LIEUX DE PASSAGES

à propos de " Voyages Égarés "
de Denis Donikian

 

Le lecteur des textes antérieurs, " Le lieu commun " et " Ethnos ", retrouve Denis Donikian tout autant qu'il renonce à le capter de façon définitive. En effet, la facture demeure ; c'est le style qui, dit-on, imprime au geste, son signe perpétuel : métaphore serrée, concrète, rythmes syntaxiques secs, emplois lexicaux immédiats et larges champs sémantiques.

Mais " Voyages Égarés " fait surgir l'inaccoutumé qui chasse l'impressionnisme intimiste et lui préfère le récit poétique confinant parfois à la narration. Le parcours de l'homme renonçant aux icônes, fussent-elles nationales, culturelles, transgressant les idées reçues que véhiculent les majorités agissantes, pourrait combler l'exégète qui, en conclusion déclarerait : " Après de longs détours, la quête individuelle de Donikian parvient à une conscience sensible à fleur de mot d'où s'exclut toute légende idéologique et prend pied l'expérience intérieure ".

Mais le bât blesse précisément à l'endroit où, feignant de donner une unité à son recueil, Donikian n'a de cesse d'inverser le cours chronologique de sa démarche, déjouer les repères de l'interprétation. Il veut se limiter à jeter des pistes qui, elles justement, abhorrent les limites. Chaque phrase, conçue isolément, est une photo dont il a découpé un coin, puis par un système de collage, qu'il exhume dans un autre contexte, quelques lignes, quelques pages plus tard ou plus tôt, en tout état de cause, plus loin.
Le lecteur suit une trace qu'il perd immédiatement pour un système d'associations et d'agencements signifiants personnels que Donikian laisse en prime.

Lieu géométrique des expériences intérieures, " Voyages égarés " est essentiellement poétique au sens premier du terme. Il suscite, fait surgir, anime, intransitivement ; l'objet et le sujet étant la structure de l'autre.
De " Chronique " au " Frère ", les textes fondent un parcours en transparence où le temps linéaire est totalement transgressé par une mosaïque d'instants.

Moment privilégié qui, seul, circonscrit un présent accompli, " Entraves " figure paradoxalement en début de recueil et non en épilogue. Avant et Après sont-ils, au gré de l'écriture, une pâte de mémoire affective remodelable ?
La réponse, s'il en est une, requiert et souligne un autre paradoxe : la thématique de la Transparence conçue, me semble-t-il, comme antidote à l'Echo, au Miroir, au Renvoi, au Rempart, en somme à l'Infranchissable, sous-tend, notamment dans " Raisons persécutées ", une recherche de gémellité où l'autre semblable serait à ce point différent qu'il conviendrait d'en creuser perpétuellement l'image et la chair.
Entre ciel et terre, suspension et mobilité, éternité et instant, ascèse et jouissance, Donikian me semble donner dans " Voyages égarés " une illustration de celui que Barthes nomme " le Dandy " : celui qui, du temps, réalise une vison viagère ; le temps est son temps.
" Entraves " constitue, à mon sens, le creuset d'une dialectique existentielle. Proximité des contraires, rapprochement des extrémités, confusion ou superposition de la mort et de la naissance se résolvent en une (re)naissance. La métaphore est concrètement ciselée par son aptitude à résorber la distance sémantique entre les registres qui s'affrontent.

p.19 - " dans la paix des neiges obscures ". L'opposition des registres blanc/noir est non seulement nuancée par le mot paix dont il n'est pas besoin de préciser le symbole, mais aussi plus haut par le registre du cauchemar - noir. Comment ne pas penser, à partir de quelques exemples de ce type, à une auto-annulation de l'image, à l'éclatement par conséquent, d'une figure courante de l'écriture poétique ?
p.20 - " l'accouplement soit méthodique. Le jour est tatoué de moisissure - C'est le repli vers la naissance, la chair creusée par la chair ".
De même que les mots tournent en rond, l'image, tout en nuance, renonce au choc, donc au vide.
p. 23 - " vendanger les ombres, les terreurs. " Que presse-t-on sinon ce qui n'est pas vide ?
p. 25 - Ni la mort, ni l'absence n'ont de visage, suggère Donikian.
Au-delà de la perception strictement infantile, ne doit-on pas discerner un des corollaires de la métaphore condensée qui supplante autant qu'elle les déteste, le symbole et l'allégorie, autres figures cousines du vide ?
Liberté me sera donnée de me perdre dans les pièges tendus : " fétu ", "captif " me suggèrent " fœtus " et " natif ", de même que la " vie " pluralisée captant l'alentour au moment où (p.25) " la terre nous a salis de notre sang " dissimule à peine le traumatisme qu'engendrerait une légende païenne, ou tout simplement la naissance. L'évocation des entités, Terre, Homme, Ciel, opposés à l'individu qui veille, " Je ne suis pas ma voix ", me suggère un des aspects de la thématique romantique. Ce n'est pourtant que pure apparence, immédiatement dissoute par la prédominance de l'impression sensible soutenue.
p. 26 - " le temps aromatique - fièvre musicienne " - Toutes sensations sont mêlées en une entité de temps, située elle-même, hors du temps et de l'objet lyriques. Ainsi peut-on se confronter à une métaphore filée dont le foisonnement sonore et sémique exclut toute effusion.
p.26 - " Vie rongée de malaises belliqueux, dévouée à l'origine légendaire, me fait suffoquer. "

(Re)naissance

" Peu à peu mon corps est encerclé, les enveloppes tombent, je coule."
Le champ lexical de la naissance à peine dissimulé succède à l'image sensible non charnelle : " la voix qui tête les neiges de la terre." Le point de confrontation entre charnel et spirituel trouve son paroxysme dans le " feu " où il convient, non de distinguer le symbolisme destructeur, mais un viatique de sensations, couleur et chaleur. S'agit-il d'un retour aux origines ? Les matériaux parfois discordants de l'image me suggèrent plutôt un chaotique mouvement de va-et-vient, une recherche assidue de complémentarité entre le corps, l'origine, l'esprit et le secret de leurs processus d'achèvement.
" Garder ma tête, signe que je suis encore le fils orienté vers le chas de l'aiguille " - Orienté s'oppose graphiquement et syntaxiquement à Dévoué, autant que règne le couple Direction / sujétion. Y aurait-il un magnétisme absorbant, " sol buvard et seul inguérissable " (p.26) dans le parcours originel inaccessible à la linéarité : " ma liberté est perfectible " ?

Entre ciel et terre - une ampleur cosmogonique.

p. 25, 26, 27 -
La transmission du sujet au fil de son cheminement s'accommode d'une alternance thématique.
- l'infiniment grand : " bousculer les nuages ", on songe au rêve baudelairien.
- L'infiniment petit : " le bleu naïf sur tes yeux posés au cœur des paumes. "
- Les contraires sensoriels : " éteindre la brûlure de son humanité. "
- Les contraires formels : " fragments " est le second titre de l'ensemble le plus unifié du recueil.
- Le fil conducteur : comment ne pas relever que le champ sémantique assez large de " fragments " conduit aux épousailles de l'abstrait (partie, division) et du concret (fracture) ?
- Je suis, dès lors, sollicité par le souvenir de " Vents " de Saint-John Perse où la matière est, primitivement, toujours en mouvement.

Fragilité

" Voyages égarés " s'ouvre sous les auspices de Fragilité qui, signalons-le, appartient à la même famille étymologique que fragments. Au futur, il se situe apparemment postérieurement à l'ascèse des " fragments ". Le texte me semble marqué par l'impérieuse nécessité, antérieure quant à elle, au cheminement des " fragments ", comme si le temps se bouleversait une nouvelle fois et réalisait la séparation d'avec l'illusion. " Voyages " s'impose le signe de la rigueur, de l'impératif.
" Récupérer, se hâter " sont autant d'injonctions pluralisées que d'anonymat fertile qui conduisent à de nouvelles tonalités. À la manière du journal de Zobain, personnage de Raymond Guérin, la métaphore cède par vagues aux aphorismes du journal intime. La poésie est bien le seul outil par lequel l'intime est dicible. En outre, cette intimité requiert la pudeur en se donnant un double.
p. 32 - " ma pratique de la vie sociale irrite l'obscure silhouette dessinée par mes vieilles obsessions."
p. 33 - " j'interroge, je me consume en vœux d'innocence - se hâter, l'ordre pousse, la parole à est vif, hanter le ventre. Tout entier pointé vers la fuite absolue où l'hôte attendu avec des égards dus à sa folie." - l'interrogation est sans réponse, l'urgence indéfinissable, pire, sans objet. L'anonymat des infinitifs achève de consumer ce double invariant. Les verbes transitifs se passent de compléments, le lexique véhicule le doute : quel est cet hôte, le recevant ou le reçu ?
De nouveau l'amplitude où séjourne le paradoxe apparent entre le parcours, l'accomplissement naturel de la vieillesse et la circulation complexe des invariances météorologiques :
p. 34 - " que l'essaim des saisons, le temps inhabitable, l'instant d'un mot qui désaltère. "
Entre le temps d'arrêt de l'écoute et la destination de cette mémoire - future, existe un espace, celui de la langue pour la vision concrète, biologique : " l'instant d'un mot qui désaltère. "

Symptômes

Pour les isoler, les identifier, on recourt à des recoupements, des indices, des traces.
p. 37, 38, 39 - " Menu d'instants d'idéal et de destins. Sans plus, le sang mime la suie.[…] Mon sang m'entraîne.[…] Il est temps de rompre avec la suie."
L'image impressionniste finit par produire une sphère homogène de sens. Il suffit de superposer les plans, les axes de paradigmes et de syntagmes. C'est l'anéantissement du discontinu et l'affrontement avec l'unicité passagère qui supporte la récurrence du quotidien. L'obsession, elle-même, est citée p. 39.
Carrefour des destins, immanence de la rigueur du langage poétique, confronté aux ventres qui sont des caves plutôt que des matrices. L'œuvre, mobile, est pétrifiée de dangers.
p. 38 - " magique agitation de microbes, sans cesse happé par les cages."
p. 39 - " pas de harcèlement plus assidu - l'eau irrite l'huile du sol." L'image visuelle et tactile se plaque contre l'assertion spirituelle. Les réseaux associatifs Obscurité/profondeurs, sont eux-mêmes nommés :
p. 39 - " Paris tisse des lianes, vérité qui vous prend dans ses nœuds. " L'huile évoque ce miroir où les formes jumelles ne peuvent rien sinon se mimer. Ceci pour la surface ; en creusant, on rencontre des matériaux et des consistances antinomiques. Consistances des sons, matériaux de la phrase qui promène le même mot d'un contexte à l'autre :
p. 37 - " visage glacé sur la suie du tunnel - face contre la vitre - les vitres te rendent une image courbe. "
Les jeux de synonymie implicite dédoublent simplement les mêmes référents.
L'alternance soutenue entre l'apparence et la consistance se double, par ailleurs, de l'équilibre qu'entretiennent Brillance qui refusent la pénétration et Transparence associée au thème de l'eau.
p. 38 - " rempart contre le soleil et la pluie - les vitres du métro te rendent une image courbe - ton avenir ne soit plus mis en bouteille " où transparence et image liquide sont pourtant négatives. " De longues nuits de suies éraillées" où l'on ne sait plus le nom d'entre nuits et suies auquel l'adjectif rapporte l'impuissance à parler. Le glissement, la glissade sur le parcours quotidien, recèlent ces confusions que l'action et l'écriture tentent de contourner.

Inventions persécutées

p. 56 - " vous clairvoyez par la respiration des vieux obstacles "
P. 38 -" foin des bonheurs récalcitrants. " Objectale ou humaine, l'entrave existe qu'il faut transgresser dans la fidélité de la récolte de l'ivraie même. L'exclamation renvoie sans malice l'oreille innocente à Rimbaud qui n'était pas sérieux à dix-sept ans. On peut être troublé par cette double descendance du dérèglement des sens et de l'inventivité lexicale. Entre le " sonnet des voyelles " et les " assis ", Donikian passe simplement de l'état à l'action.

Peut-on conclure le vagabondage, cet état qui refuse l'état, ne s'attachant aucune nuisance et s'ingéniant à ne point nuire ? État ou double État ? Pétrie du désir de rencontre, l'écriture se lance à la source d'une fratrie où la gémellité exclut pourtant le similaire.
" Je te suis " - Je suis Toi ?
L'ambiguïté recherche le signe qui établira la reconnaissance.
p. 70 -" Car je dis qu'on ne peut vivre ainsi, inachevé "
Le poème est constitué pour l'analyse, non pour la synthèse, décidé pour le paradoxe et l'aventure lectrice. Donikian dit l'indispensable achèvement et écrit l'impérieux inachèvement. Peut-être faut-il commencer à chercher ici le sillage que ce fameux double a tracé tout le livre durant ?
Personnellement, je nomme inachevé ce foisonnement formel et sonore qui fonde l'association subjective et suscite, tel un lieu de passages le désir de l'écriture - ou bien, comme dit Valéry, ce moment privilégié conçu comme une mise en suspension que l'amateur viendra décrocher.
Pour conclure j'aimerais citer René CHAR :
" Parmi tout ce qui s'écrit hors de notre attention, l'infini du ciel, avec ses défis, ses roulements, ses mots innombrables, n'est qu'une phrase un peu longue, un peu plus haletante que les autres " Dans la pluie giboyeuse (NRF - 1968)
Puissent les fragments, tous les fragments que Donikian nous donnera encore, demeurer de la texture de cette haletante simplicité.

Mai 1987

 

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