La Cause du livre (1)




Les peuples meurent, leurs livres restent. Plaignons les cultures orales qui perdent les bibliothèques de leur passé avec la mort de leurs hommes de mémoire. Nous savons bien que le génocide des Arméniens serait déjà mort si aucun livre ne l'avait décrit. On n'ose penser dans quel état seraient aujourd'hui notre conscience et la conscience morale des hommes si ce génocide avait eu pour support de transmission la seule mémoire des rescapés.
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Les livres nourrissent et reflètent la conscience que les hommes ont d'eux-mêmes et de leur destin. Pour autant, trop de livres pesant sur une seule case de la conscience et la voici déséquilibrée. On ne peut s'empêcher de plaindre la diaspora arménienne qui pond ses livres sur le nœud traumatique de son histoire à la vitesse d'une mitrailleuse tirant sur l'ombre du moindre négationniste et qui a fait du génocide le critère impérialiste de sa conscience.
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Le poids de l'histoire dans l'ensemble des publications arméniennes est tel qu'il a sinon étouffé, du moins contaminé la production littéraire. En marge du noyau dur des historiens qui demeurent les garants et les gardiens du génocide, se situent les auteurs de livres dont la matière reste historique et la manière relèverait du littéraire. Le bien écrire ne fait pas l'écrivain comme le bien penser ne fait pas la pensée. Quant à la re-présentation romancée du passé, elle réactive les mythes désuets et détourne l'écrivain de sa fonction subversive et exploratrice. La prédilection de certains auteurs arméniens à tremper leur plume dans l'histoire révèle une incapacité intellectuelle à ausculter le présent qui effraie par sa monstruosité. Ces auteurs sont coupables d'aveugler les lecteurs sur ce que ce présent peut avoir de monstrueux.
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L'amateur arménien de livres sur le génocide aime à s'effrayer, s'indigner, s'apitoyer à bon compte, puisqu'il soupire dans le confort d'une époque préservée.
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Le sort fait par les Arméniens de la diaspora à leurs écrivains traitant de la vie comme elle est (titre d'un recueil de nouvelles de Krikor Zohrab) en dit long sur l'état actuel de la culture arménienne. Sous prétexte de vouloir préserver la culture, le passé a occupé la meilleure part au détriment du présent. Pour preuve, ceux qui écrivent sur le présent arménien, qu'il soit d'Arménie ou qu'il soit de la diaspora, n'intéressent que quelques lecteurs arméniens. Dès lors, les écrivains dits arméniens que le passé arménien n'intéresse pas comme matière littéraire se tournent vers des maisons d'édition étrangères à la culture arménienne pour devenir des auteurs étrangers à leur propre culture d'origine.
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Peu importe, me direz-vous, qu'un éditeur d'origine arménienne ne paie pas ses traducteurs arméniens d'auteurs arméniens, pourvu qu'un livre d'auteur arménien soit publié. Mais c'est aussi un traducteur d'arménien qu'on fait disparaître. La raréfaction des traducteurs professionnels tant en Arménie qu'en France contribue à l'atonie de la littérature arménienne, qui est l'étape précédant son agonie.
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Tout est fait pour que les écrivains d'origine arménienne, qui ont pour matière d'écriture la culture arménienne, soient étrangers à cette culture même. Ni les maisons dites de la culture arménienne ne les invitent, ni les écoles arméniennes. Que dire des traducteurs qui pourraient donner aux jeunes qui apprennent l'arménien le goût de jouer eux aussi avec les langues !
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La fondation Bullukian avait mis en place un prix littéraire en vue d'encourager la littérature de la diaspora d'expression française. C'est grâce à ce prix qu'un de mes livres a vu le jour. Mais à la mort du professeur Marion, amoureux des arts et des lettres, ce prix a été supprimé alors qu'il figurait sinon dans les statuts, du moins parmi les objectifs de Monsieur Bullukian lui-même.
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Tout est fait pour que les éditeurs d'origine arménienne publient en traduction des auteurs considérés comme des valeurs sûres. Et comme pour acquérir le statut de valeur sûre, il faut que le temps l'ait démontré, les éditeurs arméniens de livres d'auteurs arméniens publient essentiellement des auteurs du passé. Quant aux écrivains vivants, ils doivent attendre d'être morts pour espérer voir leurs livres sortir de leur langue et atteindre d'autres langues et d'autres peuples.
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Pour preuve, j'apprends aujourd'hui que l'année de l'Arménie ne verra pas la promotion des " Belles étrangères ", à savoir l'invitation en France d'auteurs arméniens, pour la bonne raison que les traductions d'auteurs vivants sont trop peu nombreux. Et si ces traductions n'existent pas, c'est bien que les traducteurs n'existent pas non plus, ou qu'ils ne sont pas intéressés, ou bien qu'on a tout fait pour qu'ils ne le soient pas.
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Je demande à un écrivain qu'il me parle de moi, qu'il réponde aux angoissantes questions que je me pose, qu'il me dise pourquoi je suis malade et comment je peux me guérir, qu'il féconde mon histoire et m'offre des routes, qu'il me place dans la vérité plutôt qu'il entretienne les mensonges, qu'il lise ma chair et qu'il mette de l'ordre dans mon histoire, qu'il remue s'il le faut mes inquiétudes et fasse l'état des lieux de ma mémoire.
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Pourquoi la diaspora arménienne se meurt-elle ? Parce que tous ceux qui avaient en charge la culture l'ont utilisée pour programmer les esprits à des fins idéologiques, parce qu'ils ont figé la culture par le ressentiment et le ressassement, parce qu'ils ont réduit au silence ses acteurs, qu'ils les ont obligés à déserter le terrain vivant de la conscience arménienne pour des cultures plus ouvertes.
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En Arménie, publier un livre à cinq cents exemplaires est une prouesse. En France, pour un écrivain de la diaspora écrivant sur la diaspora intéresser cinq cents personnes constitue une prouesse non moins étonnante. En Arménie, les écrivains crèvent d'écrire dans leur trou. En diaspora, les écrivains font de même. Ces trous sont déjà les tombes de la littérature sur lesquelles dansent les censeurs de tous poils brandissant des livres aussi formatés qu'une savonnette ou qu'une brosse à dents.
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Quand les organes de transmission de la culture (maisons de la culture, radios et journaux) ne jouent pas leur rôle en ne donnant pas la parole aux acteurs culturels vivants, ils signifient que ces acteurs ne sont pas de leur goût. Ce qui signifie également que ces organes sont les seuls à juger du contenu de cette parole. Pour reprendre ce que dit Ara Baliozian, les Arméniens font partie de ces peuples qui ne disent pas au chauffeur d'autobus comment il doit conduire, mais qui disent à l'écrivain comment il doit écrire.


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Formidable roman que cet écrivain d'Arménie venait d'écrire sur les années noires des premiers temps de l'indépendance durant les non moins noirs hivers 93-94 à Erevan. À la lecture des trente premières pages traduites en français, un responsable de collection d'une des grandes maisons d'édition française donne son feu vert pour la publication du livre. Mais il n'est pas le décideur. Et le décideur, quant à lui, refusera tout net sous prétexte que sa maison d'édition avait déjà fait l'effort de publier trois livres d'auteurs arméniens sans que les Arméniens aient pour autant fait l'effort de les acheter. Depuis, le livre dort dans un tiroir en attendant d'être traduit. Que dis-je ? Depuis, le livre meurt...

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Plaignons ces civilisations du livre dont l'agonie se lit dans la raréfaction de leurs écrivains.

 

 

2 juillet 2005

 

Yevrobatsi

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