Erevan for rêveurs (31)
Le 3 octobre 1996, l'hebdomadaire L'Express, titrait son article sur les élections présidentielles : " Le président Ter-Petrossian, La dérive d'un chef ". Au regard de ce qui se passe aujourd'hui en Arménie, l'article mérite d'être largement cité :

" Vainqueur contesté de l'élection présidentielle, Lévon Ter-Petrossian confirme son autoritarisme sur fond d'émeutes à Erevan. L'Arménie serait-elle tentée par la guerre civile? Cinq ans après avoir gagné son indépendance à la faveur de l'éclatement de l'Union soviétique, l'avenir de la petite république ressuscitée paraît aujourd'hui lourd d'incertitudes. Les émeutes de la semaine dernière et la répression brutale qui s'est ensuivie confirment l'ancrage autoritaire du régime du président, Levon Ter-Petrossian. Réélu officiellement dimanche, avec 51,75% des suffrages, l'ancien dissident, héros de la lutte anticommuniste, est contesté par une opposition qui dénonce la "falsification" du scrutin et proclame la victoire de son candidat, Vazgen Manoukian. Cet ancien Premier ministre et ex-compagnon de geôle de Ter- Petrossian à l'époque du combat commun contre l'ex-URSS n'a, il est vrai, pas ménagé son rival. Clientélisme, excessive concentration du pouvoir économique ("les 20 familles"), corruption ont été les principaux chefs d'accusation martelés tout au long d'une campagne électorale au cours de laquelle, au fil des jours, les médias officiels ont prouvé leur engagement partisan en faveur du pouvoir en place. Plus sensible aux intérêts de la diaspora, Manoukian n'a pas manqué, sur cette question aussi, d'instruire le procès de Ter-Petrossian. Il lui reproche de ne pas tout faire pour faciliter le retour des Arméniens de l'étranger, dont le nombre s'est gonflé, ces dernières années, à la suite de la crise économique persistante. Déjà, l'an dernier, les observateurs européens avaient dénoncé des "élections législatives libres mais non équitables". Pour l'heure, l'immunité parlementaire de Vazgen Manoukian (réfugié dans la clandestinité) et de sept autres députés a été levée. Le siège de son parti, l'Union démocratique nationale, a été fermé. Et les blindés continuent de contrôler les carrefours du centre d'Erevan, la capitale étranglée par le blocus énergétique infligé par l'Azerbaïdjan voisin, enclavée dans ses monts du Caucase, guettée par la Turquie, son ennemi ancestral, l'Arménie aurait été bien inspirée de faire l'économie de telles luttes intestines. "

Qui s'intéresse au destin des Arméniens pourra reconnaître dans ce compte-rendu des éléments récurrents qui ne devraient pas manquer de l'effrayer. La politique arménienne est devenue une scène de théâtre shakespearien où les Arméniens seraient sacrifiés sur l'autel de l'Arménie. Que de crimes commis en son nom ! Faut-il penser que les Arméniens ne sont bons qu'à enfanter leurs propres bourreaux ? Qu'à se cannibaliser politiquement ?

Pour ajouter du trouble au trouble qu'ont provoqué dans les esprits les événements troublants de ces derniers jours en Arménie, nous évoquerons un fait d'expérience vécu par un écrivain et un sentiment exprimé par un autre.

Présent à un meeting pro-Lévon Ter-Petrossian, Place de la Liberté, l'un ose s'ouvrir à quelques partisans qui l'entourent sur la personnalité controversée du leader au regard des fraudes de 96. Aussitôt, le voici conspué sans autre forme de procès et prié de quitter les lieux sous prétexte qu'il n'aurait pas sa place dans un meeting qui a pour but de virginiser et introniser leur chef après l'avoir élevé à la dignité de saint.

L'autre pleure et avoue qu'au temps où elle écrivait sous Kotcharian elle était moins tenaillée par la peur qu'elle ne l'est aujourd'hui. Et pourtant, elle y a eu son content de menaces, injures et autres joyeusetés pour ses écrits, ses prises de position, sa personne.

Faut-il pour autant ériger ces faits en jugements de valeur ? Que non. Cependant, nous aimerions espérer que ne s'instaure en Arménie une forme de fascisme tentaculaire comme tout pays en mal de démocratie. Après ce fascisme économique fondé sur les ententes qu'on nomme ici " aghperutyun ", il est probable que s'instaure une forme de " fascisme démocratique " dont le but serait de rejeter tous ceux qui refuseraient de collaborer au développement de la nouvelle société prônée par Lévon Ter-Petrossian. On sait qu'en Arménie on se jette à la gueule du " Turc ! ", du " Karabaghtsi ! " aussi facilement qu'on s'érige en réel représentant et défenseur des idéaux arméniens. Le droit, somme toute louable, d'apurer les comptes et de purifier les esprits après des années de corruption, ne donne pas tous les droits, ni celui de tout faire. Or, dans ce domaine, qu'il s'agisse du tandem Kotcharian/Sarkissian ou de Lévon Ter-Petrossian, il est permis de croire que l'Arménie soit trop mal partie pour arriver jamais quelque part. Il suffit de voir comment, en ces jours sombres, la télévision officielle est utilisée à des fins politiques, sans oublier que sous le régime de Lévon Ter-Petrossian, les bureaux d'un rédacteur en chef d'Erevan furent vandalisés et ses journalistes battus par des voyous.

L'aporie dans laquelle se débattent les Arméniens aujourd'hui, faute de voir un ciel s'ouvrir derrière l'accumulation des nuages, s'alimente d'une telle haine de soi qu'elle se transforme en rage contre les autres.



 

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