C'est trop d'honneur que lui font vos hystéries historiocentriques car elles contribuent non seulement à sa publicité mais aussi à améliorer sa pugnacité.

De fait, il est évident que ce rejet d'Ara Baliozian symbolise la crainte que l'individualisme occidental ne vienne perturber, sinon disloquer les efforts de la tribu pour mener à bien ses combats orientés vers la seule reconnaissance du génocide. Comme je vous comprends ! Mais vous n'empêcherez pas pour autant que le cours des choses ait sa préférence. Ara Baliozian a choisi son camp pour la raison qu'il a perdu son âme à fréquenter l'autre. Il a choisi de penser par lui-même pour éviter que d'autres ne pensent à sa place et qu'il ne devienne une machine sinon un jouet manipulé par des mains expertes et des esprits dogmatiques. Dès lors, les tenants du "nous" craignent forcément de perdre leur pouvoir fédérateur à un moment crucial de l'histoire arménienne. Mais le moi a ses règles de fonctionnement que le Droit, époque oblige, est tenu de préserver contre les intégrismes, quels qu'ils soient.

Le seul point de votre argument contre Ara Baliozian serait qu'il s'attaque à des valeurs qui n'existent plus en Diaspora. Soit ! Mais c'est pourtant au nom de ces valeurs que vous lui avez refusé l'accès au forum de NetArménie où vous jouez le rôle de censeur de crainte d'avoir à vous affronter aux idées de ceux qui vous déplaisent. Dans un " premier avertissement " (sic), vous dites pourtant que le forum de NetArménie ne pourrait " servir de support à des écrits insultants, injurieux et préjudiciables ; en l'occurrence, à l'égard du peuple arménien, de ses traditions et de ses valeurs les plus fondamentales, incluant notamment sa foi. " (post du 12 septembre 2004 à 10h). Plus généralement, si vous connaissiez un tant soit peu le travail d'Ara Baliozian, vous sauriez que c'est davantage à une mentalité générale qu'il s'attaque qu'à des valeurs précises, celle justement qui l'a plongé dans le mensonge et l'obscurantisme idéologique dont il cherche à se relever. Dès lors, je me demande s'il ne faut pas entendre un autre son de cloche que celui qu'on nous assène depuis notre enfance sur ces " valeurs " que certains exploitent à des fins personnelles de pouvoir en manipulant les esprits qui les suivent pour se donner un idéal. Je laisse à chacun le soin de lire Ara Baliozian et de s'en faire une idée.

Toujours est-il que pour le peu que je sais de lui à travers notre correspondance et le trop que je sais de vous à travers le forum de Nouvelles d'Arménie Magazine, je serais plutôt tenté de penser que c'est à lui que je confierais mon fils plutôt qu'à vous pour son éducation " arménienne ". Mieux, au risque de vous choquer, et pour parodier Camus, entre l'Arménie telle que vous la feriez, et mon fils, c'est mon fils que je choisirais. Comme le font toutes ces personnes âgées qui ont fait l'Arménie et qui se résignent aujourd'hui au démembrement de leur foyer en incitant leurs enfants à quitter un pays qui méprise les hommes. Et comme le font ou le feraient les femmes arméniennes en Arménie et les femmes arméniennes en France ou au Canada, qui ont assez de sagesse pour préserver leurs enfants contre l'idéalisme de leurs hommes. D'ailleurs, la condition de la femme et l'opinion des mères sont en la matière un excellent baromètre socio-culturel. Car le "martkoutioun ", une de nos valeurs fondamentales, n'est pas aussi répandu en Arménie que ses 1700 années de christianisme pouvaient nous le faire espérer. Il faut croire que Baliozian n'est pas loin de la vérité quand il écrit : " Les Arméniens ne survivent qu'en se cannibalisant mutuellement."

 

La hargne que vous déployez contre Yevrobatsi s'expliquerait-elle par le fait que nous n'aurions pas donné suite à un envoi de votre part, comme vous le suggérez sur le forum des NAM ? Vous nous avez posté un texte en quatre fois en date du 15 mars dernier. Il est possible de vérifier que vous ne nous avez jamais demandé expressément de le publier. C'est pourquoi nous n'avons pas cru bon d'aller au-delà d'une simple lecture. En revanche, le 23 avril suivant, nous vous avons demandé l'autorisation de reproduire votre texte sur la reconnaissance du génocide par le Canada. Vous nous avez répondu : " Mais certainement, chers compatriotes de yevrobatsi.org. " Quant à vos réactions, elles n'ont jamais été censurées. Dès lors, affirmer que nous avons refusé de vous publier relève de la mauvaise foi. Vous pouvez abuser qui vous voulez, pas nous qui ne nourrissions à votre égard aucune suspicion particulière. Comme on dit en arménien, votre langue n'a pas d'os. Pour autant, Monsieur Ésope, ne nous prenez pas pour des chiens en nous jetant du tibia en caoutchouc, fût-il bien imité.

Il se trouve que je viens de relire votre texte à l'occasion. Ce n'est pas du meilleur Haytoug Chamlian. Je vous signale qu'à Yevrobatsi nos décisions sont collégiales. Comme toute revue, nous ne sommes pas à même d'accepter des textes qui jurent avec notre ligne éditoriale, c'est-à-dire avec l'esprit qui a présidé à la création de notre site. Yevrobatsi n'est pas un forum, sa forme permet ce qu'un forum interdit de faire. C'est pourquoi, techniquement, il n'est pas possible d'afficher les logorrhées récriminatrices des pontifes de la chose arménienne dont vous faites partie. Mais comme je vous l'ai expliqué, votre texte de mars n'avait subi aucune censure du genre de celle que vous avez offerte à Ara Baliozian. Mieux : par respect pour vous, nous n'avons pas osé y toucher, ni le corriger, ni l'améliorer. Toutefois, si par impossible il vous arrivait d'en écrire un qui ne fût pas l'effet d'une mécanique doctrinale ou dogmatique, je serais le premier à vous défendre dans le cas où les autres membres du comité de rédaction éprouveraient des réticences à le faire. Pour autant, les petits malins qui voudraient exploiter notre bienveillance démocratique pour saboter notre travail, selon une méthode bien connue, ne seront pas les bienvenus. D'autant qu'ils ont d'autres sites pour s'exprimer et servir leurs prédications. Nous aimons, à Yevrobatsi, la diversité des points de vue. C'est à ce titre que nous avons ouvert une place à Ara Baliozian. Nous n'approuvons pas tout ce que dit Ara Baliozian, mais nous ne voulions pas être du côté du fléau idéologique qui condamne les impertinents au silence. Yevrobatsi donne à ses lecteurs la possibilité de réagir. Vous l'avez fait. On s'étonne que ceux qui font d'Ara Baliozian un négationniste ne le lui aient pas écrit. D'autant qu'ils en avaient la possibilité sur le forum de NetArménie, où vous l'avez coupé net par un " premier avertissement " (sic) comme un maître d'école que titille un élève intelligent. Car nous sommes persuadés qu'Ara Baliozian n'écrit pas à la légère sur des choses aussi graves, tandis que d'autres prennent des tons graves pour proférer des bêtises au nom d'un nationalisme viscéralement cosmétique. Ses propos n'engagent que lui et c'est à lui que sont priés de s'adresser ceux qui lui cherchent des poux.

Les accusations de négationnisme que vous portez contre ma personne consistent encore une fois à me dénier le droit d'avoir une parole différente. C'est en affichant pareil procès d'intention dans les forums ou sur notre site que vous donnez des idées aux véritables négationnistes. Quant à l'ironie avec laquelle vous me traitez de grand esprit, elle démontre à quel fonds de rancœur se nourrit la petitesse du vôtre. Mais la méthode stalinienne qui consiste à prendre pied, non sans machiavélisme, mais avec la force impérialiste de la grande gueule, du dénigrement et du raisonnement pervers, sur les lieux de la parole arménienne commence à porter ses fruits. Après votre implantation sur NetArménie, voilà que vous faites votre numéro d'équilibriste égocentrique sur le forum de Nouvelles d'Arménie Magazine, où vous apparaissez en pourfendeur de négationnisme. Vous êtes notre David de Sassoun monté sur votre cheval de bataille à œillères Djalali, armé de votre Sour Gaïdzaguine sourd. Et pas de quartier ! Un jour, on écrira votre légende et vous aurez gagné d'être enterré au pays avec tous les honneurs qu'il sied aux combattants de plume. Aujourd'hui vous portez ce combat contre nous tant vous rêvez d'être le tombeur de Yevrobatsi. Vous y arriverez sans doute car la bêtise toujours fait masse autour de la bête et la culture n'a d'autre arme et d'autre larme que l'esprit pour en rire et le cœur pour en pleurer.

Vous défendez bec et ongles ce pré carré du génocide comme un veilleur de Dieu perché sur son minaret. Et vous nous envoyez soir et matin la bonne parole au-delà de laquelle il n'y a point de salut. Aujourd'hui vous avez jeté l'anathème sur des écrivains et sur Yevrobatsi au nom de ce que les Arméniens ont de plus sacré : le génocide de 1915, la préservation de notre identité et de notre culture. À croire que c'est une mission que vous vous êtes donnée de nettoyer les écuries de toute la vermine mal-pensante. Les méthodes utilisées par votre famille d'esprit sont toujours les mêmes à quelques nuances physiques ou verbales près. Hier, un militant du Collectif VAN se prenait un coup de poing par un des vôtres, (et ce coup aux dernières nouvelles serait un " faux " ). Avant-hier, les maisons de l'inculture arménienne jouaient du couperet à l'encontre de Gaïdz Minassian pour un livre qui dit votre histoire, toute votre histoire, et par-dessus le marché vos dessous. Aujourd'hui, Ara Baliozian et moi-même sommes coupables de toutes les trahisons. C'est un délit de guerre civile, clament les inconditionnels du combat. Dénigrons, dénigrons à grands cris, il en restera toujours quelque chose. On voit que votre arme de défense n'est rien moins qu'un apartheid culturel au sein de la communauté arménienne et que si l'on appliquait en Arménie vos propos à la lettre on aboutirait à une " tchadorisation " des esprits. Non, Monsieur Chamlian, les ennemis du peuple arménien ne sont pas tous à l'extérieur, ils sont dans les têtes arméniennes énervées comme des boxeurs ou acérées comme des couperets idéologiques. C'est la raison pour laquelle, je ne vous confierais jamais mon chien à garder : s'il lui arrivait de vous mordre, il me ferait ensuite la leçon ou me chasserait de chez moi pour ne pas savoir aboyer comme lui, qui ne serait d'ailleurs plus lui-même.

Mais tout n'est pas négatif dans ces familles d'esprit qui roulent au bulldozer pour la cause arménienne. La chance que nous avons de pouvoir étudier in vivo, sur tel ou tel forum, dans telle ou telle manifestation, telle ou telle réunion, des cas cliniques de talibanisme arménien donne à Ara Baliozian matière à écrire et à Yevrobatsi des raisons d'exister. Il faut dire que tout y est, du discours respectueusement et onctueusement machiavélique envers les affidés de tout poil au jugement juridique aussi " droit que le col de la faucille " (Rabelais), du recours au fondement argumenteur quand le cerveau n'a plus rien à se mettre sur la langue à la citation tronquée pour faire son petit commerce d'idées kitsch, de l'histoire fabriquée en boudins de légendes à la dogmatisation des dates, des chiffres et des anniversaires (301, 1 500 000, 18 brumaire an VI), de la dignité des pauvres à l'Ararat superstarisée, j'en passe et j'en trépasse…

 

Dire de Monsieur Baliozian et de moi-même que nous avons l'arrogance des beaux esprits s'explique par la nature du vôtre. Nous n'avons pas le mépris du peuple, comme vous semblez le faire croire, mais l'honnêteté de vouloir nous exprimer sur nos légitimes interrogations. C'est pourquoi, à Yevrobatsi, nous partageons avec nos lecteurs les recherches de personnes compétentes, les écrits de ceux qui se donnent la peine de nous éclairer sur nous-mêmes et les efforts des bénévoles qui veulent soulager les souffrances des gens. Nous évitons d'ajouter de l'obscurité à l'obscurantisme, de renforcer les hypocrisies, de durcir les tabous. Mais celui qui manipule les textes et leur fait dire ce qu'il veut, qui n'a aucun respect des règles comme celles du copyright (en violation du droit, des usages et de la charte éditoriale de Yevrobatsi), aucun sens des civilités, qui recourt à l'histoire pour servir ses hystéries, qui veut mener la vie à la baguette de crainte qu'elle ne vire au chaos, qui flatte à contre cœur pour faire croire qu'il n'est pas un obsédé de la critique et pour démentir les jugements de Grand Inquisiteur qu'on porte contre lui, qui raisonne à coups d'invectives frisant l'insulte dans le but d'assourdir la parole des autres, qui trouve de la dignité aux pauvres d'Arménie avant de s'en mettre plein la panse, qui place l'idée du peuple au-dessus du citoyen vivant et souffrant, celui-là qui vibre en bienfaiteur héroïque de la cause fait peur. Chacun devinera pourquoi.

Ah ! Cette dignité des pauvres ! Voilà la formule qui fait de vous le plus bel Arménien qui soit. Je vous crois quand même doué de compassion et porteur de cette valeur arménienne qu'est le "martkoutioun ". Car cette manière d'évacuer le mal de vos frères par une expression on ne peut plus éculée est aussi indigne qu'elle relève d'une pauvreté d'esprit et de cœur qui ne vous sied pas. Rien ne vous obligeait à vous abaisser à ce point pour nous servir un mot aussi cruel. Comme moi, vous avez vu, de vos yeux vu, avec quelle arrogance les Arméniens nantis s'affichent aux yeux de ceux qui les regardent vivre du fond le plus noir de leur résignation. Nul doute que vous l'ayez ressenti dans votre chair. Mais chez vous, votre intelligence politique semble toujours réduire au silence votre " martkoutioun ". Si la culture est au service du cœur, on se demande ce que vaut la culture arménienne qui a osé l'expression de " dignité des pauvres ". On se demande ce que vous aurait répliqué, s'il en avait eu encore la force, ce petit vieux qui jouait du violon à vous briser les oreilles sur un trottoir de l'avenue Komitas pour susciter la pitié des passants. Ou celui qui plongeait les bras dans les poubelles pour trouver des bouteilles vides et les revendre… Quelle dignité, Monsieur Chamlian, accordez-vous à ce gouvernement, qui a réduit à ça, ces hommes et ces femmes qui ont fait l'Arménie durant le dur hiver d'une dictature ?

Les plus "cultivés " de mes lecteurs ont rejeté mon livre sur l'Arménie comme un travail négatif. Quel est donc ce pays ou ce peuple qui oblige au devoir de se taire ? Il ne s'agit pas pour un écrivain de se faire un nom en devenant l'iconoclaste de service. Et ce n'est d'ailleurs pas donné au moindre plumitif venu de prendre plaisir à déplaire à un Haytoug Chamlian. D'ailleurs, et d'une manière générale, les écrivains arméniens ne jouent pas aux francs-tireurs, comme vous semblez le penser. Nos mythes sévissent si fort sur nos consciences qu'ils aveuglent même ceux qui font profession d'observer. Mais le devoir d'un écrivain est de donner la parole à ceux qui se meurent en silence, aux plus faibles. Et il vient un moment où votre écriture souffre de la souffrance de ceux que vous voyez ou entendez. Les écrivains arméniens d'Arménie ne sont pas nombreux à pratiquer l'autopsie sociale de nos mentalités, pas nombreux à penser et dire non. Car écrire en Arménie est un risque tant les dogmes sont durs et les "gros bras " bêtes et méchants. Mais s'ils imitaient un peu plus les cultures de la contestation, les politiques sociales tant attendues en Arménie, devenues le prêchi-prêcha de nos révolutionnaires au pouvoir, seraient sinon déjà mises en place, du moins devenues urgentes et prioritaires. Car c'est cela être écrivain, être l'agaceur des imbéciles.

Les Arméniens de la Diaspora n'auraient, selon vous, par définition et par décence, aucun droit à la critique du pays où ils ne vivent pas, seulement des devoirs. Cette question reste posée. Aucun droit d'ingérence, aucun droit de regard envers un pays qui ne leur concède que le droit de le soutenir aveuglément, quitte à ce que dans ce jeu-là les expéditeurs (la Diaspora) et les destinataires (les plus démunis) des aides soient victimes d'une grande truanderie au seul profit des intermédiaires officiels. Depuis le début de l'Indépendance, les Arméniens de la Diaspora sont devenus les citoyens économiques de l'Arménie. Tous ceux qui se sentent concernés par l'Arménie, à des degrés divers, et qui lui donnent leur temps, leurs idées, leur argent, leurs efforts, leurs voyages répondent à cette définition. La Diaspora fait partie intégrante de l'Arménie. Mais les gouvernements successifs le savent bien qui nous ont toujours embrassés en nous tenant à distance comme des frères indignes de recevoir la citoyenneté arménienne. Si nombre d'Arméniens de la Diaspora ne considèrent pas l'Arménie comme leur patrie, c'est que l'Arménie le leur rend bien. Le nœud des rapports entre l'Arménie et la Diaspora tient au fait que celle-ci ne doit pas se mêler des affaires qu'elle ne comprend pas et qui ne la regardent pas. Au fil du temps, le manque de confiance s'est substitué à la générosité des commencements. Malgré cette perte de fraternité mutuelle, la Diaspora continue en ciblant mieux ses actions, quitte à verser au passage son obole à la mafia locale. Car la Diaspora, contrairement à ce que vous pensez, ne baisse pas les bras malgré l'image de plus en plus réaliste qu'elle se fait de l'Arménie. Et s'il fallait chercher du " martkoutioun " dans la nation arménienne, c'est là qu'il faudrait la trouver. Et non chez les officiels du gouvernement et les planqués de haut rang, qui à la barbe de leur peuple et des donateurs de la Diaspora, au lieu de donner l'exemple, se construisent en secret des villas dans les régions écologiquement les plus fragiles du pays. Se taire, comme vous le préconisez, au nom du bien de l'Arménie, c'est faire le jeu de ces criantes ignominies et démoraliser encore plus les Arméniens qui vivent l'atroce quotidienneté du scandale. Et s'il est des gens qui ont une vision négative de l'Arménie, ce sont bien les citoyens arméniens eux-mêmes, au point qu'ils ne pensent qu'à déserter. C'est qu'aujourd'hui les Arméniens sont acculés à ne plus être arméniens, soit en quittant ou voulant quitter l'Arménie, soit en ne voulant ou ne pouvant pas vivre en Arménie. Et de fait, ceux qui, à l'extérieur, croient au positif de ce pays, continuent de rester de chez eux, alors qu'ils affichent toutes les raisons de vouloir intégrer définitivement la Mère Patrie. Je suis là, mais je suis là-bas. Je suis là-bas, tout en étant là. Une morale de l'ambiguïté qui frise l'hypocrisie.

Á Yevrobatsi, nous dénoncerons toujours les violences quelles qu'elles soient, physiques, morales, économiques ou idéologiques, car elles détruisent la vie, persuadés que seules les solidarités sont créatrices et permettent la perpétuation des espèces, comme c'est le cas dans nature. Nous n'avons pas d'autre ligne de conduite que celle de vouloir la réussite du pays en désignant les anomalies de fonctionnement par le biais d'articles venus de l'intérieur et en valorisant les aides tant de la Diaspora que des citoyens d'Arménie eux-mêmes envers la population arménienne. Pour autant, nous avons la méfiance et la conscience des veilleurs. Dire le beau, rien que le beau de l'Arménie, c'est faire injure à ceux qui y vivent et préférer le mensonge à la vérité. Si nous sommes lus en Arménie, c'est que nous sommes crédibles. L'idéal serait que le plus démuni des citoyens arméniens nous lise sans avoir à rougir de nous. Á Yevrobatsi, notre seul effort est de montrer l'effort arménien en quête de solidarité, de vérité, de justice et de démocratie.
Pour ma part, je n'ai pas de compte à rendre à ceux qui veulent se substituer à ma conscience. Je n'ai pas à dire aux uns et aux autres ce que je fais pour la cause arménienne pour la bonne raison que je déteste les nouveaux inquisiteurs de cette nouvelle religion qui s'appellerait l'arménité. Mes contempteurs n'étaient pas nés que ce chiffre de 1.500 000 morts je le criais dans les manifestations, je l'écrivais dans des tracts, je le brandissais à la face des Arméniens qui ne voulaient pas fermer leur boutique en signe de deuil dès le début des années soixante. Mais puisqu'il faut parler de ces 1.500 000 morts, je croyais évident pour tous que ce chiffre était plus symbolique qu'historique, dans la mesure où la recherche historique, pour diverses raisons, ne permet pas en l'occurrence un comptage aussi précis, même si la vérité voudrait qu'on l'augmente. Pourquoi ce chiffre rond sinon qu'il fait masse et qu'il est plus facile à prononcer que s'il fallait dire 1556325, par exemple. Ce n'est pas la quantité qui fait le génocide, c'est l'intention, l'exécution et la finalisation. En d'autres termes, si la qualification de génocide est affaire de morale universelle, la détermination du nombre de victimes relève du travail d'historien. Que l'on soit au-dessous ou au-dessus du chiffre de 1 500 000 morts, qui vous fait lever les bras et ameuter ceux qui ont l'habitude de vous manger dans les mains, ne change rien au fait que les morts et déportés arméniens de 1915 ont subi un génocide de la part d'un peuple qui voulait en effacer un autre.

Vous pourrez ironiser autant que vous voudrez sur mon cartésianisme et, par un tour de passe-passe proche du sophisme de mauvaise foi qui n'abuse que les gogos, réduire mes propos à une absurdité. Car je doute que vous soyez en mesure de comprendre que contester ce chiffre aux zéros ridicules n'équivaut en rien à une volonté de minimiser le nombre des victimes et à relativiser le crime de génocide. Votre philosophie de l'histoire est à ce point épidermique que votre mode de lecture vous empêche de voir l'esprit caché derrière la lettre. Je savais que tout Arménien a son petit persécuteur de service arménien, mais dire d'un Arménien qu'il nie le génocide, alors qu'il ne crie et n'écrit que sur ÇA depuis qu'il a su écrire et protester, est une saloperie dont je ne savais pas capable Monsieur Haytoug Chamlian, si tant est qu'il soit encore lui-même et pas un autre.

Toutefois, cela n'enlèvera rien au fait que ce chiffre de 1.500 000 morts demeure une évaluation globale, probablement inférieure à la réalité, et votre bon sens ridiculement amoindri par l'aveuglement. Et pour tout dire, je m'étais déjà renseigné auprès d'un de nos historiens pour savoir ce qu'il en était au juste. Je me garderais bien de vous livrer son nom de crainte que vous en fassiez un négationniste par ma faute. Mais tout historien arménien l'est dans ce cas, qui ne saurait raisonnablement tomber sur ce chiffre au zéro près. Car ce n'est pas avec ce 1 500 000 qu'un historien arménien peut rendre crédibles les résultats de ses investigations qu'il aurait à opposer aux véritables négationnistes, officiellement mandatés pour nous détruire.

Cette manière de récuser toute parole à la recherche historique est à ce point dangereuse qu'elle interdirait aux Arméniens de se penser tels qu'ils sont vraiment au seul profit d'une vision mythologisée d'eux-mêmes. Yevrobatsi a donné un article d'Aram Mardirossian sur notre christianisation et ses entours. Or, la date de 301 ne serait pas une date historiquement plausible. Dès lors, on se demande pourquoi vous ne traitez pas d'hérétique anti-arménien Monsieur Mardirossian (qui a eu pour directeur de thèse Monsieur Jean-Pierre Mahé) et ne faites pas, sur ce cas précis, de Yevrobatsi un site à montrer du doigt comme on dénonce une bande de voyous. On s'étonne d'ailleurs que le passé légendarisé par vos semblables vous importe plus que les souffrances actuelles du peuple arménien, comme je l'ai dit plus haut. Votre silence à propos du " génocide blanc " qui a sévi en Arménie durant les dix dernières années cache mal votre envie de cracher sur ces déserteurs dont certains viennent vous rejoindre en votre Canada moderne, humain et confortable. De la même manière que vous occultez ce qui n'a pas d'autre explication que l'absence de volonté politique, à savoir ces angoisses quotidiennes que connaissent les petites gens et ces violences morales et économiques que subissent les jeunes en mal d'avenir, tant vous souhaitez sauvegarder l'image que vous vous êtes forgée d'un pays qui n'a rien à faire de vos cosmétisations hystériques.
Toujours est-il que ces " questions sensibles " démontrent combien les tabous sont vivaces au sein de notre communauté. Yevrobatsi ne s'arrêtera pas là. S'il ne craint pas de perdre ses lecteurs comme le voudraient certains, c'est qu'il ne craint pas de ne plus exister un jour. Yevrobatsi ne court pas après l'argent pour continuer sa route et ne fera aucun rond de jambes pour ménager qui que ce soit, abonnés ou détracteurs.

Et c'est pourquoi, en définitive, à Yevrobatsi, nous préférons Ara Baliozian à tous ceux qui palabrent sous leurs lunes pour sauver les Arméniens en les vouant au sacrifice au nom d'une Arménie éternelle où ils se gardent bien de vivre.
Septembre 2004

 

Note : le mot "martkoutioun" se traduirait par compassion, humanité.

 

Septembre 2004

 

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