EREVAN FOR EVER (38)

Topographie sentimentale

 

Une ville étrangère que vous aurez assidûment fréquentée au cours de votre vie peut se réduire dans votre mémoire à deux ou trois lieux : parc, rue, immeuble… Des lieux vifs, habités par le souvenir, connus de vous seul, fruits d'émotions qui auront contribué à tisser votre histoire. À Erevan, il me suffit de descendre l'avenue de Kiev, de traverser le pont, de passer à proximité de la colline Dzidernakapert pour aussitôt éprouver la fraîche sensation d'une ardeur vieille de quarante ans. Celle qui m'entrouvrit ses portes est encore là, avec moi, sur l'intime sentier se faufilant au cœur d'une végétation foisonnante, à l'écart d'un peuple inquisiteur qui aliène impitoyablement la sexualité de ses filles. Elle offre à mes mains impudiques les parties cachées d'une tendre cartographie. Ainsi, sur un flanc de cette colline sauvage, convertie en temple des requiem populaires, deux enfants d'une même tragédie historique auront volé des bonheurs à leur propre fatalité. Car leur inclination mutuelle était mort-née de l'impossibilité même d'avoir un avenir. Une impossibilité sociale et biologique qui précipitait la moindre de leurs pensées, le moindre de leurs désirs dans son avortement. Je lis certains épisodes de mon existence et reconnais combien ce tropisme de l'impossible m'a conduit à franchir des lignes rouges au-delà desquelles grouillent les tempêtes.
Est-ce la confrontation avec ces désirs sans issue qui m'a porté à l'écriture ? Si écrire consiste à mettre de l'ordre dans le chaos, chez moi l'impossibilité de taire, combinée à l'impossibilité de dire, n'aura engendré qu'une confusion de mots au sein d'une nécessaire confusion des genres. Sans le chercher vraiment, je me serai précipité dans des liaisons intrinsèquement vouées à l'échec. Or, cette colline d'Erevan m'aura tout à coup, après quarante ans, donné l'impression d'être un criminel retournant sur les lieux de son crime pour en commettre un autre. En l'occurrence, le bourreau se doublait d'une victime. Victime de soi, de ses lectures, de son imaginaire en quelque sorte. Ou quelque chose comme l'Héautontimorouménos de Baudelaire, un " faux accord " en proie à la " vorace Ironie "…
Les chaleurs sèches auront brûlé les herbes. La voie bétonnée est dure qui grimpe jusqu'au monument commémoratif. Il nous monte des sueurs sourdes. Je tiens une main précieuse entre mille. La main d'un corps qui se sera donnée sans entrave et sans trêve… Et comme autrefois, me voici à déblatérer pour déjouer la haine d'ennemis aux aguets. Peut-être aussi pour me persuader que le caractère hétérodoxe de mon attachement reste, somme toute, en conformité avec les dogmes de mes semblables en la matière. De fait, je me débats avec des mots contre les viscosités du sort. Je suis dans la répétition d'une relation condamnée par nature. C'est qu'il est des rencontres d'autant plus fortes qu'elles dépassent l'ordinaire de l'entendement. Et d'autant plus tragiques qu'elles sont résolues à défier toutes les normes.
Longtemps, le charme d'Erevan aura résidé à mes yeux dans un mélange d'exotisme et de familiarité. Une langue solaire infusant l'ombre omniprésente des arbres… À la longue, la multiplicité de mes voyages viendra émousser ses attraits. Ces dernières années, j'ai fini par la voir comme une agglomération en tous points identique à elle-même, surtout avant que son centre-ville ne soit reconstruit à l'européenne. S'y cachaient alors des habitations délabrées, dignes d'un bidonville, qu'on aurait trouvées partout dans la capitale. Elles ont été remplacées par des bâtiments aussi froids qu'arrogants. La structure de la ville bouge tellement que l'esprit a du mal à s'adapter aux poussées d'une urbanisation en perpétuelle expansion. Dès lors, vous aurez du mal à vous raccrocher aux lieux de la ville qui auraient conservé leur figure durant quarante ans. Vos repères auront disparu. Disparu la libraire à l'entrée de l'avenue Abovian où vous veniez fureter chaque jour. Disparu le banc dans une cour de l'université où vous guettiez le cœur battant que se profile la forme magique de votre attente. Le bosquet qui couvrit le ravissement de vos mains…
Mais un jour, on ne sait pourquoi, la ville se met à changer d'allure. Non pas à cause de ses meetings Place de la Liberté, derrière l'Opéra, ou devant le Madénataran, où se serait fixée toute l'énergie d'un peuple avant et depuis les premières heures de son Indépendance. Ni à cause de ses nouvelles constructions, ni de ses cafés en plein air… En concentrant sur la même personne des images de rencontre, de bonheur, d'attente ou de déchirement, certains endroits de cette ville, somme toute ennuyeuse, vont réussir à former dans votre esprit une sorte de topographie sentimentale.
Vous vous souviendrez de la statue de Toumanian assis. Vous aviez l'habitude d'y donner vos rendez-vous. Cette fois, elle va devenir le point de départ d'un jeu de l'oie ; chaque case pour un jour représentant soit une angoisse, soit un espoir, soit une blessure pour celle qui va gagner sur vos doutes le droit d'exister au sein de votre existence même. Dès lors, le parcours sera jalonné de lieux ordinaires sublimés par tel geste, telle parole, telle attitude. Le musée consacré à Paradjanov. Le cinéaste va initier la nouvelle venue à vos exubérances baroques, à vos défis lancés aux lignes rouges des censures et des traditions. Un restaurant à plat unique, le lahmedjou, viande hachée sur pâte cuite, qui mettra dans la bouche profane l'Arménie chaude, l'Arménie carnée, l'Arménie des épices… Elle trouvera ça si bon qu'elle en redemandera… Un café en forme de bibliothèque où, progressivement, de thé chinois en bière locale, les conversations chaufferont le cœur à blanc. Rue Parpetsi vous la verrez marcher pieds nus dans la nuit… Et ainsi, sans le savoir, elle entrait définitivement en vous comme une sauvageonne avide d'éprouver la sensualité de la terre. Mais aussi ce pan de trottoir sur Sayat-Nova, situé au pied de son immeuble. Tout près, ce café collé à un mur, où les clients prennent place dans des box ouverts sur la rue. Cet autre, rue Alek Manoukian, où se toucher servira à l'aveu. Enfin, ce croisement des rues Abovian et Moskovian, carrefour des séparations…
Ainsi, le sang des souvenirs circule dans la ville selon l'itinéraire secret de vos sentiments. En votre absence, l'amoureuse leur aura donné une âme et un corps. Une figure imaginaire aura pris forme. Comme des points où la vie fut intense, liés les uns aux autres par les pas d'une attente fébrile, jusqu'à dessiner une cartographie de la passion parmi des rues ordinaires d'une cité ordonnée pour le transitoire. De sorte que resteront uniques ces lieux de la ville entre lesquels il sera désormais impossible de déambuler sans pleurer sur cette silhouette fiévreuse qui les hante et les hantera longtemps après les avoir quittés.

 

juillet 2008

 

 

 

Erevan for rêveurs/Erevan for ever

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