DER MARKARIAN

CÈNE DE CHŒUR À L'ÉGLISE DES ROCHES

( court propos sur une fresque de Der Markarian )


   Le triptyque ornant l'église des Roches de Condrieu est une oeuvre de Der Markarian. Travail personnalisé, non peinture neutre, anonyme, décorative ou purement hagiographique. Der Markarian peint avec sa propre histoire, sa culture entremêle les origines lointaines de sa sensibilité et l'aujourd'hui de son époque. Il compose, dans les deux sens du terme, avec ces courants où l'inconscient collectif le dispute à une technique, à des tendances prises et apprises au cours d'une vie. Pas étonnant dans ce cas qu'il ait eu recours aux miniatures arméniennes, son bleu fait écho aux lapis-lazuli de ses chers miniaturistes.
Le triptyque c'est le trois en un. La vie du Christ est unité voulue par l'Incarné pour faire la volonté du Père. Une volonté qui s'inscrit dans une volonté plus grande, comme une cristallisation de l'Amour du Père pour les hommes. Les trois scènes, choisies comme figures du temps chronologique, seront exprimées sur le bleu violacé du chœur, le bleu des dilutions dans l'infini et qui, en Orient, représentait les forces insondables de l'univers. Mais à travers les trois phases essentielles de la vie du Christ, le triptyque fait office d'ouverture : trois phases qui sont comme les trois gonds d'une porte par quoi règne de l'Esprit et temps de l'histoire entrent désormais en communication. Ainsi, comme nous le verrons, les temps ne cesseront de se "parler" : temps physiques et temps symboliques. Pour l'instant, remarquons : tout fidèle présent dans cette église, tout fidèle, debout face au chœur, ressent le bleu du fond comme une profondeur spirituelle. Et les scènes du Christ font éprouver le temps-qui-est-là comme une composante du fond. Alors, le plan du triptyque joue son rôle d'interface entre ici et là-bas. Der Markarian a eu raison : laisser fuir le fond du mur à la manière d'un arrière-plan dont la profondeur ira se perdre dans les nuances du bleu, du violet et du blanc. La solution esthétique fait alliance avec la signification spirituelle.
   Traité comme un écran cinématographique, le chœur "panoramise" les scènes. Le regard est littéralement embrassé par la courbure. Gardé intact dans sa partie supérieure, non "peint" en quelque sorte, le chœur est exploité pour construire autour de nous une surface enveloppante et chaude. Il nous introduit dans l'Œuf d'une nouvelle création. Il invite au lien communautaire. Il traduit en acte l'ecclesia (assemblée des fidèles) autour de la table, point stratégique de l'espace. Mais quelle table, puisqu'elles sont deux ? La table réelle de marbre blanc renvoie à son double sur la peinture. Ainsi fait le triptyque : l'espace intérieur de l'église devient un champ d'échos symboliques. Le fidèle se sent ici et ailleurs. Le sacrement de la messe, par l'effet de la peinture sur les esprits, produira l'impression d'un espace qui s'approfondit sans rupture dans les bleuités du chœur. Alors devient totale la participation sacramentelle des participants. (Illusion renforcée, comme nous le verrons, par la position de Jésus). À prendre en compte cette impression, on remarque ces lignes de force qui animent l'espace intérieur de l'église, elles partent du chœur, se répercutent toutes au centre de la table et rayonnent sur l'assemblée des fidèles. Sur eux, au-dessus d'eux, remplissant toute la nef. (Comme on sait qu'est structurée l'architecture d'une église : autour de la répercussion - sonore et visuelle - et de la transparence).
   Mais selon le point de vue du fidèle cette fois considéré, le chœur reçoit les regards pour les centraliser sur l'essentiel. Immanquablement toutes ces lignes convergent sur l'agneau de la Cène. Qu'il soit à droite ou qu'il soit à gauche, qu'il soit fixé sur la Déposition ou sur la Nativité, le regard glisse automatiquement vers le centre, comme l'eau dans un entonnoir. Le peintre l'a voulu ainsi. Ni l'agneau du sacrifice, ni le fragment de vigne ne figurent sur la miniature arménienne de 1232 peinte par Grégoire dont il s'est inspiré. Mais nous sommes ici au centre d'un passage. Jésus proclame la Nouvelle Alliance. Le raisin renvoie à Noé. Son Arche s'échoua sur le mont Ararat. Dieu établit son alliance avec lui et avec sa descendance, et lui, " se mit à cultiver le sol et planta une vigne " ( Genèse, 9, 18 ). Quant à l'agneau, il rappelle l'institution de la Pâque (Exode, 12). Et voici que Jésus institue la Cène comme le centre d'une Alliance nouvelle et d'une mémoire nouvelle et d'un amour nouveau. Il n'est pas le centre réel, il est l'instrument du centre . " Le Fils de l'homme s'en va, selon ce qui est écrit de lui " (Marc, 14, 21). Peut-être faut-il voir là une raison de son décentrement dans le tableau. Son bras et ses doigts semblent eux-mêmes montrer ce centre.
   Mais qu'en est-il encore de cette position ? Jésus à gauche pour celui qui regarde le tableau, Jésus à droite pour les apôtres. Troublante situation que Der Markarian, fidèle à son modèle, s'est cru tenu de respecter. Et de fait paradoxale. Jésus est à table sans être face à elle. Mais plutôt franchement tourné vers nous. Aussi nous regardant. Jésus avec ses apôtres est Jésus détaché d'eux et qui nous regarde. Et s'il nous regarde, c'est qu'il est aussi avec nous. (La scène ainsi composée n'est pas tableau à voir comme un travail d'artiste, mais Cène qui ne se laissera voir que si on la laisse nous regarder). Jésus qui s'adresse à nous : " Faites ceci en mémoire de moi"(Luc 22, 19 ). Or la Cène de Der Markarian, à l'instar de son modèle, représente une table qui est occupée sur la gauche de Jésus par les apôtres, et qui, sur le côté droit, est totalement vide. Ce côté droit qui est en quelque sorte le nôtre. Et c'est nous, qui, dans la réalité de l'Alliance, sommes assis, sinon invités, à la même table que les apôtres. Nous sommes l'avenir-présent de cette Alliance. Et ils sont, ces apôtres, la fin d'une alliance (celle de la Pâque instituée au sortir de l'Egypte et ordonnée par Dieu à Moïse et Aaron) et le début de celle-ci qui se perpétue aujourd'hui par le sacrement de la messe. Ainsi, le peintre a-t-il réussi à représenter deux centres aussi nécessaires l'un que l'autre et l'un à l'autre, au sein de son tableau. C'est dire : deux en un, en quelque sorte.
   C'est dire aussi que la composition de cette Cène suppose d'infinies implications, esthétiques, religieuses... Les unes mêlées aux autres intimement. En mélangeant les temps, le tableau propose des significations. Jésus lui-même tourne le dos à la tradition. Il élargit son alliance. Au-delà de toute élection, c'est l'amour qui définit cette alliance : " Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres " (Jean 13, 34 ). Ainsi fait, et pour que ce tableau entre en existence, les fidèles vivants se doivent de s'asseoir à la table que le peintre a faite. Et qu'ils entendent les paroles qu'exprime la scène. Paroles point mortes si le tableau demeure agissant. On est en lui par le mystère de la messe. La condition pour que le tableau existe, c'est que la messe y soit dite. Sans quoi, règneront le vide et le rien. Et le tableau deviendra purement décoratif, privé de sa substance même.
   Dans le même ordre d'idées, les arrangements avec la perspective, volontairement manifestés, produisent de troublantes confusions de plans. Table à la fois posée normalement et renversée, montrée à nous face contre face. Et les apôtres, supposés assis, donnant l'impression de se tenir debout, tandis que la scène suit et occupe la verticalité du mur tout en respectant une certaine profondeur de champ. Ainsi s'entrecroisent horizontalité et verticalité. Comme les plans du temps physique et du temps mystique. De la même façon, est créée l'illusion d'un espace qui se courbe. Situé dans la nef, le regardeur voit les lignes de fuite remonter vers la voûte du chœur grâce aux déformations que le tableau leur fait subir.
Reste le problème de Judas. Seul personnage présenté de profil tandis que tous les autres sont reproduits face entière et face à nous. Par ailleurs, tous couverts sauf lui. (Mode de différenciation propre à Der Markarian : la miniature accorde une auréole à tous les apôtres, mais Judas se distingue des autres par le fait que Jésus lui donne le morceau, grâce à quoi il désigne à Simon Pierre, le disciple penché sur sa poitrine, celui qui devra le trahir). Judas est celui en qui entra Satan ( Jean 13, 27 ). Judas trahit l'harmonie de la Cène. Et Judas est nécessaire au destin du Christ. L'épreuve de Jésus passe par Judas. Position quasi centrale du traître dans le tableau. Judas nettement détaché entre deux groupes d'apôtres soudés les uns aux autres. Judas instituant une fracture dans l'homogénéité de la foi. Ainsi montré par le peintre, il représente les sacrificateurs par lesquels il a été payé pour qu'il leur livre Jésus (Marc 14,10 ). À remarquer l'agneau juste au-dessous de lui. Dans l'économie générale du tableau, Judas fait figure de faux centre. S'il occupe une position stratégique, c'est celle qui met le mal au centre des préoccupations humaines, celle par quoi l'homme, pour rester la mesure du monde livrerait, Dieu aux sacrificateurs.
   En somme, ce n'est pas deux mais trois centres qui sont figurés dans cette Cène de Der Markarian. Par eux les temps s'imbriquent, les symboles s'entrecroisent. Chacun comme nécessaire à l'autre pour être. La gageure du maître-d'œuvre, c'est de les avoir exprimés dans l'espace matériel d'un mur peint. Trois en un, en quelque sorte.

Denis Donikian


Voir également : Maurice Der Markarian : Du fini à l'infini de la peinture ( Article paru dans Nouvelles d'Arménie Magazine, septembre 2004)

Inédits

Accueil

Aides et téléchargements