DONATI

Esthétique de l'écrasure
(sur la " canette écrasée " de Jean François Donati)

Mot hors-piste pour un art explorateur

    Il arrive que le dictionnaire de nos réalités, où sont comptabilisés les "mots de la tribu", ne suffise plus à rendre compte des marges où se déploie bizarrement l'esprit d'une époque. Si les choses naissent à la conscience par le seul truchement des termes qui les saisissent enfin, de crainte de les perdre, on ne peut pas dire non plus que ceux-ci les recouvrent ou les emprisonnent totalement. Mais le mérite du concept, c'est de faire vivre l'objet, fût-ce imparfaitement, de lui donner un contour mental, de nous permettre de l'apprivoiser à défaut de l'appréhender dans toute l'épaisseur de son inconnu.
Comme souvent, l'artiste sait de quelle manière il fabrique ses "choses", sans parvenir pour autant à les circonscrire verbalement. S'il est en mesure de vous décrire le voyage technique qu'il a accompli pour atteindre ce qu'il avait en son fonds d'œil - mais le savait-il vraiment ? - il reste muet devant le résultat, si tant est que la réalisation puisse jamais coïncider avec son projet.
Dès lors, comment recueillir dans un mot l'ensemble des signes qui s'offrent à nous quand nous est montrée une œuvre de Jean François Donati ? Nous partirons, arbitrairement, et sans souci d'exhaustivité, de son objet fétiche : la canette écrasée.
À y regarder de près, celle-ci inspire plusieurs dénominations qui sembleraient appartenir à une même famille sémantique, à un même état avancé de déformation ou de signification, comme pliure, déchirure, roulure, rouillure, cassure, défonçure, vomissure, éclaboussure, roture, écrissure, tachure, texture, contracture, caricature, etc. Autant de mots, usuels ou inventés, qui vont à la chose sans l'éclairer vraiment. Mais nous essaierons de les convoquer pour qu'ils témoignent au procès de cette démarche que nous désignerons, seule expression qui nous convienne, comme une esthétique de l'écrasure.


L'objet comme interface

   Qu'il le veuille ou non, l'artiste prélève dans la panoplie des objets qui parsèment le monde celui qui le représentera le mieux. L'artiste ou le monde, demanderez-vous ? De fait, l'objet joue le rôle d'interface entre l'un et l'autre. Le monde propose, l'artiste dispose. Pour l'artiste préhistorique ( mais était-il un artiste ? ) un animal, pour l'artiste moderne un urinoir, une pelle à neige ou un porte-bouteilles. Dès lors, tout l'art serait dans le décret par l'artiste de ce qui est art. Mais on ne sait quels critères président à ce décret. Car les voies de l'artiste sont impénétrables, en ce sens qu'elles échappent à la raison ordinaire et ressortissent à l'arbitraire le plus absolu. Et plus ce choix sera éloigné de la vision que les hommes se font de leur réalité à une époque donnée de leur histoire, plus l'artiste offrira des perspectives de recherche jusque-là inexplorées. De la sorte, l'arborescence de cette histoire est un ensemble de branches orientées dans tous les sens, souvent en dépit du bons sens, tantôt à sens unique, tantôt sens dessus dessous. Mais surtout, l'art aime à se fourvoyer dans les sens qui lui sont interdits. Si la succession des mouvements littéraires répond à des symétries radicalement opposées (réalisme contre romantisme, symbolisme contre réalisme), dans le domaine de l'art, le renouvellement des formes répond à une remise en cause permanente de ces formes, au point que ses trajectoires au vingtième siècle sont devenues labyrinthe en forêt vierge.


" Faire œuvre de primitif " (Gaston Chaissac)

   Qu'il le veuille ou non, l'artiste est engagé dans l'existence de la même manière qu'il vit parmi les choses. C'est dire que les choses ont pour lui une existence, au point que parfois l'activité artistique ne se trouve plus très loin de la conscience que ces choses mêmes existent, qu'elles sont là, qu'elles ont droit de cité. À chaque artiste son objet, celui qu'il investira de sa propre conscience du monde, celui auquel il trouve de l'esprit. Celui qui est l'Esprit du monde, en somme. Car l'artiste est un religieux sans religion. Disons, à l'origine de toute religion constituée, animiste, polythéiste ou monothéiste. Et son geste sera toujours le plus nu, le plus direct, le plus immédiat, quelque chose qui se situe dans l'enfance de sa propre humanité. Et si l'artiste moderne cherche à perdre sa " modernité ", c'est bien qu'il a la nostalgie de l'acte pur, le plus nettoyé possible des lourdeurs académiques. En ce sens, certains artistes parmi les plus significatifs partagent avec les anonymes de la préhistoire une même fraternité du geste. Pour nous, Matthieu est un primitif, Pollock aussi. Mais Van Gogh, autant que l'impressionnisme, constitue l'intrusion du sauvage dans la peinture, une conscience de la perception débarrassée des filtres de l'école. Ainsi, dès lors que l'artiste sait rencontrer le monde en ses objets, par l'acte de peindre ou celui de construire des volumes, il est à même de faire parler ce monde. Il est dans la parole muette de ce monde-là. Il est cette parole, c'est-à-dire une condensation du silence. Non pas qu'il s'agisse d'élire un objet significatif, mais de faire que cet objet dégorge sa propre signification. Et si nous tenons à ce " faire ", c'est bien que l'acte ici est essentiel. C'est toute la personne de l'artiste qui est engagée dans la reconnaissance de l'objet élu.


Sublimation du rebut

   J'ai toujours eu un faible pour les choses abandonnées sur la voie publique. Pas loin d'engager un dialogue avec elles, à partir de cette rencontre proche de l'étonnement. On ne s'arrête pas trop longtemps de crainte qu'on ne nous prenne pour un fou. L'objet plié, déchiré, roulé, rouillé, cassé, défoncé, éclaboussé, vomi témoigne d'une certaine déréliction, de la chute, du statut de chose hors d'usage. La canette naguère brillante, porteuse de tous les délices et de tous les apaisements, fabriquée dans un métal frais, sitôt vidée de son nectar, est jetée comme un vieille peau. Produite en série, en tous points identique à ses semblables, voici qu'en se donnant à une personne elle devient un objet de ferveur, précieux et singulier. Et d'autant plus unique qu'on l'abandonnera dans un lieu solitaire où elle va désormais acquérir par déformation une image à nulle autre pareille. L'endroit où elle va atterrir (gravier, goudron ou terre ferme), l'angle sous lequel la roue de voiture va attaquer sa rondeur, les couleurs dont on l'aura habillée, l'état du ciel, etc. vont déterminer sa figure personnelle. Porteuse de toute la vie industrieuse des hommes, elle va désormais dessiner la suite de leur histoire. À l'artiste reviendra le soin de la ramasser ou de l'écarter, selon qu'il verra en elle les signes correspondant à ses propres cicatrices. Ce geste n'est pas nouveau. Dubuffet, Nevelson, Villeglé, Picasso n'ont rien inventé. Il est des hommes que l'étonnement devant un galet, un morceau de bois, un bout de chiffon, un tas de poussières a toujours animés. Mais ici, ce n'est pas la canette qui intéresse, c'est le résultat d'un écrasement. Et c'est là que se situe la part créative de l'artiste. Si la canette est une invitation à boire, la canette écrasée est une invitation à regarder. L'artiste la trouve parce qu'il a soif de sens.

Déformer est informer

   Mais l'artiste n'est ni un contempteur de la réalité, ni un contemplatif. Acteur sur le théâtre des hasards et de leurs horizons, il exploite la survenue des signes et se laisse aller à en reproduire de nouveaux. Loin de s'arrêter à son regard passionné sur le monde, il met en scène les énergies qu'il y découvre. Il s'aventure dans le non-savoir, persuadé que le cheminement vaut mieux que l'objet fini. On serait en droit d'imaginer que pour Jean François Donati la canette fraîchement sortie des machines importe moins qu'une canette écrasée, et qu'à son tour la canette ratatinée par les multiples passages et repassages de voitures importe moins que le concept d'écrasement. De fait, c'est toute l'histoire de la canette qui retient son intérêt. Jusqu'à créer cette histoire même. Jean François Donati a cela d'original dans son travail qu'il est un créateur d'écrasures accidentelles. Car l'écrasure est monstration, je veux dire qu'elle produit au regard la monstruosité émouvante des choses soumises aux géométries aléatoires du temps. En un sens, la technique de l'écrasure constitue un précipité d'espace. L'objet ainsi représenté anime son environnement, donne à lire le poids historique qui agit sur lui et propose des formes ou formulations accidentelles de lui-même. Les lignes folles obtenues par l'usage de la presse en disent long sur l'ironie du sort qui affecte la canette. (Tandis que, comme il a été dit plus haut, l'objet manufacturé, impeccable et prêt à l'emploi, n'est jamais qu'un clône, il n'acquiert de vraie personnalité, unique et pitoyable, qu'au terme du processus qui le conduit à devenir une figure tout à fait singulière). Cette déformation, qui n'est dans le fond qu'une remise en forme de l'objet, représente une réappropriation des choses contre la menace que fait subir au psychisme la surabondante consommation. C'est que, autant que Jean François Donati peut nous le dire, ici se situe sa propre " leçon de choses ".


Vérité de l'empreinte

    Mais comment transformer le cauchemar en merveille ? Comment transcender l'usage, c'est-à-dire l'usure du regard ? En magnifiant les " empreintes d'objets " comme des " fragments d'humanité " (sous-titre aux "leçons de choses"). En recueillant le signe d'un objet (canette, fourchette, couteau, mais aussi plante, etc.) pour en faire une peinture. Il y a quelque chose là d'une mise en éternité de l'objet usuel. L'ultime avatar de l'écrasure, c'est le repassage sur papier, et par après, la traduction picturale de l'objet ainsi extraite de lui-même par l'artiste. La marque déposée sur le support est moins volonté d'aboutir à un signe fini et fidèle à l'objet d'origine que figure de départ. Puis, toute liberté est donnée à l'homme pour picturaliser l'intérieur des frontières définies par l'empreinte. Pour lui donner son visage, tel que l'a voulu l'artiste, c'est-à-dire une personnalité autonome, totalement détachée de son modèle. Nul doute qu'il y ait dans cette démarche, une volonté de fixer la géométrie de nos objets usuels (fourchette, couteau) ou la démence de leurs lignes après écrasement. Tels enfin qu'en eux-mêmes, etc. Au vrai, nous ne sommes pas très loin des figures du Fayoum peintes sur les sarcophages. " Figures magistrales " dont Malraux souligne la " rigidité " et " le dédain qu'inspirait l'agitation des hommes ". Ici et là, nous avons affaire à des " fragments d'humanité ", c'est-à-dire à des témoins, rendus intemporels, de notre agitation. La canette serait symbolique d'une économie productiviste, d'une circulation infernale d'objets manufacturés, de cette vaste animation commerciale qui aspire les esprits. Autant que les portraits du Fayoum, ces objets sont empreints d'une " pensive solennité " (Malraux). Ils expriment une veille, ce dédain évoqué plus haut, cet éloignement du monde. Rien n'est plus poignant que cette fin de la canette, destinée ainsi à nous préfigurer dans la déréliction, l'écrasement, la mort. Nous la voyons comme la caricature de notre vie même.

Un art compassionnel

     On pourrait en rester là de ces considérations sur un art représentatif de notre humanité. Se dire que nous avons affaire à un artiste du rebut et à une conception esthétique de l'écrasement. Se dire également que l'artiste s'est trouvé une manière, combinant les contractures de la presse, les textures du pochoir et les tachures de l'art pictural, pour nous donner à lire une écrissure de la réalité.(Je dis écrissure pour affirmer l'informe des traces laissées par l'écrasement, comme une écriture de signes fous, étouffés et paniques). Or, ce cas de figure artistique ne souffre pas le compromis. Dès lors que la canette écrasée devient objet de prédilection esthétique, on comprendrait mal que l'artiste, dans sa vie même, s'en tienne là. Mon art, c'est la manière dont je vois le monde et le vis. Les grands artistes ne sont pas interchangeables car ils puisent leurs formes dans leurs fonds secrets. Pour tout peintre en mal de lui-même et du monde, l'indicible de sa biographie est dans les silences flagrants de ses tableaux. On imagine mal un Van Gogh qui ne serait pas animé par l'errance, la soif de lumière, les affres de l'absolu, l'obsession de la mort. Je veux dire que sa manière physique de vivre se lit dans l'esprit de ses tableaux. Mutatis mutandis, on imagine mal Jean François Donati autrement qu'affecté par le démon de l'écrasement social. (La roture le retient plus que la noblesse). Nous dirons de son art qu'il est compassionnel dans la mesure où la canette écrasée est symbolique d'un regard fixé sur les laissés pour compte de la société civile, sur les défavorisés de nature, sur les destins abêtis par le mauvais sort. Il n'est pas indifférent de savoir que Jean François Donati gagne sa vie en travaillant, en qualité d'artiste, comme intervenant dans les Maisons de la Culture et auprès des personnes handicapées. Accorder aux plus éloignés de l'art une attention pédagogique susceptible de mettre au jour leurs propres ressources créatrices revient à leur permettre une réappropriation de leur place dans le monde. Je ne doute pas un seul instant que le maître ait autant appris de ses élèves qu'eux de lui. Le voici placé au cœur de l'art en sa primitivité, dans l'émergence d'une création spontanée et sauvage. Le voici, l'artiste, placé dans une relation humaine avec les hommes, magique avec le monde. Sa religion.


Denis Donikian, juin-décembre 2002

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