Quelle Turquie pour quelle Europe, Monsieur Nedim Gürsel ?

 

Vous habitez Paris, Monsieur Nedim Gürsel, et vous avez une maison de famille sur la rive asiatique du Bosphore, en Turquie, où vous retournez de temps en temps. J'imagine qu'à l'occasion de vos vacances prochaines vous allez faire le voyage vers vos origines une fois de plus. Pour un auteur en vue comme vous l'êtes ici et ailleurs, votre article paru dans Le Monde daté du 8,9 juin dernier, sur la nécessité d'admettre l'adhésion de la Turquie à l'Europe, a tout l'air d'une complaisance accordée aux autorités de votre pays, sinon d'un pensum. J'ai du mal à croire que vous ayez occulté les véritables enjeux du débat qui a cours, que vous ayez valorisé les justifications géographiques et métaphoriques de cette adhésion en envisageant la situation depuis la seule rive asiatique du problème, négligeant délibérément le point de vue européen, à savoir les raisons historiques et culturelles qui font obstacle à votre demande. J'ai du mal à croire, Monsieur Nedim Gürsel, que vous fassiez le jeu des politiques avec autant de facilité, à moins que vous ne soyez motivé par la seule crainte de ne pouvoir retrouver, cette année encore, votre maison familiale, face à la forteresse de Roumélie construite par Mehmed II le Conquérant. Nostalgie oblige. Il est vrai que, dans ce cas de figure, vous n'avez pas le choix. Vous avez vite imaginé, en écrivant votre article, que les autorités pourraient vous couper l'entrée des archives ottomanes qui font la matière de vos romans historiques, si d'aventure il vous arrivait de manifester dans vos écrits ou vos propos une humeur dissidente, un soupçon de sens critique, un regard personnel sur le cours réel des choses. Il ne me viendrait pas à l'esprit, Monsieur Nedim Gürsel, de vous croire assez léger pour ne pas vous être plongé, sinon dans vos archives ottomanes, pour le moins dans un des livres écrits par des auteurs qui font autorité comme Monsieur Gérard Chaliand, dont Le Monde a évoqué, seulement deux jours avant votre article, la parution du récit consacré à son père, et plus généralement à cette période de votre histoire qui constitue l'obstacle majeur de votre entrée dans l'Europe et qui ne semble pas vous affecter. Le Monde, qui a le sens de l'équité et du dialogue, quand il s'agit des cultures et des idées, vous a donné la parole. Mais, pour des raisons diverses, votre article résolument tourné vers l'avenir, ne répondait pas au livre de Monsieur Gérard Chaliand, lequel portait, en l'occurrence, sur une page douloureuse du passé. Je ne suis pas homme à penser un seul instant que pour un homme de pensée comme vous, et de surcroît chercheur, le génocide des Arméniens ne représente qu'un détail d'une histoire qui ne concerne pas la Turquie moderne. Non, Monsieur Nedim Gürsel, je ne suis pas de ceux qui diront de vous que vous n'êtes pas un écrivain assez dégagé du politique pour porter la critique là où ça fait mal. Même si je sais que vous savez. Je sais que les journaux dans lesquels vous écrivez vous-même donnent aussi la parole à ceux de vos compatriotes qui n'ont pas la même notion que vous de la conscience historique. Pour preuve, l'article de Monsieur Taner Akçam paru dans Le Monde diplomatique de juillet 2001, intitulé : Le tabou arménien hante la société turque. Oui, vous savez. Vous avez lu ces papiers, vous avez lu ces livres. Et de plus, vous êtes écrivain. Vous le démontrez par vos ouvrages, mais aussi par vos articles comme celui que vous avez consacré aux grévistes de la faim de Küçükarmutlu. Or, celui du Monde m'autorise à croire que vous vous êtes assez sérieusement censuré pour en arriver à éluder la problématique de l'histoire et celle de l'identité. L'une et l'autre étant d'autant plus liées que le fait d'occulter le génocide arménien contribue à épaissir cette part d'ombre qui obscurcit la nation turque tout entière. Falsifiez votre histoire et vous resterez inconnus à vous-mêmes et aux autres. Notre rôle d'écrivain n'est-il pas de réfléchir sur notre identité, de clarifier au besoin, comme je le fais ici avec vous, nos rapports avec notre entourage immédiat (comme vous l'avez fait vous-même pour le rapprochement des Grecs et des Turcs), ou nos pays voisins, quitte à devoir heurter les esprits mal éclairés par une version officielle de l'histoire aussi dangereuse que fausse ? Je m'étonne, Monsieur Nedim Gürsel, que vous déclariez, dans votre article, partager les valeurs européennes, que vous ayez signé un manifeste intitulé L'Autre, une idée neuve en Europe, et que finalement, vous vous en teniez à des propositions qui ne font allusion ni à ces valeurs, ni à cet Autre, le peuple arménien, lequel fut nié dans son existence même, en 1915, par un génocide reconnu comme étant au fondement de la République turque d'aujourd'hui. Comment croire, Monsieur Nedim Gürsel, que vous n'ayez pas élevé la voix dans l'une ou l'autre de vos tribunes, pour protester, en Européen convaincu, contre la profanation du Monument au génocide arménien, érigée Place du Canada à Paris, seulement deux jours après son inauguration le 24 avril dernier ? Il se trouve que vous m'avez précédé d'une semaine à l'émission Dépaysage de Monsieur Philippe Bertrand sur France Inter. Je vous ai écouté de bout en bout et je n'ai trouvé dans vos propos rien qui aurait pu préoccuper un écrivain turc soucieux de faire reconnaître son pays comme européen. J'ose espérer que vous m'avez pareillement écouté parler de mon livre intitulé Un Nôtre Pays sur l'Arménie actuelle. Si vous ne l'avez fait, vous auriez appris, qu'en tant qu'écrivain d'origine arménienne, je ne ménageais pas un gouvernement qui souhaite lui aussi faire entrer son pays dans l'Europe. C'est notre rôle de nous révolter en culbutant au besoin notre propre culture quand elle ne respecte pas l'homme dans sa dignité. C'est notre devoir d'être, si nécessaire, " l'ennemi du peuple " comme dirait Ibsen, mais ennemi amoureux de ce peuple-là. J'ai placé en exergue à mon livre cette citation de Montesquieu tirée de ses Cahiers : " Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime." Voilà qui est dit, Monsieur Nedim Gürsel, et bien dit, n'est-ce pas ?

 

Juin 2003

Denis Donikian, écrivain. Dernier livre paru Un Nôtre Pays ( Publisud)

Paru dans France-Arménie, N° 234, juillet-août 2003

 

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