Erevan for ever (32)

Loin des cris d'Erevan et de ses férocités, comment voit-on l'Arménie ? Nous avons pris la direction du sud avec l'intention d'atteindre la dernière maison du dernier hameau avant les montagnes. Nous sommes ainsi passés de la grand-route à une route secondaire, de cette route secondaire à une rue de village, pour finir dans un chemin à sens unique en cul-de-sac. Avant d'atteindre Yeghegnadzor, on bifurque sur la gauche pour traverser un lieu d'arbres, d'eau et de collines. Puis à droite pour entrer dans Chatin, long village inscrit à fond de vallée. Il nous faudra louvoyer entre les poches de boue dans la terre mise à nu sur plusieurs centaines de mètres. D'ailleurs, le sol ici est trempé d'eau. Le pied s'y enfoncerait. Les collines et les coteaux retiennent encore des neiges tandis que les cours d'eau ont déjà brisé leur manteau de glace sous le coup de chaud qui envahit l'air. Patientes, des femmes attendent le passage de l'autobus. Des hommes désœuvrés vous regardent en train de vous débattre avec les creux et les bosses. Des enfants tiennent des jouets roulants faits par eux. On s'arrête devant quelques villageois qui ont l'air d'être égarés dans leur propre village, les uns debout, les autres appuyés contre un mur, tous comme des âmes croupissantes.

Vous connaissez Khatchig, il est berger et il est aveugle ? Prenez par là, c'est au bout. Par là, c'est un chemin de boue. La voiture s'élance, peine, tire, arrive enfin à vaincre la côte. Autre carrefour. À droite ou à gauche ? On doit trouver quelqu'un. On sort avec prudence, on fait quelques pas jusqu'à un portail de fer. On appelle. Une femme sort la tête. Khatchig ? Dans cette direction, puis vous tournerez à droite, c'est la maison en contrebas. Une neige mêlée de terre envahit le chemin. On engage la voiture dans un champ pour la garer. On parcourt à petits pas les quelques mètres d'un passage en pente que la boue dispute à la glace. On ouvre une porte de fer tout en demandant : Khatchig, c'est là ? Y a quelqu'un ? On pénètre sous un préau minuscule. Entrez, je vous en prie, répond une femme entre deux âges, peu surprise de nous voir. On explique, on se présente : c'est moi qui… Un homme d'environ trente cinq ans surgit alors d'une porte. Il marche comme un égaré sûr de son égarement, se tient au poteau central, s'installe devant la table. Il va bientôt ôter ses lunettes fumées et montrer ses deux taches brouillées de bleu sur fond blanc. Comment est-ce arrivé ? Pour l'œil gauche, c'était son maître d'école, avec une baguette. Il aura plus tard perdu l'autre dans une bagarre contre des adolescents. J'ai subi huit opérations. Pour rien. Mais alors, comment vous faites avec vos moutons, pour les monter dans les pâturages ? Je peux. La mère ajoute : On dirait qu'il voit. Mais il ne voit pas. Et pour votre fils ? Le chirurgien ne nous a pas garanti une réussite à 100%. Y a-t-il un risque qu'il devienne aveugle ? Oui, il y a un risque. Son calot lui barre le front. Sa femme, d'une trentaine d'années, se joint à lui, fine dans un survêtement bleu. L'air perdu derrière des lunettes claires. Je ne m'imagine pas leur nuit sans fond. Une autre femme vient de sortir à son tour en collant son dos au mur. Elle restera en retrait durant toute la conversation. Aveugle elle aussi. Lunettes d'un noir absolu et chevelure rousse. Elle a vu jusqu'à l'âge de deux ans, précise sa mère. On nous a expliqué que son père étant alcoolique… Pour eux, ce pays n'est que bruits et odeurs… La femme a apporté des bonbons dans une coupe comme s'ils avaient pour fonction d'honorer ce genre de visite. Nous n'y toucherons pas. Rhatchig a posé les deux coudes sur la table. À propos de leur fils Kevork, sa femme dit sur un ton de presque lamentation qu'il vit avec sa grand-mère à Erevan et fréquente l'école des aveugles qui se trouve sur l'ancienne rue Fourmanov. Il doit se pencher pour lire, mais il ne garde pas souvent ses lunettes, dit-elle. J'étais près de lui il y a une semaine encore. Nous ne sommes pas riches, mais nous voulons être sûrs qu'il sera sauvé… Je leur promets de lui rendre visite.

Nous sommes sur le point de partir quand la mère de Khatchig nous fait promettre de revenir aux beaux jours. Nous repoussons la porte de fer. L'air illumine. Et tout à coup, dans mes yeux surgit une chapelle arménienne que je n'avais pas remarquée. Noire de ce tuf dont on revêt les bâtiments civils ou religieux en Arménie. Elle se dresse en majesté sur un fond immaculé de ciel et de montagne. Je reviendrai.

 

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Photos : Denis Donikian