Compte à rebours


Le 24 avril aurait-il perverti le peuple arménien ? Les commémorations ajoutées aux commémorations l'ont-elles transformé en peuple de la mémoire, en peuple du passé, en peuple du pathos ?

Le livre aurait-il lui aussi perverti les Arméniens en faisant d'eux un peuple qui se complaît dans l'écriture de ses palabres ?

Ses mythes n'auraient-il fait que maintenir le peuple arménien dans une vision poétique de lui-même, par une exaltation démesurée de l'âme collective ?

Commémorer, pérorer, mythologiser… voilà à quoi les Arméniens auraient réduit les Arméniens. Même si, de plus en plus, nos commémorations, nos palabres et nos mythes nous ont obligés depuis quelque temps à en briser les moules. À transformer le deuil en réflexion sur nous-mêmes, le mot en action politique, le mythe en devoir d'avenir.

Que reste-t-il aux Arméniens de France en cette année 2004, sinon leur 24 avril, leurs livres d'histoire et leur Arménie ?

Car voici que notre 24 avril est menacé d'effacement comme si nos livres et nos discours avaient rendu les hommes plus sourds à notre mal, c'est-à-dire à la dignité de nos victimes et à notre dignité de survivants.

Combien de temps encore nous faudra-t-il commémorer, écrire et rêver pour accéder à la communauté des hommes ? Nous aspirons tous à vivre normalement.

Nous aurions tous voulu vivre sans avoir cette plaie qui crie dans notre conscience.

Nous aimerions tous vivre au présent, écrire des poésies, ou contempler tranquillement nos montagnes. Seulement voilà. Nous n'avons pas choisi ce destin de victimes dans un monde de bourreaux. Non. Aucun d'entre nous n'a choisi de vivre après ce génocide dont il reste un enfant. Car désormais la date du 24 avril n'est plus un jour ordinaire et notre confort occidental garde un arrière-goût d'amertume.

Mais nous pouvons choisir de faire comprendre encore et encore qu'un génocide impuni ne permet pas de vivre normalement, à moins de croire que la barbarie soit devenue l'ordinaire de ce monde. Il nous incombe de faire comprendre aux hommes que nous côtoyons qu'ils sont eux aussi partie prenante de ce génocide impuni, et qu'ils le resteront tant que l'impunité demeurera le choix que l'Europe des médias et des politiques les oblige à faire.

Les Arméniens d'Europe ne supporteraient pas de vivre et de travailler en compagnie d'Européens arrogants et cyniques, de voir mêler à l'histoire de l'Europe une histoire rendue insoutenable par la puanteur de ses cadavres et de ses mensonges.

Il leur revient non seulement d'adresser ce qu'ils savent et ce qu'ils sentent aux Européens, mais aussi de leur dire qu'une Europe de la Catastrophe et du pardon ne peut faire bon ménage avec une Europe de la Catastrophe et de l'impunité. Que les Arméniens d'Europe ne laisseront pas déferler sur eux les experts de la mort, les politiciens du déni, les roués religieux d'un laïcisme de façade.

Nous sommes nombreux à ne plus souhaiter commémorer le deuil pour le deuil, ni à jeter l'histoire dans les abîmes de l'histoire. Encore moins à écrire et réécrire ce que tout le monde sait. Ni à exalter nos mythes avec ce goût amer d'avoir perdu à jamais le droit à l'apaisement.

Nous avons trop commémoré et nous avons suffisamment écrit.

Ceci est un appel à l'adresse de celles et de ceux qui voudraient faire de l'année 2004 une année coup de poing pour que du deuil du 24 avril sorte une Europe du Droit.

Yevrobatsi n'est d'aucun parti sinon du parti d'en découdre avec le négationnisme affiché, ambiant ou à venir.

Nous serons toujours favorables à une union des sensibilités politiques dans la transparence plutôt qu'à toute soumission à une idéologie hégémonique quelconque. L'utopie d'une action unitaire, longtemps espérée, est à portée de main. Nous n'allons pas la gâcher aujourd'hui au nom de je ne sais quel principe d'indépendance. L'urgence nous y oblige quand l'Europe organise son ouverture d'esprit en passant sous silence ses promesses faites hier, quand les politiques font leur marché avec nos voix, quand les journalistes perpétuent le massacre médiatique du génocide en n'ayant plus le courage ni de dire l'histoire telle qu'elle fut, ni d'employer les mots qui la résument.

Aujourd'hui le deuil ni la reconnaissance ne sont accomplis. N'en déplaise à ceux qui nous reprochent de leur rebattre les oreilles avec nos rengaines et nos rancunes : le génocide n'est pas mort, nos morts ne sont pas enterrés. Pour que l'Europe nous entende, il faut que tous les Arméniens d'Europe fassent le même bruit.

À chacun d'agir selon son cœur, sa conscience, ses compétences. À chacun d'agir dans le respect de l'autre pour qu'il soit respecté à son tour. Tous vers un même but. Sachant que toute querelle, toute fâcherie, toute dispute fait le jeu de la partie adverse. Sachant qu'un militant bafoué dans son droit à l'expression et à l'action fait gagner des points au candidat à une Europe du déni.

Oui, nous allons monstrueusement manifester. Nous allons défiler en masse. Nous allons distribuer des tracts. Nous allons discuter, informer, écrire. Nous allons répliquer aux faiseurs de mensonges. Nous allons faire comprendre notre cause partout où elle pourra se diffuser, à travers les réseaux des uns, les connaissances des autres. Sans relâche, sans répit.

Pour cela, il faut créer des équipes de travail dans lesquelles pourront œuvrer ceux qui, parmi nous, ont une compétence particulière, des moyens, du temps, un sens du dévouement. Il faut des gens qui sauront dynamiser et mettre à profit le réseau arménien. Des gens qui sauront recoudre nos désaccords Que chacun apporte ce qu'il sait, ce qu'il a, ce qu'il peut. Il faut des oreilles qui écoutent et des voix qui signalent tout manquement à la vérité historique du génocide. Des documentalistes qui accumulent les preuves et les informations. Que les uns écrivent, que les autres portent les écrits. Que les uns aillent dans les médias. Que les autres collent des affiches. Que les uns rencontrent les personnalités. Que les autres recueillent des signatures. Tout est bon pour l'action contre le silence. Tout ce que nous inventerons pour barrer la route à la bêtise fera de nous des Arméniens d'Europe responsables.

Nos Morts nous regardent tous.

Février 2004

 

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