Le complexe de Nasrédine Hodja

 

L'âne de Nasrédine Hodja et le complexe du pet parfumé à la rose.

Voyant que chaque matin Nasrédine Hodja donnait à son âne des pétales de rose pour son déjeuner, un jour, son voisin, intrigué, lui demanda de s'expliquer. C'est pour vendre ses pets, répondit Hodja tout de go. Les parfums d'ambiance sont à la mode chez les occidentaux. - Tu vends ses pets ! dit le voisin étonné. Mais à qui ? - Aux Européennes des riches quartiers d'Istanbul, pardi ! - Et elles t'achètent ce que ton âne pète ? -Pour le moment, elles ont encore des réticences à faire entrer mon âne dans leur salon. Mais je leur fais d'explosives démonstrations. sur le seuil de leur sublime porte. Elles ont beau craindre que je les indispose, moi je sais que mon âne pète au parfum de rose. Un jour viendra où mon commerce m'enrichira.
Tout est dit.

La romancière turque, Sebnem Isigüzel dans le numéro du 22-29 janvier 2004 de Courrier International, s'adressant à l'Europe, nous donne un point de vue très personnel sur le caractère multiethnique de son pays. À l'issue de sa démonstration, dans laquelle interviennent les faits et gestes d'une pittoresque généalogie, elle écrit : "La vie d'un seul individu peut parfois correspondre à celle de toute une nation. L'histoire d'une famille peut correspondre à celle des États." Aucun Arménien ne saurait contredire cette foudroyante maxime. L'histoire de maintes familles arméniennes n'est effectivement pas sans rapport avec la fondation de l'État turc. Pourquoi, me direz-vous ? Mais pour la seule raison que " L'Histoire s'écrit en cent ans, mais […] bascule en une seule nuit ", comme avait coutume de le répéter le père de notre romancière. Et celle-ci d'évoquer les événements du 11 septembre 2001. Et moi de rappeler cette nuit du 24 avril 1915 " qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle " (Racine). Le 11 septembre 2001 fut une journée de catastrophe. Le 24 avril 1915 inaugura, pour le peuple arménien, des centaines et plus de jours et de nuits aussi terribles dont l'addition constitue encore cette Grande Catastrophe que Sebnem Isigüzel, faute de s'en faire une idée, paraît vouloir ignorer totalement.

Et pour nous prouver son esprit d'ouverture, la romancière nous confie que sa fille Tamar " …née d'un père arménien et d'une mère turque, […] est dans une situation qui devrait être un tabou dans notre société." Il est vrai que si Sebnem Isigüzel pratique en matière d'éducation une conception de l'histoire qui consiste à passer les faits ignobles sous silence (tant il est vrai, avoue-t-elle, que "Des préjugés et des symboles négatifs associés à ce nom [la Turquie] sont ancrés dans les tête " ), il y a fort à parier que la pauvre Tamar, le jour de son réveil, aura bien du mal à concilier dans son esprit un héritage paternel de victime et un héritage maternel de bourreau. Un État peut occulter un temps les faits honteux de son histoire, il ne peut rien contre leur transmission dans les consciences. Il fabrique lui-même des victimes au sein même de son peuple rien qu'en le nourrissant de tous les artifices qui visaient à lui faire perdre la mémoire.

Une des lunes de la Turquie, actuellement, serait de vouloir " se poser parmi les étoiles de l'Europe ", écrit si joliment Sebnem Isigüzel. Mais l'Europe n'a pas les idées très claires sur la postulante. La solution toute romanesque préconisée est simple. Quand " On a des idées " pas très claires ". Le mieux, pour éclaircir ses idées, c'est d'intégrer l'autre ". Or, c'est bien là que se situe la part obscure de la Turquie, cette incapacité à intégrer l'autre. L'histoire turque a suffisamment montré qu'elle n'a intégré l'autre qu'en le chassant, le spoliant ou le dévorant. La solution par le vide. De sorte qu'aujourd'hui, l'Europe serait en droit d'espérer de la Turquie qu'elle intègre le club des pays humanistes à condition qu'elle ne perpétue pas sa part obscure par le mensonge dont elle couvre son passé. Ce n'est pas pour rien que 500 parmi ses intellectuels s'insurgent contre les directives du Ministère de l'Éducation Nationale qui désignent, dans les livres scolaires, les Arméniens, les Grecs et les Syriaques comme des ennemis. Il est évidemment regrettable que Sebnem Isigüzel ne soit pas, à ce jour, signataire de leur appel à la fraternité, intitulé " Histoire pour la paix ".

Mais le clou de la démonstration réside dans ces mots qui valent leur pesant d'abricots secs (de Malatia bien sûr, où sont nés mes parents et où ils n'ont pas pu continuer de vivre, Madame Isigüzel) : " […] la Turquie possède un héritage culturel infiniment plus grand, allant de la ville d'Éphèse, à l'ouest, jusqu'aux vestiges d'Ani, à l'est." Ici, l'usage dévoyé du mot héritage constitue, à bon droit, une faute d'ordre philosophique. Nous n'irons pas jusqu'à prendre pour référence la fin de l'Empire romain au Ve siècle après J-C. Mais s'il est vrai que Rome pouvait se prévaloir de son héritage culturel hellénistique, on ne saurait dire des Ottomans qu'ils se sont inspirés de Byzance pour devenir le peuple turc. J'ai du mal à admettre qu'une culture, musulmane par essence, ait pu retenir quelque chose des Grecs orthodoxes et des Arméniens chrétiens. Par ailleurs, si Sebnem Isigüzel parle de ces deux héritages, c'est bien qu'elle enfreint, avec un courage que je salue, ce tabou officiellement entretenu qui oblige justement à ne dire, sinon son contraire, du moins que le strict minimum requis par l'évidence historique. Quel guide turc aurait le front d'épiloguer sur les caractéristiques de l'architecture arménienne et la spiritualité qui la sous-tend devant des touristes tombés sous le charme de l'église d'Aghtamar à Van ? Que dire d'Ani, la ville " aux cent palais et aux mille églises " que les Turcs seldjoukides vont raser en 1064, dont les remparts subissaient hier encore les tirs au canon d'une armée turque en exercice ? Son actuelle rénovation, à des fins touristiques, menée en dépit du bon sens et sans aucun souci de conformité avec les formes originelles, suffit à elle seule à démontrer que cette conception romanesque de l'héritage ne trompe que les naïfs Européens visés par Sebnem Izigüzel.

En d'autres termes, tout revient à dire qu'il ne suffit pas à un peuple de conquérir un autre peuple, à un peuple nomade de soumettre un peuple sédentaire, à une religion d'occuper les lieux sacrés d'une autre religion, pour que la nouvelle culture devienne au fil des siècles l'héritière de la culture qu'elle a évincée en la détruisant. Il ne suffit pas à Nasrédine Hodja de croire que son âne produit des pets parfumés sous prétexte qu'il lui donne des roses à manger, pour que cela soit. Nasrédine Hodja et son âne, l'un et l'autre aussi sympathiques qu'ils sont têtus, se trompent s'ils espèrent ensorceler les cours européennes avec leurs sophismes à l'orientale. Les cultures ne se réduisent pas à leurs monuments matériels. Et les civilisations qui ne meurent pas sont de celles qui diffusent à travers une humanité qui se cherche une idée humaine de l'homme, un songe spirituel plutôt qu'un mensonge de basse cuisine.

En cela, tout est dit.

février 2004


 

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