Deux jours de vie avec Sergueï Paradjanov, cinéaste maudit.
Tbilissi, avril 1980


" On me tuera. Ils finiront par m'avoir.
Comme ils ont eu le peintre Minas*. Comme aussi Barouïr Sevag**.
Ou bien je finirai par me suicider. C'est ce qu'ils cherchent en fait.
M'assassiner par le suicide.
Car ce désœuvrement auquel ils m'ont acculé est une forme de condamnation.
C'est ma seconde condamnation,
Plus insupportable que la première… "

À plusieurs reprises, alors que la nuit tombe sur les toits de Tbilissi, Paradjanov essuiera d'un doigt rapide, quelques larmes survenues malgré lui.

" Je vis comme un clochard.
Tu as vu où je dors, dans ce réduit aménagé, au fond e de la cour.
Ma sœur m'a prêté cette pièce qui était sa cuisine,
Et que j'ai transformée tant bien que mal pour recevoir mes invités… "

Cette pièce ainsi " aménagée ", le visiteur la reçoit comme un véritable musée du souvenir consacré tout entier à un Paradjanov qui ne serait déjà plus de ce monde. (Et en effet, le cinéaste, interdit de création depuis sa sortie de prison en janvier 1978, nous avouera son impression permanente de mort spirituelle). Ces murs évoquent un passé de créateur impénitent. Ici une lettre de Fellini soigneusement encadrée. Là un portrait de son ex-femme, dans une pose très romantique. Une immense icône à la Vierge surmontée d'une croix et d'une colombe. Une poupée confectionnée avec des sacs. Un dessin tachiste composé de quelques bouts d étoffes. Un œuf rose étrangement posé au bord d'un cadre doré. Des broderies. Le portrait de son père en tenue de soldat. Celui du Catholicos, Patriarche des Arméniens. Une autre photographie représente Paradjanov avec Lili Brik : elle fut la compagne de Maïakovski et auprès de qui Aragon, son beau-frère, aurait intercédé pour une libération anticipé du cinéaste.

" L'Affaire Paradjanov "… la presse internationale n'a cessé de la porter à la connaissance de tous dès l'arrestation du cinéaste en décembre 1973. Leonid Pliouchtch, dans ses mémoires, assimile les motifs de son incarcération au fait que Paradjanov refusa d'entrer dans le jeu du KGB en quête de témoins à charge contre l'historien ukrainien Valentin Moroz. Ou peut-être est-ce dans les accents de " nationalisme " qu'on décèle dans les " Chevaux de Feu " et dans " La couleur de la Grenade " qu'il faut trouver les raisons profondes de cette condamnation. Toujours est-il que Paradjanov fut accusé… d'homosexualité et de trafics d'objets d'art, ayant à purger sa peine dans un camp à régime sévère pour une période de cinq ans.

" … En vérité, ma disgrâce fut liée à celle de Chelest,
Alors président de la République d'Ukraine.
Chelest en dépit de mes origines arméniennes,
Me tenait pour le seul capable de faire un film sur la terre ukrainienne,
Et m'en avait confié le projet.
Mes ennuis ont commencé avec son limogeage… "

Très vite Paradjanov nous apparaît comme un homme extraordinairement vivant, brûlé par l'impatience angoissé par le vide de son existence présente.

" … Je ne suis pas un dissident. Non !
Mais un cinéaste maudit.
Je ne plais pas. Je dérange. Je ne suis pas conforme.
On ne me donne pas de travail.
J'ai proposé des scénarios… Ils ont tous été refusés.
On m'impose de produire des filmes que je n'aime pas.
J'ai deux valises pleines de scénarios.
Plus de huit cents dessins exécutés en prison.
Ma vie ici est pire que celle que j'ai connue lors de ma détention.
Certes, j'ai les mains libres, mais je ne peux rien faire.
On m'a offert une liberté empoisonnée, inutile…
Je vis dans l'angoisse.
Je ne me sens plus en sécurité.
Je ne créé plus.
Je suis un esprit mort… "

Pour ne pas laisser s'instaurer le vide dans son discours, Paradjanov débite un flot continu de paroles, passant du coq à l'âne sans crier gare, au risque d'égarer son interlocuteur. Insaisissable et savamment mobile, en fait lui seul demeure le maître de la conversation, de ce ballet verbal, esquivant les questions embarrassantes, mais retournant toujours, selon un rythme concentrique, à ses thèmes obsédants : son art, ses conditions d'existence, son avenir de créateur… Tour à tour sincère, chaleureux, pathétique.

" Je reçois beaucoup de monde.
On vient me voir de partout.
Mais personne ne peut faire grand-chose pour que je puisse émigrer.
Car j'e n'ai plus le choix. Je veux travailler…
Oui, je veux vivre en France. Travailler en France.
D'ailleurs je n'ai pas la prétention de rivaliser avec les Godard ou autres.
Mon inspiration cinématographique relève plutôt de l'épopée.
Dovjenko, qui parapha mon diplôme de cinéaste en 1952,
Deux ans avant sa mort,
Avait déjà remarqué que j'étais fait pour un film
Sur Tristan et Iseult ou sur les Nibelungen…
En France, je voudrais réaliser un film sur Jeanne d'Arc, sur la Bible, sur les nouvelles de Maupassant …
Mais cela a déjà été fait. "

Il nous montre son film " La Fresque de Kiev ", deux bobines d'un moyen métrage en couleur, de " style onirique ".

" C'est du Dali, du Bunuel.
Mais aussi autre chose.
C'est très fort.
Bunuel est un grand cinéaste, mais ses films ne sont pas l'Espagne… "

Inrerrogé sur sa production cinématographique, il énumère les films qui ont marqué les étapes de son évolution :
1953, un conte moldave pour enfants.
En 56, " Le meilleurs des gars ".
En 58, " Rhapsodie ukrainienne ".
1962, " Une petite fleur sur une pierre ".
1964, " Les Chevaux de feu ".
En 68, " La Couleur de la Grenade " (mais la version édulcorée qu'en a faite Youdkevitch, Paradjanov a refusé de la voir).
Puis viennent " Intermezzo ", " Le Démon " (d'après Lermontov)
" Bakhtchi-Saraï " (d'après Pouchkine)
" La Fresque de Kiev ", " Icare "…

Quand il ne parle pas, Paradjanov dessine, s'amuse à faire le portrait de ses interlocuteurs avec tout ce qui lui tombe sous la main, à l'instant où le surprend l'inspiration. Reçoit-il une carte postale, aussitôt il la métamorphose, y découpe une forme, en brûle les bords, colle, écrit, dénature l'objet pour lui donner une forme nouvelle qui excite l'imagination.

Avec sa barbe blanchissante, broussailleuse, son ventre énorme, ses yeux mobiles, ses jeux de physionomie, il ressemble au Falstaff joué par Orson Welles. Burlesque, baroque, bouffon… c'est un comédien né. Le voir, c'est vivre en plein cinéma. Avec lui, la vie prend tout à coup des allures de fiction ininterrompue.

Dans la plus grande artère de Tbilissi, nous le verrons, mais à distance, proposer aux passants une paire de chaussures vernies pour enfants. Il entre dans les magasins, engendre le désarroi et en ressort tout heureux de son effet, de cette surprise esthétique, quasi surréaliste, qu'il vient de provoquer. Il ira même jusqu'à narguer deux jeunes miliciens qui détourneront la tête, car pour eux cette situation sort des conventions mentales. On le prend pour un original. D'ailleurs Paradjanov aime à jouer ce rôle social auquel on l'a assigné : celui de " fou ". Les taxis ne s'arrêtent pas à ses signes, il fait " bizarre " dans ce monde sournoisement horrible de l'uniformité.

Ajoutons que les chaussures, comme objets métaphysiques, sont pour lui une source d'inspiration privilégiée. Dans certaines photographies, elles jouent à elles seules un rôle troublant : isolées au premier plan, avec lui, Paradjanov, au fond, debout, en retrait, comme égaré…

En fait, s'il joue, s'il s'agite aussi fiévreusement, sans doute est-ce pour mieux tromper l'ennui qui menacerait à l'extrême son intégrité mentale. " Si ça continue, je me suiciderai…" confiera-t-il encore. Pourquoi teindra-t-il tant à nous montrer la tombe de Sayat-Nova, ce troubadour arménien du Caucase, mort en 1795, et que son film " La couleur de la grenade " a ressuscité comme une biographie d'artiste vaincu par le pouvoir et les armes ? Intrigué de le voir constamment vêtu de noir comme sa couleur de prédilection, nous l'avons interrogé.

" Le noir est ma couleur aujourd'hui.
Aujourd'hui, je ne suis plus qu'un esprit mort… "

Il faut sauver PARADJANOV !

*Minass Avédissian, peintre arménien, mort en 1975 dans des circonstance restées obscures.
** Barouïr Sevag, poète arménien dont l'accident de voiture dans lequel il a trouvé la mort avec sa femme, suscite encore aujourd'hui des " rumeurs " de doute et de suspicion en Arménie. Le peuple arménien, rongé par son complexe de persécution, n'aurait-il pas trop tendance à " inventer " ses martyrs ? Les quelques informations recueillies sur place ne nous permettent pas d'accréditer aussi facilement la thèse de " l'accident politique ".

Nous rappelons que l'interview et les notes datent de 1980 et qu'elles figurent dans le livre, aujourd'hui épuisé, de Denis Donikian, intitulé " Les chevaux Paradjanov ".

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